Un film énigmatique
Imaginez une route de campagne déserte. D’un tracé un peu sinueux, elle serpente entre des champs verts. Sur cette route, un groupe de bourgeois avance à pied. Costumes cravates, complets trois pièces, tailleurs, chemisier et jupe, ces messieurs-dames sont remplis de ce charme à la fois si discret mais si assuré qu’est celui de la classe dominante. Dans l’air, seuls résonnent le bruit de leurs pas, une petite brise et le chant des oiseaux. Ils et elles ne se parlent pas. Ils avancent, tout simplement, dans cette campagne qui semble bien éloignée des grands axes de communication. L’un s’éponge le front, l’autre tient une branche arrachée, une troisième ajuste sa chaussure. C’est une scène qui revient à plusieurs reprises dans Le Charme Discret de la Bourgeoisie, film de Luis Buñuel, scénario de Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière, avec notamment Fernando Rey, Paul Frankeur, Stéphane Audran, Julien Bertheau, Delphine Seyrig, Jean-Pierre Cassel, Bulle Ogier, Claude Piéplu, Michel Piccoli. Que font-ils là ? Leurs véhicules les ont-ils lâchés ? Sont-ils déjà morts ? Le savent-ils sulement ? Sont-ils condamnés à errer sans fin ? La scène demeure énigmatique, comme bien d’autres scènes du film. Comme toujours avec Buñuel et d’une manière générale lorsqu’on se trouve dans une œuvre surréaliste, tout cela n’est que la surface des choses et c’est en creusant que l’on pourra trouver du sens. Le titre à lui seul est une invitation, car on peut se demander de quel charme il est question. D’où vient-il ? Des interprètes, tous et toutes au sommet de leur art ? Des manières surannées qu’ils perpétuent ?
Un artiste non conformiste
Non conformiste, Buñuel le fut durant sa vie d’artiste. Le conformisme était pour lui une limitation, un obstacle au progrès, sur soi-même et sur le monde. Le conformisme était aussi présenté par lui comme l’acceptation sans réserve de la réalité qu’on se propose de nous offrir. Dès la première scène de son premier film, Un Chien Andalou (1929), Buñuel entre en cinéma sous le signe de la provocation : on y voit un œil tranché par une lame de rasoir. Comme s’il s’agissait pour lui de nous dire : à partir de maintenant, il va falloir changer votre façon de regarder. En collaboration avec Salvador Dali, le film est conçu comme une suite de scènes sans logique apparente et destinée à ouvrir grand les portes de l’imaginaire. Le film est alors adopté par le mouvement surréaliste, créé en France par André Breton et dont font partie Paul Éluard ou encore Louis Aragon. Le Surréalisme entend fonder un art sur les pulsions inconscientes, en privilégiant l’inattendu, le hasard, le choc d’éléments a priori contradictoires. Par la littérature, ils espèrent changer une société française sclérosée, réactionnaire. Dans son deuxième film, L’Âge d’or, Buñuel va encore plus loin. L’Église, l’Armée et la Bourgeoisie sont prises pour cibles. Le film est interdit en France. Après la Guerre d’Espagne, Buñuel s’exile en France, puis aux États-Unis et enfin au Mexique, où il continuera de faire des films commerciaux à petits budgets. Néanmoins, il essaye toujours d’y insuffler un tant soit peu de surréalisme. Cette période culmine avec Viridiana (1963). A partir du Journal d’une Femme de Chambre (1963) avec Jeanne Moreau, Buñuel va prendre la France comme base et tourner un ensemble de films avec le producteur Serge Silberman et le scénariste Jean-Claude Carrière. Ces œuvres le consacreront comme un réalisateur européen majeur. Le Charme Discret de la Bourgeoisie obtient d’ailleurs l’Oscar du meilleur film étranger en 1973.
Répétition
Intéressé par la forme répétitive, Buñuel part de l’idée d’un repas que les personnages veulent partager ensemble, mais sans y parvenir. À chaque itération, un obstacle vient se mettre en travers de leur chemin : l’hôtesse a oublié la venue de ses invités, une veillée funèbre a lieu dans l’auberge où ils pénètrent, une pressante envie de faire l’amour fait irruption, les stocks sont en rupture, des manœuvres militaires commencent. C’est ainsi qu’on pourrait résumer le film. Cet argument semblerait bien mince et ainsi est-il en vérité. C’est que Le Charme Discret de la Bourgeoisie ne peut guère être réduit à une histoire à raconter. À partir de cette cellule qui se reproduit sept fois avec des variations, Buñuel va instiller dans le film cette veine surréaliste qui constitue son ADN artistique. En voici un exemple, tiré d’une des scènes du film. Un policier arrête un manifestant. Pour le faire parler, il le met à la torture. Le manifestant est couché sur un vieux piano à queue poussiéreux. Le policier tourne un gradateur. À mesure que le bouton tourne, des cafards tombent sur le clavier du piano et le manifestant hurle de plus en plus fort.
