Le registre comique dans notre théâtre

Le rire a des vertus humaines cardinales : il fédère et plus encore, il fédère contre. C’est donc un instrument de cohésion du groupe en même temps qu’une manière de se défendre contre un élément qui nous dérange. Le rire fut pour nous un pan essentiel de notre construction psychologique. Il était donc logique que nous ayons cherché à le retrouver au théâtre, d’abord en tant que lecteurs, spectateurs, puis en tant qu’auteurs. 

Ce qui provoque le rire peut être une situation, un mot, un geste, une grimace, au théâtre comme dans la vie réelle. 

Sur le plan textuel, les procédés qui concourent au rire sont rassemblés dans le registre comique, que nous utilisons dans presque tous nos textes. On ne confondra pourtant pas comique et comédie. La comédie est un genre que nous pratiquons beaucoup. Vous pouvez d’ailleurs retrouver nos comédies ici. Malgré tout, et contrairement aux idées reçues, une comédie n’a pas vocation à déclencher l’hilarité du début à la fin. Par ailleurs, on peut retrouver le comique dans le roman ou la poésie.

Les fondamentaux de notre comique

Dans les textes de Rivoire & Cartier, le comique procède d’un décalage, de situations inattendues, de répétitions.

Caractère inattendu ou décalé d’une situation

Le décalage

Dans notre comédie western « Dernière diligence pour Kansas City », Josie Whip Chapman prend la parole pour expliquer que malgré son statut de grande criminelle de l’Ouest, elle apprécie le savoir vivre. Voici ce qu’elle déclare à son interlocutrice.

« Josie. — (…) Que disais-je ? Ah oui, le raffinement, chez moi, c’est une seconde nature. (…) Quant à la cuisine, je l’aime élaborée, sophistiquée même. On a beau être une criminelle, on sait apprécier le raffinement. (Tapant sur le comptoir.) Et un steak-haricot, un ! »  

Le rire est ici provoqué par un effet de décalage entre la revendication du personnage, qui est celle d’une cuisine raffinée, et le plat qu’elle demande ainsi que sa manière de le commander. 

Le lapsus

Nous avons repris le même phénomène de décalage, mais cette fois-ci dans le langage, en utilisant le lapsus. Il y en a souvent dans nos pièces, pourtant un passage de notre comédie à tiroirs « La Part du hasard » en présente une belle concentration. Stéphane est retrouvé par une de ses anciennes aventures, Oriane. Devant sa femme Isolde, il fait semblant de ne pas la connaître. Et puis, Isolde lui demande de faire visiter la ville de Rodez à Oriane. Stéphane refuse, car il a soi-disant une délégation japonaise à accueillir. Voici sa réplique.

« STEPHANE. — (…) Alors, moi, demain, j’aurai pas une minette à moi/une minute à moi. À peine le temps de biffler/de bouffler/de bouffer. Venir à Rodez, c’est imbaisable/infaisable. En plus, pour accueillir les Japonais, avec le buffet, les petits fours, on a défoncé sans compter/dépensé sans compter. La rencontre avec cette défellation/cette délégation fait partie d’une stratégie à long sperme/à long terme. Et ça doit nous permettre de baiser/de baliser un vagin/un chemin clair pour le PDG japonais et son enculage le plus proche/son entourage le plus proche, afin de lui donner une perception foune de la bite/fine de la boîte. »

Le rire provient de ce que le discours, que son émetteur voudrait factuel et centré sur un univers professionnel, devient finalement parasité par des mots à caractère sexuel. On voit ici comment le lapsus, analysé par Freud comme le retour du refoulé, permet de faire ressurgir la dimension charnelle de ce qui se joue entre Oriane et Stéphane, alors que ce dernier aurait tant aimé la taire. On rejoint ici une thématique de la farce par excellence : le rabaissement de la figure d’autorité.

