Pièces de théâtre

Un théâtre à jouer pour déjouer nos travers

Choisir un texte de théâtre est pour une compagnie l’un des moments forts de son activité. Quels en sont les enjeux ? Comment procéder ?

Le texte de théâtre, origine de la création théâtrale ?

Le texte de théâtre a souvent été vu comme l’origine de la chaîne de fabrication du théâtre. Une certaine culture du théâtre en fait comme la première pierre de la création théâtrale. Tout partirait de lui : il faudrait avant toute chose le choisir, puis le distribuer, le mettre en scène puis le diffuser. C’est bien entendu une option possible. Mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une option parmi d’autres. Prenons par exemple la Commedia dell’Arte. Cette forme théâtrale italienne est fondée non sur un texte mais sur un canevas. Elle met en jeu un nombre réduit de personnages stéréotypés : le valet rusé, le vieillard avare, les jeunes amoureux, etc. Ici, pas de répliques à apprendre par cœur, mais un résumé de chaque scène. Les artistes ont donc la tâche d’improviser sur la trame qui leur est proposée. Il n’en demeure pas moins qu’un.e aut.eur.rice est nécessaire pour l’établissement du canevas. En outre, il n’est pas rare de reprendre un ancien canevas et de le modifier par le jeu. La question du choix, au bout du compte, n’est pas totalement évacuée.

Une autre voie créative possible est de pratiquer ce qu’on appelle l’écriture de plateau. Dans cette configuration, c’est non pas l’aut.eur.rice de texte ou de canevas qui est à la source de la création, mais le metteur/la metteuse en jeu. Il ou elle propose des sujets de travail, d’improvisation, à partir desquels les artistes passent directement sur le plateau. Un travail de tri s’opère alors entre ce qu’on garde, ce qu’on jette, et ce qu’on conserve pour mieux le transformer. L’écriture à proprement parler commence ici, lorsqu’il s’agit de coder de manière écrite ce qui a été fait sur scène. Cette séquence est censée aboutir à un texte. S’en suivra une phase de répétitions pouvant être analogue à celle qui prend appui sur un texte déjà édité. 

Cependant, lorsque les artistes ne travaillent ni à partir d’un canevas ni à partir du plateau, la question de choisir un texte à jouer redevient prééminente. L’élément déclencheur en est la plupart du temps la fin de la diffusion du spectacle précédent. Pourtant, les motivations qui président à la recherche d’un texte demeurent extrêmement hétérogènes d’une situation à l’autre. Les nécessités peuvent être tant artistiques que logistiques voire commerciales : un groupe d’artistes à employer, une série de représentations programmées, un thème que l’on veut aborder, une forme théâtrale que l’on veut travailler, etc. Évidemment, ces motivations ne sont pas exclusives et peuvent coexister. 

Quand rechercher une pièce de théâtre ?

L’empreinte de la saison théâtrale impose une saisonnalité de l’acte de recherche et de choix d’une pièce de théâtre. Certes, des textes sont lus et sélectionnés par les utilisat.eur.rices tout au long de l’année mais pas avec la même intensité selon les moments. La périodicité de la saison théâtrale joue un rôle dans le déclenchement de la recherche de texte. En France, c’était autrefois les fêtes religieuses qui rythmaient la saison théâtrale et lui donnaient un début et une fin. Les évolutions sociétales ont peu ou prou calqué la saison théâtrale sur l’année scolaire et ses congés. La saison du théâtre commence désormais en septembre et s’achève en juin, avec une zone grise en juillet-août qui laisse la place à des festivals dont le but est pourtant de préparer la ou les saisons suivantes. De manière logique, la recherche de texte est donc au point mort en juillet et août, avant de reprendre massivement en septembre et d’augmenter jusqu’à mi-décembre. Après une baisse sur la dernière quinzaine de ce mois, on constate une nette reprise en janvier, flux qui va ensuite s’affaisser graduellement jusqu’à la fin du mois de juin. 

Où trouver le texte qui conviendra à la Compagnie ? 

Le théâtre est un genre à part. Diffusé de manière confidentielle comparé au genre du roman, par exemple, il est surtout lu par ses utilisateurs et utilisatrices, autrement dit par les personnes qui le jouent, le mettent en scène ou l’enseignent. Ce qui fait au bout du compte un lectorat très mince. Cela explique en partie que les grandes maisons d’édition en proposent peu, exception faite d’aut.eur.rice.s à la notoriété puissante, dans le genre théâtral ou dans d’autres genres. Restent donc différentes maisons d’éditions spécialisées, aux lignes éditoriales bien définies. Les éditions de la Librairie théâtrale proposent du boulevard moderne. Leur collection « L’œil du prince » compte des textes plus sérieux. Les éditions Acte Sud sont orientées vers le divertissement intelligent. Les éditions Théâtrales revendiquent une attention portée à la langue. Il serait trop long de mentionner toutes les maisons qui aujourd’hui éditent du théâtre : Les Solitaires Intempestifs, Lanzman, Espace 34, Les Quatre-Vents et d’autres encore. Elles représentent en tout cas des grands repères pour qui cherche un texte validé par un circuit éditorial. Le circuit de distribution est en revanche singulièrement réduit. Même si chacun-e peut bien entendu commander tout ouvrage de théâtre dans toute bonne librairie, les points de vente faisant une large place au théâtre dans leurs rayonnages sont peu nombreux. La Librairie théâtrale et le Coupe Papier sont deux institutions parisiennes qui n’ont que peu d’équivalents.