Le monstre est dans le coin
Dans le film, les personnages agissent et parlent avec un grand naturel. Pourtant ils traversent un enchaînement de situations qui n’a rien de logique. Leurs actions ne vont jamais à leur terme : ils veulent manger ou faire l’amour et sont sans cesse empêchés, interrompus. Les obstacles qu’ils rencontrent sur le chemin sont de plus en plus étonnants, inquiétants. Buñuel pourtant ne les place pas dans l’absurde d’une manière abrupte. Il part d’une réalité tout à fait plate et banale : des invités arrivent, se déshabillent, on se dit bonsoir, on se sert un verre, on rapporte son dernier horoscope, on disserte sur la meilleure manière de préparer un cocktail ou de découper un rôti. Ces rituels sociaux, inlassablement répétés tout au long du film, finissent par constituer les rouages d’une machine à civilités progressivement détachée de toute fonction civilisatrice. Au bout du compte, elle paraît tourner à vide, puisque les personnages, tout en maîtrisant les codes sociaux, sont des trafiquants de drogue et n’hésitent pas à trahir la confiance de leurs amis. Buñuel paraît en effet toujours préserver un « coin » de la pièce, que la caméra ne montre pas tout d’abord. Et pour cause : c’est là qu’est tapie la Bête Immonde. Tout l’art du réalisateur, et celui de son co-scénariste Jean-Claude Carrière, va être de mener ces bourgeois à l’éducation parfaite, sans se presser, tranquillement, mine de rien, à se trouver face à face avec la Bête. Une des séquences du film exemplifie cette construction. Don Rafael est convié à une réception chez le général (formidable Claude Piéplu), dont la femme représente peut-être l’archétype de la bourgeoise obséquieuse : sourire inlassablement accroché à son visage, rire sonore, elle propose à ses invités de les resservir alors qu’ils n’ont pas fini leur boisson. Ambassadeur d’une hypothétique république bananière, Don Rafael est en bute aux questions puis aux critiques sur son pays. Il y répond avec une langue de bois toute diplomatique, visant à aplanir toute conflictualité. Cependant, le général ne l’entend pas de cette oreille et pousse les remarques désobligeantes jusqu’à l’affront. Aculé, Don Rafael sort un revolver et tire sur son offenseur. On est ainsi passé insensiblement de la politesse exacerbée et artificielle de l’hôtesse au meurtre. Était-il possible de proposer une critique plus abrasive des codes sociaux ? Ne sont-ils pas devenus comme le décor de théâtre où se retrouvent les personnages : un artefact qui mime la vie pour mieux la dissimuler ?
Un autre personnage peut être vu comme une variation de cette même réflexion : l’évêque, interprété par l’excellent Julien Bertheau, qui s’était fait une spécialité de ces rôles d’ecclésiastiques. Rendant visite aux Sénéchal, il est émerveillé par le jardin et leur demande la permission de s’en occuper. L’instant suivant le voilà donc revêtu d’une tenue de jardinier avec tous les attributs du stéréotype. Cependant, résurgence d’un passé intime tourmenté, on le retrouve plus tard en train d’exécuter un vieillard affaibli d’un coup de carabine à bout portant. C’est donc peu dire que chez Buñuel l’habit ne fait pas le moine. L’aspect répétitif de la confrontation avec les pulsions primitives, avec l’Inconscient, les Spectres, la Mort confère au scénario une structure épisodique qui pourrait le rapprocher du film à sketchs, si la cohérence d’ensemble ne fournissait à la succession des scènes une autre signification que celle que porte chacune en elle-même.
Les trois femmes mises en avant dans le film exemplifient un idéal parisien bourgeois d’élégance et de dévotion envers leurs époux. Elles sont envisagées par de plus jeunes hommes comme des modèles d’autorité, comme des figures attractives pour des admirateurs plus matures, séduits par leur assurance ou encore comme les auditrices parfaites de leurs rêves ou de leurs souvenirs. Bien que se déroulant dans la sphère culturelle européenne, tout se passe comme si Buñuel la représentait tel un œil extérieur. Il met ainsi en scène l’ignorance de cette bonne société envers les cultures extra-européennes, notamment à travers les propos désobligeants que le Général profère à l’égard de l’imaginaire République de Miranda, située en Amérique latine, et qu’il fait passer pour un pays arriéré s’il en est. Les tendances gauchistes du cinéaste demeurent palpables, comme en témoigne cette admiration diffuse que le film entretient avec les activistes qui se battent contre un régime tyrannique. Pourtant, les figures féminines posent aussi des poches de résistance à l’ordre moral bourgeois, qu’il s’agisse de séquences de rêves ou de réalité. L’une est une femme adultère, l’autre se noie dans un alcoolisme contraire au bon goût, une autre encore se rapproche d’une image maternelle incestueuse et homicide, rappelant le schéma oedipéen, même si elle n’apparaît que dans un rêve.