Le quiproquo

Le quiproquo est assez proche de ces situations : une personne en prend une deuxième pour une troisième. Nous l’utilisons surtout dans le vaudeville. Par exemple, dans « Adultère et conséquences » d’après Georges Feydeau, un patient du docteur Marianeau, Bright, prend une relation du docteur, Bourrassol, pour le docteur lui-même. Voici leur échange : 

« Bright— Mais puisque je suis là, je voulais vous demander : dernièrement, lors d’un dîner de famille, j’ai voulu dire à ma mère « passe-moi le sel », et à la place je lui ai dit : « T’as gâché ma vie, salope ». Qu’est-ce que vous en pensez ?

Bourrassol— « T’as gâché ma vie… » ?

Bright— « Salope ». 

Bourrassol— Salope ?

Bright— Salope, oui. 

Bourrassol, pensif. — Ah ! …

Bright— C’est grave ?

Bourrassol— Non, pas du tout. Vous avez fait ce qu’on appelle un lapsus

Bright— Oui, je sais…

Bourrassol— Le lapsus est une phrase ou un mot que nous prononçons alors que nous voulons dire autre chose. 

Bright— Je connaissais la définition du lapsus, merci.

Bourrassol, piqué. — Vous me demandez, n’est-ce pas, alors moi je vous réponds ! 

Bright— Ne vous fâchez pas…

Bourrassol— La prochaine fois, ne venez pas me consulter… Vous voulez un conseil, oui ou non ?

Bright— Oui, oui…

Bourrassol— Bien. Alors pour éviter ce lapsus désagréable, moi je vous recommande, à chaque fois que vous voyez votre mère, de commencer par lui dire « T’as gâché ma vie, salope ». Comme ça, c’est dit, c’est fait, la tentation n’existe plus, et vous pourrez parler d’autre chose. 

Bright— À chaque fois que je la vois ? « T’as gâché ma vie… »

Bourrassol— Salope.

Bright— Mais enfin, docteur !

Bourrassol— Je ne suis pas le docteur. 

Bright— Pas docteur ?

Bourrassol— Mais je suis un intime de la famille. Presque un frère. » 

Le rire vient ici de l’attente déçue de Bright. Le personnage espère une réponse médicale et se retrouve avec un conseil dont on peut sérieusement douter qu’il soit efficace… Ici, le quiproquo est dissipé à la fin de l’échange, mais dans « Ginette Présidente », nous en avons fait durer quelques-uns plusieurs actes durant. 

Comique de répétition

Dès lors qu’un élément est répété, cela crée une attente qui entraîne le rire. C’est une forme comique que nous avons beaucoup utilisée dans notre comédie policière « Meurtre au Château ». Chaque personnage y possède un tic de langage. Par exemple, le lieutenant de police Hortense Pascaud ne cesse de répéter « Je dis ça je ne dis rien », répétitions dont l’accumulation finit par générer le rire, tout en étant significatives du personnage, qui se trouve elle-même fort perspicace. 

Les différents types de comiques chez Rivoire & Cartier

Il est également possible de rassembler les manifestations de notre comique en différentes catégories. 

Comique de gestes

Ce comique prend sa source dans le corps du personnage. Dans notre comédie absurde « L’Étoffe des songes », Freddy et Cindy, pauvres, viennent garder le chat d’Anne-Sophie et Charles, riches. C’est une situation que nous avons reprise dans « Coriaces ». Voici l’arrivée de Freddy et Cindy chez leurs hôtes.

« FREDDY. — Ce que c’est beau, chez vous, M. Castelnajac.

CHARLES. — Appelez-moi Charles. 

FREDDY. — Je ne sais pas si…

CINDY, perdant l’équilibre et tombant. — Ah !

FREDDY, jurant. — Sa mère !

CHARLES, rétablissant Cindy. — Tout va bien ?

FREDDY, faisant de l’esprit. — Laissez tomber, M. Casteljarnac.

CINDY. — C’est bon, je gère…

CHARLES. — Je vous présente Anne-Sophie, ma femme. 

FREDDY. — Bon, ben, bonjour Anne-Sophie ! 

CINDY. — Bonjour !

Ils font la bise à Anne-Sophie, qui en est gênée.

Le rire provient de gestes qui sont en non-conformité avec le contexte : chute dans un environnement qui se veut exemplaire sur le plan des élégances, bise envers une personne qui témoigne d’une grande distance… Ici, le comique gestuel dit le fossé qui existe entre les univers des deux couples.

