Quelle est notre culture ? Quels sont les grands principes que nous suivons ? Partant, quelle esthétique théâtrale portons-nous ?
Depuis 2012, nous souhaitons aller vers des praticien·ne·s de théâtre :
- nourri·e·s de cultures savantes et populaires,
- attaché·e·s à la forme dramatique,
- conscient·e·s de la dimension artificielle de l’art,
- regardant le monde d’une manière à la fois lucide et détachée
L’appui à une création théâtrale pour tou·s·tes, sophistiquée, regardant le monde d’une manière à la fois lucide et détachée, c’est cela qui est au cœur de notre ADN. Mais cela n’a de sens que si vous, lecteurs, lectrices, vous entrez dans l’aventure.
Depuis toujours, nous sommes tournés vers un horizon qui combine les cultures savantes et populaires. Notre boussole demeure l’ironie, philosophie de vie et principe littéraire. C’est elle qui nous donne accès à l’existence, tout en nous protégeant de ses effets néfastes.
Créer du lien
C’est en 2012 que nous partageons notre premier texte avec une compagnie : c’était Ginette présidente pour le Groupe Artistique de Moret. Ce texte, comme le suivant, intitulé Qui veut devenir maire ? a été publié aux Éditions de la Librairie Théâtrale. Cependant, nous avons rapidement éprouvé le besoin de nous connecter directement à celles et ceux qui désiraient nous jouer.
C’est pourquoi dès 2015, nous créons notre site web, afin de proposer nos textes en ligne. Cette adoption d’un circuit ultra-court nous fait endosser une nouvelle fonction : nous ne sommes plus seulement auteurs, nous devenons également nos propres éditeurs.
Certes nous connaissons et apprécions le travail des grandes maisons de l’édition théâtrale : Actes Sud, Lansman, les éditions Théâtrales, etc. Cependant, devenir les éditeurs de nos textes nous a donnés l’opportunité d’entrer en contact de plain-pied avec notre lectorat, de mieux le connaître, de tisser avec lui des liens plus forts, plus profonds, donnant parfois naissance à de belles amitiés. Rivoire & Cartier ont fédéré autour des textes, progressivement, une véritable communauté.
Ces liens avec le lectorat ont pu se manifester au premier chef par les représentations des textes. C’est à chaque fois un honneur d’être choisis par une compagnie. Mais les liens se sont aussi manifestés par un dialogue ininterrompu avec nos interprètes, que ce soit via le compte Facebook Rivoire & Cartier ou les canaux du site web. Ce dialogue peut prendre la forme d’échanges avant les représentations, pendant les répétitions, pour répondre à des questions, préciser certains aspects des textes. Ce n’est jamais nous qui déclenchons ce genre de conversation. Nous estimons en effet que les compagnies doivent bénéficier d’une pleine et entière liberté de montage, sans que nous ayons à y intervenir. Cependant, si elles nous sollicitent, nous répondons présents pour les accompagner au mieux.
Ensuite, le lien se poursuit lors des représentations, in vivo, si nous pouvons nous déplacer, in silicium, si nous ne le pouvons pas. Nous sommes toujours heureux de partager ces moments où le texte est joué devant un public, que ce soit en direct ou en différé, par des photos ou des vidéos.
Croire en l’art théâtral
Nous continuons en effet à croire plus que jamais en l’art théâtral. Nous le tenons pour un art archaïque et c’est ce qui fait sa force. Le cinéma, au contraire, requiert pour fonctionner divers outils de haute technicité, que ce soit pour le filmage ou la projection. Sans l’utilisation de cette technique, le cinéma ne peut exister. Certes, aujourd’hui un spectacle de théâtre est lui aussi rempli de technologies. Mais si on les supprimait, le théâtre pourrait toujours avoir lieu. Après un cataclysme, il sera toujours possible de faire du théâtre. En revanche si les caméras sont détruites, il faudra renoncer à l’idée de faire de cinéma.
