Le succès d’Un mot pour un autre de Jean Tardieu ne s’est pas démenti depuis 1950, lors de sa création au Cabaret Agnès Capri. Deux éléments en sont la preuve. Tout d’abord, sur le plan livresque, le texte a connu au moins quatre éditions d’importance, ce qui témoigne de la faveur dont il jouit auprès du lectorat tardivien. Ensuite, la saynète est régulièrement plébiscitée par les comédiens amateurs. Elle a d’ailleurs été énormément jouée à travers le monde, continuant de provoquer les rires des spectateurs. Pourtant, dans Obscurité du jour, Tardieu n’hésite pas à fustiger :
(…) ce malheureux sketch Un mot pour un autre qui fait mon tourment, car on me le jette à la tête comme si c’était le fin du fin de ce que j’ai écrit, alors que je n’y attache pas plus d’importance qu’à un exercice, dans le contexte d’une investigation plus générale et plus variée sur les ressources d’un théâtre alors « futur » (…) et sur les formes à détruire[1].
Au-delà du dépit de l’auteur contre une pièce qui éclipse parfois une œuvre dramatique diverse, prenons cette déclaration pour ce qu’elle est aussi : une invite à relire ce texte tant de fois lu déjà. Pour reprendre l’expression de Robert Abirached, promenons-nous « en Tardieusie en compagnie de Tardieu lui-même[2] » et faisons de ces quelques mots agacés le point de départ d’une nouvelle lecture d’Un mot pour un autre, afin de mettre en lumière les « investigations », les « formes à détruire », mais aussi les éléments d’un « théâtre futur » que l’on peut y repérer. Nous n’omettrons pas de connecter ces caractéristiques au rire tardivien, qui ressortit effectivement à l’humour plus qu’au comique. Autant dire que la question qui m’intéresse ici est la suivante : en quoi l’humour d’Un mot pour un autre se présente-t-il comme la prémisse d’un théâtre revivifié ? De quelles formes cette pochade est-elle la critique et le creuset ? Si le texte de Tardieu critique ouvertement des formes langagières et théâtrales, il propose aussi des formes nouvelles, fécondes au-delà de la pièce en elle-même.
Une critique du langage verbal et du langage théâtral
En effet, une première lecture peut envisager Un mot pour un autre comme une critique des formes qu’ont pu adopter le langage verbal et le langage théâtral lorsque Tardieu écrivait.
Une critique de la fragilité du signe
La critique du langage développée par Tardieu est essentiellement une critique de la fragilité du signe linguistique, comme cela est sensible dès le préambule de la pièce. En effet, Un mot pour un autre se présente comme un apologue dramatisé, dont la moralité est exposée dès le départ dans la plus grande transparence. Elle se résume à cinq postulats : 1. Le langage des hommes souffre de vacuité sémantique. 2. La synonymie offre une multitude de signifiants pour un même signifié. 3. Un émetteur est déclaré « fou » dès lors que son langage ne peut être décodé. 4. Le para-verbal et le non-verbal sont parfois plus chargés sémantiquement que les syntagmes réalisés phonétiquement. 5. Les signifiants sont liés aux signifiés par une relation arbitraire. Mais ces « quelques vérités, du reste bien connues »[3] ne sont pas seulement abordées par Tardieu dans Un mot pour un autre. L’exploration des limites de la communication est en effet une dominante de l’ensemble du théâtre tardivien. Un mot pour un autre et d’autres pièces ont d’ailleurs été rassemblées par l’auteur en 1987 sous le titre général La Comédie du langage, dans la collection « folio » de chez Gallimard[4]. Cette édition est assortie d’une vaste préface dans laquelle Tardieu s’explique sur ses intentions. Si deux de ses obsessions sont effectivement le thème du langage et le registre humoristique qu’il avait peu abordé par ailleurs, il est clair que ces deux directions sont en réalité indissociables d’un travail sur les formes théâtrales :
J’avais conçu le projet d’une sorte de « catalogue » des possibilités théâtrales, envisagées du point de vue de leur structure formelle autant que de leur contenu : une sorte de « Clavecin bien tempéré » du Théâtre[5].
La référence à Jean-Sébastien Bach, outre qu’elle permet de comprendre la forme d’oratorio, sérieux ou non, de nombre de textes théâtraux tardiviens, laisse aussi entrevoir un vaste projet raisonné d’investigation des ressources théâtrales.