Comique de mots

Ici, c’est le mot en lui-même qui est source de comique. La manière dont Freddy déformait le nom de famille de Charles en était une manifestation. Le contrepet en est une autre. On peut en voir un exemple dans notre comédie chorale « Hôtel Beaumanoir ». Monsigny, directrice de l’hôtel en question, parle avec Engels, son chef de cuisine. Elle s’étonne de son parcours professionnel.

« Monsigny. (…) Juste après votre passage, tous les établissements où vous avez officié ont fermé !

Engels, avec gêne. C’est le contrepet.

Monsigny, sans comprendre ¾ Le contrepet ?

Engels. Le contrepet.

Monsigny, revenant à la charge. L’Hôtel de la Poule qui mue ? Fermé !

Engels, avec gêne. Le directeur disait sans cesse : « Bienvenue à La Moule qui pue ! »

Monsigny. Aux Bien Belles Frites, fermé !

Engels. Les clients l’appelaient Aux Bien Frêles Bites

Monsigny. Et L’Hôtel des voyageurs ? Fermé lui aussi ! Vous n’allez pas encore me faire le coup du contrepet ? (Réfléchissant 🙂 Je ne vois vraiment pas ce qu’on peut faire comme contrepèterie avec Hôtel des Voyageurs…

Engels. Vous avez raison, on ne peut en faire aucune. Mais à chaque fois que la patronne servait les tomates farcies et disait « Goûtez-moi cette farce », les clients murmuraient « Foutez-moi cette garce » … »

Le rire a pour origine la transformation de l’expression : la formulation originale ne laisse en rien imaginer sa variation. Par ailleurs, on retrouve ici encore une fois le comique de farce, propre au rabaissement de tout ce qui veut se hisser un peu trop haut. Ici, la gastronomie et l’hôtellerie revendiquant un haut degré d’excellence sont rabaissées à des expressions sexuelles. 

Comique de caractère

C’est un comique qui est intrinsèquement lié au personnage. Un de ses défauts se trouve exacerbé et devient source de légers désagréments pour son entourage. En voici un exemple, tiré du « Partage du Gâteau ». Marc-Antoine en est le personnage principal : c’est un chef d’entreprise obsédé par la prévision et le contrôle. Nous le voyons ici dialoguer avec sa femme Aliénor.

« ALIENOR. — (…) Tu sais, Marco… je me disais… enfin… je me demandais… on a vraiment un beau mois d’octobre…

MARC-ANTOINE, lisant sur sa montre. — Exact. 4°C au-dessus des moyennes saisonnières. Du jamais vu depuis 1975. 

ALIENOR. — Ah oui ? Eh bien justement, je pensais que ce soir, ça aurait été sympa d’aller manger une glace.

MARC-ANTOINE. — Une glace ? 

ALIENOR. — Oui ! Chez Puccini. Elles sont délicieuses et… 

MARC-ANTOINE. — Mais… enfin… je comprends pas… (Un léger temps.) Non, mais tu rigoles ?

ALIENOR. — Bah, non !

MARC-ANTOINE. — Mais… princesse… une glace… c’est pas prévu au budget !

ALIENOR. — Oui, je sais, mais… pour quelques euros… on devrait pouvoir…

MARC-ANTOINE. — Hors de question !

ALIENOR. — S’il te plaît, Marco…

MARC-ANTOINE. — N’insiste pas. Lundi on dépense 10 € de plus que prévu et vendredi on se retrouve en cessation de paiement ! Heureusement que je gère notre portefeuille et celui de mes clients avec plus de rigueur ! Tu veux une glace ? D’accord. Je planifie ça. (Il appuie sur l’écran de sa montre.) Le mois prochain. Lundi 18. Ce sera jour de glace. » 

Le rire éclot dans cette scène car une conversation qui devrait être simple, comme projeter d’aller manger une glace, pour des gens qui sont aisés, devient d’une complication extrême et cela à cause du caractère maniaque de Marc-Antoine.