C’est sans doute Peter Brook, dans « L’Espace Vide » qui a le mieux résumé l’essence de cet archaïsme théâtral : il suffit qu’une personne traverse un espace vide sous le regard d’un·e autre pour que l’acte théâtral soit amorcé. Autrement dit, pour entrer dans la relation théâtrale, il faut trois fois rien. C’est une première raison de croire au théâtre. Plusieurs de nos textes jouent à plein sur cette donnée et peuvent se jouer avec pas ou très peu de décor : Une Femme Idéale, Faux profil, nos sketchs.
La deuxième raison de croire au théâtre découle de la première : le théâtre implique une nécessaire économie de moyens. Bien entendu, le budget dévolu à la scénographie, aux costumes et à la lumière peut être conséquent, néanmoins il se heurte à une limite d’ordre biologique : la durée d’une représentation. Cette économie de moyens entraîne une tendance à la symbolisation. Au théâtre, un signe est souvent le signe d’un autre signe. Un objet, un geste, une parole renvoie souvent à un autre objet, un autre geste, une autre parole. On observe au théâtre une densité sémiologique particulière qui participe au plaisir du public.
Tisser cultures savantes et populaires
Les textes que nous donnons à jouer sont nourris par un tissage des cultures savantes et populaires. Notre répertoire se rattache d’abord à la culture théâtrale, qui est en grande partie savante. Comment définir l’aspect « savant » de tel ou tel texte de théâtre ? Pour nous, un texte de théâtre savant sera un texte sophistiqué, témoignant d’une certaine mémoire du théâtre.
Par « sophistiqué » on entend un texte qui affiche une complexité dans sa construction, ou dans sa représentation du monde et des êtres humains. Ainsi, le vaudeville de Feydeau ressortit pour nous pleinement au théâtre savant : contenant une mécanique d’horlogerie précisément réglée, il est constitué de mille engrenages dont chacun a sa fonction dans l’avancée de l’action. On retrouve ce type de structure dans nos textes Le Partage du Gâteau ou Ginette présidente. Autre exemple, le théâtre de Michel Vinaver, plus contemporain, offre des personnages profonds, ambigus, qui laissent de nombreuses possibilités aux interprètes. Il s’agit pour nous, là aussi, d’un théâtre savant. Dans notre répertoire, les personnages de nos textes Trois fois Axelle ou Cent quatre rue Ordener sont battis sur des strates qui, tout en s’opposant, se complètent, pour aboutir à des personnalités contrastées.
On l’a dit, la culture savante est celle qui mêle un travail important sur la structure et une certaine mémoire du théâtre. Qu’entend-t-on par là ? On veut ici parler d’un théâtre qui se souvient de ses devanciers. C’est ainsi que Victor Hugo, dans ses drames romantiques, se souvient du mélange des registres propre à Shakespeare. Sur d’autres claviers, Molière se souvient de l’auteur latin Plaute, par exemple lorsqu’il écrit « L’Avare ». Plaute lui-même se souvient de l’auteur grec Aristophane. La seule limite de ce type de généalogie des souvenirs est la conservation des textes.
Chez Rivoire & Cartier on se souvient aussi du théâtre d’avant. C’est ainsi que La Part du hasard reprend la structure d’ Intimate Exchanges d’Alan Ayckbourn, ou que L’Étoffe des songes emprunte volontiers une certaine fantaisie à Ionesco.
Pourtant, la culture savante n’est pas notre seul point de référence. Le répertoire de Rivoire & Cartier intègre aussi de nombreux éléments issus des cultures populaires. Font partie de ces cultures les objets qui ont su gagner l’approbation du plus grand nombre. C’est ainsi que l’on retrouve des éléments de Farce médiévale dans presque chacune de nos comédies, notamment celles qui déploient de larges distributions, Omnibus Café, Hôtel Beaumanoir, La Vie de bureau. On y reconnaîtra les ingrédients essentiels de la Farce : l’importance des besoins physiologiques, le mécanisme du dupeur-dupé. De l’autre côté de l’échiquier des genres, Les Enfants de la Tempête peut se lire comme un néo-mélodrame, genre si chéri du public au XIXe siècle. Plusieurs marqueurs mélodramatiques donnent en effet son atmosphère à la pièce : le thème de l’Innocence persécutée, le personnage du Traître, l’idée d’un Mal absolu, chimiquement pur, etc. Pour revenir dans le spectre du comique, nous pratiquons régulièrement le vaudeville, genre que l’on peut invoquer pour Adultère et conséquences ou encore Lady Baba. La popularité du genre, inscrite collectivement en France grâce au théâtre de Boulevard et à l’émission Au Théâtre ce soir, en fait sans doute le genre le plus connu des non-spécialistes.