Conséquence directe de cette remarque : bien que classé par Tardieu dans La Comédie du langage, Un mot pour un autre aurait tout aussi bien pu être classé avec les 7 pièces que l’auteur a regroupées en 1990 sous le titre La Comédie de la comédie. Dans la préface de ce volume, l’auteur indique que cet ensemble de saynètes :
(…) met en relief, sous une forme souvent burlesque, les jeux de scène et les mouvements des personnages, bref la gestuelle, si importante dans la réalisation scénique[6].
Une critique du vaudeville
Qu’en est-il pour Un mot pour un autre ? Certes la critique du signe linguistique y est patente, mais la critique des formes théâtrales vieillissantes n’en est pas moins énergique. Tardieu y reprend un patron vaudevillesque trop stéréotypé pour ne pas être parodique. J’en rappelle la trame narrative : après avoir accueilli son amie la comtesse de Perleminouze, le personnage de Madame doit faire face à l’arrivée du mari de celle-ci, le comte de Perleminouze. Le lecteur/spectateur, comme la comtesse, comprend vite que ce dernier est l’amant de Madame. Finement, Madame évoque les autres conquêtes de son amant, provocant l’ire de la comtesse, à laquelle elle se joint, toutes deux forçant le comte à battre en retraite. Les deux amies peuvent alors prendre le thé dans le calme qui convient. C’est Jacques Charon qui fut chargé de la mise en scène lors de la création. On devine le plaisir que ce spécialiste de Feydeau, acteur de boulevard et comédien-français, prit à régler le ballet de ces fantoches drolatiques. Car si l’intrigue est inexistante, peut-on vraiment parler de « personnages » tant les figures qui s’agitent ici ne font qu’un avec leur rôle et leur actant ? Leurs noms mêmes, Irma, Perleminouze, Adalgonse, semblent tout droit sortis de quelque comédie oubliée de Labiche et disqualifient d’emblée ceux qui les portent. Tardieu reprend tout l’arsenal du vaudeville et en montre la convention, de la même façon que le préambule exhibe d’emblée la fiction sur laquelle repose la saynète, une épidémie située durant l’année 1900, à cause de laquelle les malades « prenaient soudain les mots les uns pour les autres »[7], tout en ne s’apercevant de rien et en continuant leurs conversations mondaines. Cet aveu de la convention est d’ailleurs renforcé par divers procédés, comme la didascalie inaugurale qui annonce « un salon plus 1900 que nature »[8], ou comme le piano qui laisse échapper, lorsque Madame en joue, « un tout petit air de boîte à musique »[9].
En fait, Un mot pour un autre tient à la fois de La Comédie du langage et de La Comédie de la comédie. À la croisée de plusieurs ambitions, la pièce est protéiforme. Sur le plan générique, il faut en effet relever que ce texte procède à l’hybridation d’un certain nombre de genres hétérogènes : sketch, apologue, vaudeville, mais aussi poésie. Un mot pour un autre propose donc une critique du signe linguistique, une critique du vaudeville, cette double dimension conférant à la pièce un caractère polymorphe. Cela est renforcé par le fait que ce texte est aussi le creuset de formes nouvelles.
Des formes théâtrales nouvelles
Le principe de substitution
Parmi les nouveautés formelles radicales proposées par la pièce, la plus évidente est bien entendu le principe de substitution qui fait tout le sel de cette forme brève. Le préambule annonce que les personnages, suite à une étrange épidémie, prennent les mots les uns pour les autres « comme s’ils eussent puisé au hasard les paroles dans un sac »[10]. Évidemment, rien ici n’est dû au hasard, et souvent, le mot remplaçant entretient avec le mot remplacé un rapport logique, comme Paul Vernois l’a montré[11]. Ce rapport est la plupart du temps d’ordre phonétique. Ainsi, le mot remplaçant peut partager avec le mot remplacé un phonème initial, mettant de cette façon le lecteur/spectateur sur la voie du mot remplacé. Quelques exemples : « Poussez donc ! » laisse entendre « Pensez donc ! », « je radoube dans une minette » peut dériver de « je rapplique dans une minute », « potage » peut référer à « tapage » (avec, ici, une métathèse du t et du p), « vol-au-vent » peut se comprendre comme « volontiers ». Mais dans l’écrasante majorité des cas, le mot remplaçant partage avec le mot remplacé un phonème final. Cela peut porter sur une, deux voire trois syllabes, ce qui facilite d’autant plus l’identification du mot remplacé. Voici quelques exemples de ce deuxième type de relation : « moi qui ne me grattais de rien » paraît avoir été utilisé pour « moi qui ne me doutais de rien », « mascarille » pour « quadrille », « fiel » pour « ciel », « babiller » pour « habiller », « sleeping » pour « footing », « brin de mil » pour « grain de sel », « toucan » pour « boucan », « transpiration » pour « conspiration », « iodure » pour « ordure », « baldaquin » pour « faquin ». Certaines expressions peuvent combiner les procédés précédents : « Tel qui roule radis, pervenche pèlera » paraît correspondre à « Tel qui rit mardi, dimanche pleurera. » Plus rarement, le mot remplaçant possède avec le mot remplacé une relation sémantique.