Comique de situation

Avec cette catégorie de comique, le rire vient ne vient pas d’un personnage mais de la relation qui se tisse entre plusieurs personnages. Dans notre comédie chorale « Omnibus Café », Christian a deux relations simultanées, avec deux contrôleuses de train. Il s’arrange pour qu’elles ne se croisent jamais, jusqu’au jour où leur rencontre se réalise, pour le plus grand malheur de Christian…

« Nadia. — Et si tu nous présentais ?

Christian. — Euh… oui… oui… (Faisant les présentations 🙂 Nadia, Isa. 

Autre silence gêné.

Nadia. — Eh bien le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est une présentation synthétique !… Mais… (Regardant l’uniforme d’Isa.) Nous sommes collègues, je pense.

Isa. — Oui, je travaille en trains régionaux.

Nadia, avec une pointe d’orgueil. — Moi sur les grandes lignes. J’arrive de Milan…

Isa. — Moi, je devais partir à Lyon, mais la locomotive a eu une panne.

Nadia, réfléchissant. — Tiens… En résumé, vous ne devriez pas être là ?

Isa, souriante. — Non, c’est vrai… C’est une chance !

Nadia. — Une chance ?

Isa, aux anges, se rapprochant de Christian. — Oui ! Comme ça, on va pouvoir passer plus de temps, avec Christian ! 

Nadia, fulminant. — Tu m’expliques, Christian ?

Christian, prenant Nadia à part. — Ne fais pas attention à elle, c’est une déséquilibrée qui est folle de moi…

Nadia, bas. — Tu ne m’en as jamais parlé !

Christian, bas. — Je ne voulais pas t’ennuyer avec ses crises…

Nadia, bas. — Il faut neutraliser cette énergumène.

Isa, toujours souriante. — Dites donc, tous les deux… Si vous continuez vos messes basses, je vais me poser des questions ! …

Nadia, à Isa. — Madame, je vous demanderai d’arrêter immédiatement de harceler mon fiancé, sinon je serais obligée de prévenir la police. 

Christian, bas, à Nadia. — Tais-toi !

Isa, quittant son sourire. — Votre « fiancé » ? (À Christian 🙂 Qu’est-ce qu’elle raconte, cette morue ?

Christian, bas, à Isa. — Ne t’occupe pas d’elle ! C’est une nymphomane !

Nadia, éclatant. — Mais pour qui elle se prend, celle-là ?

Christian, bas, à Nadia. — Ne fais pas attention, cette fille est une malade !

Nadia, à Isa. — Si je suis une morue, vous, vous êtes une belle garce !

Isa, hors d’elle. — Moi, une garce ? Mais c’est vous qui vous jetez sur mon mec !

Nadia, criant. — Christian ? Votre mec ? Nous sommes fiancés depuis deux ans !

Christian, à part. — Oh lala…

Isa, hurlant. — Deux ans ? Mais c’est avec moi que Christian est fiancé ! Et depuis deux ans et quinze jours !

Isa et Nadia se retournent lentement vers Christian : elles ont compris.

Isa et Nadiapleines de rage. — Christian ! …

Christian. — Je… je… je… je vais vous expliquer… »

Fonctions du comique

Si la première fonction du rire est de divertir, il permet aussi dédramatiser et de soulager. Il est donc libérateur. C’est le cas de notre recueil de sketchs « Brèves de clinique », qui rit de la maladie et de la mort. Cette forme de comique permet de « dégonfler » ces situations qui sont sources naturelles d’angoisse. Le comique devient alors un remède à la peur. 

Mais pour nous, le comique possède aussi un versant critique. Il met en avant les travers de l’humanité, ce qui peut provoquer une prise de conscience et aider à corriger certaines erreurs. Une pièce comme « Coriaces » propose certes de nombreux moments comiques, mais ils servent à dénoncer l’inégal partage des richesses. Par-là, notre comique atteint une dimension sociale et morale.

D’autres registres connexes sont aussi précieux : l’ironie, la satire, l’humour noir, qui permettent un discours plus équivoque. Grâce à cette équivocité on peut même dériver vers le registre fantastique, voire l’absurde qui touchent plus profondément à nos perceptions de la réalité et à la manière dont notre esprit peut prendre le pouvoir.


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