Des genres extra-théâtraux savent aussi nous inspirer. Nous avons à plusieurs reprises réalisé des adaptations de conte : Le Petit Chaperon Rouge, Monsieur de Barbe-Bleue. L’influence du cinéma de genre est également remarquable dans plusieurs textes et notamment dans Hôtel Dracula, qui reprend tous les apprêts des films de vampires produits par la fameuse Hammer. On peut aussi nommer Un Ravissant Petit Village, qui sacrifie au cahier des charges du récit policier avec ses suspects, ses mobiles, ses alibis. N’oublions pas Dernière Diligence pour Kansas City, hommage au western.
Sur le plan musical, les chansons de variété s’invitent souvent dans nos textes. Vous pourrz vous amuser à les débusquer. L’audio-visuel est également la source de plusieurs textes, si l’on considère que David Vincent les a vus est une fanfiction s’appuyant sur la série télé The Invaders, ou bien que Qui veut devenir maire ? est construit à partir de l’entonnoir structurel si typique des jeux de télé-réalité.
Faire vivre la forme dramatique
Les différents matériaux que nous utilisons sont insérés dans une forme dramatique, qui continue de représenter pour nous un cadre littéraire pertinent pour le texte de théâtre. D’autres conceptions sont venues remettre en question cette forme : le théâtre épique de Brecht, mettant en avant la narration, prétendait remplacer ce qui était appelé « le théâtre aristotélicien ». Mais il se pourrait qu’au contraire, tout ce que Brecht mit en place ne soit qu’un avatar plus ouvert et marxisant de la forme dramatique… Au début des années 2000, le terme « postdramatique » put être employé pour un théâtre qui n’employait plus ni intrigue ni personnages à proprement parler.
Le répertoire de Rivoire & Cartier est cependant resté attaché à la forme dramatique. On peut la définir comme une forme au sein de laquelle un schéma narratif est exprimé non par un récit pris en charge par un narrateur, mais par une continuité dialoguée et agie, au sein de laquelle dialoguent et agissent différents personnages. Ce flux de paroles et d’actions porte en lui une tension vers un dénouement, l’action et le dialogue se déroulant directement sous les yeux du lectorat/public, sans le filtre d’un récit. Le texte dramatique se présente donc comme un texte troué, dont les parties manquantes sont à compléter par l’imagination du lectorat ou par l’interprétation des artistes de la scène.
Mettre en avant le caractère artificiel de l’art
Pour autant, plusieurs de nos pièces s’écartent du cadre strict de la forme dramatique. Les récits directement adressés au public peuvent y être nombreux : dans David Vincent les a vus, ils ont une place très importante, sur le plan quantitatif et qualitatif. Au-delà, la pièce présente de manière indifférenciée souvenirs, moments du présent et rêves, retours en arrière et moment d’anticipation émaillant le texte. Meurtre au château est composé d’une suite de monologues directement adressés au public. La Part du hasard déploie différentes intrigues possibles, sans choisir entre les différents chemins que peuvent prendre les personnages. Cent quatre rue Ordener n’est qu’un immense souvenir, ainsi que le révèle le dénouement. Les Enfants de la Tempête mélangent réalité et vues de l’esprit. L’Étoffe des songes commence comme une comédie sur le parasitisme avant de tout faire exploser : personnages, intrigue, quatrième mur. L’aspect ludique de la pièce peut parfois l’emporter, comme dans Qui veut devenir maire ?, La Part du hasard, ou L’Étoffe des songes.
Tout en restant fidèles à la forme dramatique, nous n’hésitons pourtant pas à nous en affranchir pour aller vers une esthétique baroque, lorsque le propos de la pièce le réclame.