Importance du rêve
Le rêve occupe en effet une place particulière dans le film : les personnages se les racontent souvent les uns aux autres, à tel point que le public s’y perd et parfois ne sait plus si ce qu’il voit est rêve ou réalité. Le monde est comme flottant. Comme dans ses films précédents, pour le réalisateur la Bourgeoisie est toujours l’ennemi. Mais il ne s’agit plus de la pilonner. Cependant, comme elle se présente comme une horlogerie impeccablement routinière, Buñuel y distille quelques grains de sable qui viennent la gripper : un évêque s’occupe des espaces verts, l’ambassadeur flirte avec une terroriste qui a voulu l’assassiner, une garnison militaire s’invite à dîner, de respectables hommes d’affaires sont en réalité des malfrats utilisant la valise diplomatique, etc. Dans ce renversement carnavalesque, tous les repères sont effacés. Face à ce désordre qui se propage peu à peu dans tout le film, nos bourgeois continuent de faire semblant et d’accomplir les rites sociaux de leur catégorie sociale. Dans une des scènes du film, alors que les personnages sont à table, on entend d’ailleurs sonner les trois coups, comme au théâtre. Un personnage tâte un poulet qui leur a été servi : il est en plastique, de même que tout semble factice autour d’eux. Un rideau rouge s’ouvre et laisse apparaître une salle de théâtre remplie, comme si ces femmes et ces hommes n’étaient que des actrices et des acteurs mimant sur une scène des actions qui n’étaient pas vraiment les leurs. Sont-ils bien vivant-e-s ? Cette incapacité à manger ou à avoir des rapports sexuels n’est-elle pas la marque des spectres ? Ces deniers sont d’ailleurs nombreux dans le film : fantôme d’une mère, d’un camarade de classe, d’un policier, cadavre bien réel d’un vieillard ou d’un restaurateur.
Freud
Dans Le Charme Discret de la Bourgeoisie, non seulement les personnages rêvent beaucoup, mais en plus ils éprouvent un véritable besoin de raconter leurs rêves. En cela, Buñuel semble adhérer à une partie de la théorie freudienne posant le rêve comme accès non seulement à l’Inconscient individuel mais également aux sources qui peuvent causer son désordre. La marque de Freud se trouve également dans le rêve de Thévenot dans lequel Don Rafael est humilié et menacé de mort. Il est en effet possible de reconnaître dans ce schéma le fonctionnement freudien classique du mari cocufié exprimant par déplacement le désir de tuer son rival, Don Rafael ayant une relation avec la propre femme de Thévenot. Thévenot rêve également que Sénéchal rêve que le Colonel les convie à dîner. Le groupe d’amis pénètre alors dans une salle à manger qui se révèle une scène de théâtre, comme on l’a dit plus haut. Le rideau se lève, dévoilant une salle obscure dans laquelle est assise un public silencieux. Les hommes et les femmes sous le feu des projecteurs, mal à l’aise, se lèvent. C’est alors que, par la niche qui lui est réservée, le souffleur fait son office et leur souffle un texte évoquant le personnage de dîner du Commandeur, ennemi juré de Don Juan. Non seulement ce texte assimile ce repas à une réunion de spectres, le Commandeur étant un fantôme, et donc jette le doute sur l’existence même des personnages (ne sont-ils pas déjà morts ? la question se pose, on l’a vu), mais encore la réplique associe-t-elle Don Rafael à Don Juan lui-même. Selon un point de vue en tous points conforme à celui de Freud, le rêve évite donc à Thévenot une confrontation avec la réalité de sa trahison par un ami et permet de maintenir l’ordre bourgeois. Le rêve, de manière très classique, est donc vu à la fois comme un accès au Ça, et comme ce qui permet au Surmoi d’exercer sa répression dans la vie de tous les jours.
La clé des songes ?
Un personnage, cependant, se détache, celui de Rafael. Il paraît plus fouillé que les autres. Nous connaissons bien ses angoisses au fil du film : être tué, être assassiné dans un attentat terroriste. Un certain complexe d’infériorité lié à ses origines est aussi palpable. Peut-être est-ce lui qui donne la clé du film ? Et cette clé du film, n’est-ce pas la « clé des songes » ? C’est ainsi qu’il nomme la clé qu’il trouve chez la « terroriste » qui veut le tuer. On sait par ailleurs que l’expression est un concept « surréaliste » pour inviter à déverrouiller l’accès à notre Inconscient, riche de possibilités créatives. Mais on sait aussi que, le film étant remplis de rêves, le fin mot de l’histoire se trouve peut-être dans le décryptage de ces derniers. Or, quel est le point commun de tous ces rêves ? Les personnages n’arrivent jamais à y manger. Et quel est le dernier personnage à sortir d’un rêve ? Don Rafael. Et que fait-il une fois réveillé ? Il va dans le frigo pour y ingérer quelque victuaille. Voilà donc la solution : ce personnage avait faim durant tout le film et c’est pourquoi tous les rêves antérieurs mettaient en scène des personnages privés de nourriture. Explication si plate, si décevante, qu’elle démontre bien que la clé des songes est ailleurs et que Buñuel nous place devant nos responsabilités : c’est bien à nous qu’il revient de donner un sens à ce film.