Le plaisir des lecteurs et lectrices
Si j’ai pris la peine de relever les trois modes principaux qui régissent la façon dont Tardieu a remplacé un mot par un autre, c’est précisément parce que l’un des plaisirs du lecteur/spectateur de la pièce provient de la perception de ces différentes logiques. Puisque c’est bien l’humour qui est au cœur d’Un mot pour un autre, alors il faut poser la question franchement, dans toute sa naïveté : en quoi les différentes substitutions décrites précédemment provoquent-elles le rire ? Pourquoi le lecteur/spectateur s’égaie-t-il, lorsque par exemple, le comte lance : « Irène est sûrement chez sa farine. Je vais les susurrer toutes les deux »[12]. La psychanalyse peut fournir ici un élément de réponse. Dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Freud analyse le plaisir provenant de certaines techniques du mot d’esprit que l’on trouve dans Un mot pour un autre, comme l’homophonie ou la modification de locutions connues. Freud remarque que, dans les syntagmes affectés par ces procédés :
(…) on [y] retrouve quelque chose de connu toutes les fois qu’on aurait pu s’attendre à rencontrer quelque chose de nouveau à la place[13].
Effectivement, alors que le lecteur/spectateur de la pièce de Tardieu se trouve confronté à des phrases a priori incompréhensibles du style : « Mes trois plus jeunes tourteaux ont eu la citronnade, l’un après l’autre »[14], il finit, en inversant la logique substitutive, par recomposer mentalement un texte acceptable. Le lecteur/spectateur fait ainsi ce que Freud appelle « une économie réalisée sur la dépense psychique »[15], autrement dit « un allégement des contraintes exercées par la raison critique »[16], laquelle raison n’aurait pu supporter que des tourteaux eussent la citronnade, à moins qu’ils ne fussent des « marmots » ayant contracté la « jaunisse ». En fait, le lecteur/spectateur ne rit pas directement du texte de Tardieu, mais il rit de sa propre sagacité, de sa propre capacité à reconnaître dans un texte d’apparence irrationnel une logique couramment admise. Et si le récepteur peut recomposer en son for intérieur un texte conforme à la logique qu’il connaît, c’est parce que, comme l’a montré la lecture au microscope de Jacques De Decker[17], la substitution globale est finalement minime. Sur les 1096 mots que compte Un mot pour un autre, seuls 212 ont été remplacés, soient 19 % du texte total. D’autres chiffres sont, si j’ose dire, parlants : 90% des substantifs ont été altérés, 58% des verbes et seulement 25% des adjectifs. Et De Decker de conclure :
(…) seul le lexique a été atteint par la rage substitutive de Tardieu, (…) la grammaire n’a pas été le moins du monde inquiétée[18].
Il est vrai que si Tardieu a substitué un peu moins de deux mots sur dix, il a par ailleurs parfaitement respecté les structures syntaxiques du français classique. Cependant il faut ajouter que le mécanisme par lequel le récepteur transforme le texte tardivien loufoque en texte logiquement admissible est aussi facilité par une mise en évidence permanente de la scène d’énonciation. À la situation vaudevillesque éculée viennent s’ajouter de très nombreuses didascalies centrées sur le paraverbal. Tiré hors de son contexte, l’énigmatique « Ah ça ! Vous aussi, ma cocarde »[19], ne pose plus de problème dès lors que l’indication précédant la réplique est « très Jules-César-parlant-à-Brutus-le-jour-de-l’assassinat ». Partant, les intonations et le jeu des acteurs ont le rôle très important de soutenir au mieux la claire expression de la situation.