Ce faisant, nous rejoignons des artistes que nous apprécions, et qui ont su tenir l’équilibre entre une représentation reconnaissable du monde et l’intégration d’éléments totalement invraisemblables. L’art n’est pas la vie, mais un objet construit, distinct et artificiel. Et il est appréciable qu’un·e artiste n’essaie pas de nous leurrer, mais avoue la dimension artificielle de ce qu’il·elle produit. On pourrait citer le cinéma d’Hitchcock comme un exemple de ce point de vue. D’une part ses personnages nous ramènent à des situations et à des sentiments vécus, d’autre part le cours des événements peut prendre un cours surréaliste. Cela est d’autant plus intéressant au théâtre, car l’illusion est beaucoup moins importante qu’au cinéma. La force du 7e art est telle qu’il n’est pas rare d’oublier, par moments, qu’on se trouve en face d’un film, lequel est pourtant aussi un objet artificiel. Au théâtre, oublier les acteurs et actrices sous les personnages est très rare. Aussi, pourquoi ne pas justement jouer sur cela ? Montrer que l’art théâtral est avant tout un objet non naturel, auquel le public veut bien faire semblant de croire par intermittence ? Brecht appelait ce procédé « distanciation ». C’est peut-être l’occasion de toucher l’authenticité par l’artifice, si l’on part du principe que le théâtre est un mensonge qui dit la vérité.
Regarder le monde d’une manière lucide mais détachée
Tout cela ne produit pas un théâtre clos sur lui-même. Au contraire, le répertoire de Rivoire & Cartier aborde sans relâche le thème de la domination. Domination de la nature par l’être humain, avec Notre Village ; domination des femmes par les hommes, avec Monsieur de Barbe-Bleue ; domination des jeunes générations par les générations antérieures, avec Lady Baba ; domination des classes modestes par les classes possédantes, avec Ginette présidente ; domination des autres pour son propre profit, avec Du Parmesan dans les tagliatelles ; domination des pensées sur la prise en compte de la réalité, dans Les Enfants de la Tempête. La liste n’est pas exhaustive. Même dans les textes qui prennent l’apparence d’un pur divertissement se niche cette critique de la domination, quelle qu’elle soit. Aux artistes la liberté de mettre en évidence cette critique ou d’en atténuer la présence.
Pour autant, nous ne proposons pas un théâtre de dénonciation ou d’interpellation. Si critique il y a, elle reste indirecte et formulée au moyen de l’ironie. Cette dernière ne se situe pas dans les répliques acérées d’un personnage qui viendrait commenter l’action avec un esprit voltairien. Si ironie il y a, elle est à chercher dans la structure. Elle se manifeste alors par la dissonance : dissonance entre les grands principes déclarés d’un personnage et ses actions réelles, entre ce qu’il attend et ce qu’il obtient, entre ce qui serait souhaitable sur le plan de la morale communément admise et ce qui advient dans les faits, entre les failles importantes d’un système ou d’un individu et le degré de conscience qu’en ont cet individu et les autres, etc. En résumé, l’ironie pour nous n’est pas une moquerie énoncée par quelqu’un mais le constat du fait que la marche du monde échappe toujours, peu ou prou, à nos croyances et à nos desseins. Pour prendre la question par un autre bout : ce type de phénomène met en évidence combien nos paroles, nos valeurs et notre pensée peuvent nous aveugler et nous séparer du monde réel. Ce constat a pour but de nous préserver de ces avanies, non pas qu’on espère ainsi s’en prémunir, mais parce que le fait de représenter ces errements nous en protège en esprit, par la prise de distance que cela induit.
En résumé, la culture de Rivoire & Cartier est résolument humaniste : sans les femmes et les hommes qui nous jouent, nous ne serions rien. C’est également une culture qui rend hommage à divers pans de l’Histoire du théâtre, tout en intégrant d’autres éléments venus de la pop culture. Attaché à la forme dramatique tout en jouant avec elle, le répertoire de Rivoire & Cartier avoue son artificialité tout en revendiquant un regard ironique sur le monde.
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