Une écriture échappant à la rationalité
Pourtant Un mot pour un autre n’est pas un texte visant uniquement à favoriser sa limpide réception. En effet la signification du texte n’est pas toujours accessible après une opération mécanique de substitution phonique ou sémantique. Parfois, seule émerge une intuition rendue possible après l’identification d’un sous-entendu. Ainsi Madame reproche-t-elle au Comte : « Et la peluche de Madame Verjus, est-ce qu’elle n’est pas toujours pendue à vos cloches ? »[20] Peu après, la comtesse de Perleminouze s’adresse à son mari en ces termes : « Ne dois-je pas ajouter que l’on vous rencontre le sabre glissé dans les chambranles de la grande Fédora ? »[21] Ici le lecteur/spectateur subodore l’allusion sexuelle, mais n’ose imaginer que les personnages, eu égard à leur milieu social, puissent s’exprimer en termes anatomiques. Loin de provenir d’une traduction réalisée malgré la difficulté apparente, le plaisir de lecture vient au contraire de ce qui n’est pas dit explicitement. Par ailleurs, malgré tous les efforts possibles, certains passages de la pièce menacent de rester presque entièrement obscurs. Que l’on traduise, par exemple, cette confession d’Irma :
Madame, j’ai pas de gravats pour mes haridelles, plus de stuc pour le bafouillis de ce soir, plus d’entregent pour friser les mouches… plus rien dans le parloir, plus rien pour émonder, plus rien… plus rien…[22]
On comprend bien ici que le garde-manger est loin d’être correctement approvisionné, mais entrer dans les détails est tout simplement impossible. En ce cas, d’où vient, alors, le plaisir ? Tardieu a lui-même donné une piste dans Obscurité du jour, où il s’attèle justement à la traduction d’un passage de sa pièce, deux répliques entre Madame de Perleminouze et Madame :
MADAME DE PERLEMINOUZE : Pauvre chère petite tisane !… (Rêveuse et tentatrice.) Si j’étais vous, je prendrais un autre lampion !
MADAME : Impossible ! On voit que vous ne le coulissez pas ! Il a sur moi un terrible foulard ! Je suis sa mouche, sa mitaine, sa sarcelle ; il est mon rotin, mon sifflet…
Tardieu traduit comme suit :
MADAME DE PERLEMINOUZE : Pauvre chère petite voisine… Si j’étais vous je prendrais un autre amant !
MADAME : Impossible ! On voit que vous ne le connaissez pas. Il a sur moi un terrible ascendant ! Je suis sa chose, son refuge, son esclave ; il est mon soutien, ma raison d’être.[23]
Mais loin d’expliquer la drôlerie du passage par la possibilité de reconstituer un sous-texte logique, Tardieu évoque le fait que le lecteur/spectateur voit passer devant lui une tisane, un lampion, un foulard, une mouche, une sarcelle, un rotin et un sifflet. Autrement dit le texte produit une imagerie digne du catalogue de Grand magasin, qui évoque plutôt les collages surréalistes de Max Ernst. Au plaisir paradigmatique de la substitution s’ajoute donc le plaisir syntagmatique de l’incongruité, qui transforme le mot en jouet.
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[1] Jean Tardieu, Obscurité du Jour, Genève, Albert Skira, coll. « Les sentiers de la création », 1974, p. 52.
[2] Robert Abirached, « Le théâtre peut commencer, la poésie a lieu » in Jean Tardieu, Paris, L’Herne, 1991, p. 305.
[3] Jean Tardieu, Un Mot pour un autre in La Comédie du langage suivi de La Triple Mort du client, Paris, Gallimard, coll. « Folio » n° 1861, 1987, p. 10.
[4] Confer note 3.
[5] Jean Tardieu, op. cit., 1987, p. II.
[6] Jean Tardieu, La Comédie de la comédie, Paris, Gallimard, coll. « folio » n° 2149, 1990, p. 5.
[7] Jean Tardieu, op. cit., 1987, p. 9.
[8] Ibid., p. 11.
[9] Ibid., p. 13.
[10] Jean Tardieu, op. cit., 1987, p. 9.
[11] Paul Vernois, La Dramaturgie poétique de Jean Tardieu, Paris, Klincksieck, coll. « Théâtre d’aujourd’hui », 1981, p. 137 sqq.
[12] Jean Tardieu, op. cit., 1987, p. 17.
[13] Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, traduit de l’allemand par Denis Messier, préface de Jean-Claude Lavie, Paris, Gallimard, coll. « folio essais », n° 201, 1988, p. 229.
[14] Jean Tardieu, op. cit., 1987, p. 14.
[15] Sigmund Freud, Ibidem.
[16] Ibid., p. 239.
[17] Jacques De Decker, « Un vaudeville absolu : à propos d’Un Mot pour un autre », in Degrés n°1, L’œuvre ouverte, Bruxelles, janvier 1973, f1-f6.
[18] Ibid., f3.
[19] Jean Tardieu, op. cit., 1987, p. 19.
[20] Ibid., p. 18.
[21] Ibid., p. 19.
[22] Ibid., p. 12.
[23] Jean Tardieu, op. cit., 1974, p. 54.