À côté de ce fonctionnement qui s’est progressivement mis en place au XIXe siècle avant de connaître un fort développement au XXe siècle, est apparu le phénomène de l’aut.eur.rice auto-édit.eur.rice. Cela peut passer par l’autoédition papier, via des structures qui, soit annoncent la couleur de l’autoédition, soit laissent à penser qu’il s’agit d’une démarche éditoriale traditionnelle, alors que la question de la validation du texte et de sa cohérence avec une ligne éditoriale ne se pose que peu. Cela peut surtout passer, et la distribution se fait alors plus rapide et moins coûteuse, par la mise à disposition du texte en ligne. Plusieurs aut.eur.rice de théâtre ont désormais leur site et permettent à tout un chacun d’entrer dans un univers singulier. Le revers de telles propositions est qu’elles restent centrées sur un.e et un.e seul.e aut.eur.rice. Diverses plateformes ont éclos et permettent d’accéder à de très nombreux textes d’aut.eur .rices varié.e.s, à partir d’une distribution déterminée. Entrez simplement un nombre d’hommes, de femmes et accédez à plusieurs dizaines de textes. C’est clairement l’avantage des plateformes : la quantité. Revers de la médaille : le défaut de la cuirasse est clairement la qualité. Presque aucun filtre n’étant prévu pour modérer la mise en ligne des textes, on peut trouver sur ces plateformes le meilleur comme le pire, avec toutes les nuances intermédiaires. C’est pourquoi la question du choix revient en force : comment choisir ? 

Que veut le public de théâtre ? Que veulent les artistes ?

Quelle est la base qui va servir de fondement au choix ? Différentes entrées sont possibles. La première est le public de théâtre. Qu’aime-t-il ? Que veut-il ? Ce type de questionnement pose différents problèmes. Tout d’abord, la formulation même de la question peut être remise en cause. Interroger de la sorte revient à considérer le public comme une entité une et indivisible. Or nous savons bien que le public est divers. La représentation théâtrale peut faire écran à cette réalité, tant elle parvient à créer une unité éphémère, qui se manifeste entre autres par des émotions partagées, des rires et applaudissement synchronisés. Pourtant, ce qui constitue ce public, au départ, ne sont que des individus isolés aux motivations hétérogènes. Par conséquent, ce qu’il « voudrait » ne peut se résumer à un seul élément. Il peut vouloir s’informer, apprendre, se divertir, réfléchir, être confronté à la beauté. Certes, l’annonce des artistes, du titre, de l’auteur, les spectacles proposés par le lieu captent certaines motivations et en laissent d’autres sur le côté. Pour autant, même si certaines motivations drainent telle ou telle personne dans une salle, il n’en demeure pas moins que les autres motivations de l’individu ne sont pas narcotisées pour autant. Il faut néanmoins dire que toutes ces considérations n’ont rien de rigoureux. Elles se bornent à faire état de ce qui est constaté empiriquement. Mais rien ne dit que ces constatations correspondent en effet à la réalité. Elles demeurent des représentations que nous nous faisons du public. Pour parvenir à une vision exacte du public, seules conviendraient des enquêtes : sondage sur un échantillon relevant de la méthode des quotas, ou focus group pour sonder en profondeur les attentes des spectateurs et spectatrices. 

Une autre entrée consisterait à partir des artistes. Quelle envie se fait jour ? Quelle est l’histoire du groupe ? Qu’a-t-il fait auparavant ensemble ? Que les artistes ont-ils fait séparément ? S’agit-il de continuer à creuser un sillon commun ? Ou bien y a-t-il un désir d’envisager autre chose ? De changer de registre, d’auteur, de genre, d’écriture, voire de public ? Toutes ces déterminations, à des degrés divers, sont à tout le moins aussi légitimes que l’attention portée au public.

Critères de sélection

La question reste donc entière : comment choisir un texte à jouer. Nous allons répondre à la question sans plus tarder. Tout d’abord, il faut préciser que le choix d’un texte procède d’une sélection : au sein d’un ensemble de textes, il s’agit d’en garder certains pour en laisser d’autres à la porte. Toute sélection repose sur une évaluation. Et toute évaluation est sujette à des biais. J’appelle « biais » ce qui est susceptible de nous influencer sans que nous n’en ayons réellement conscience. Une évaluation doit donc prendre en compte ces biais et les transformer en critères explicites entrant de plein droit dans l’évaluation. Quels seraient ces critères ?

✅ Originalité/Cohérence du texte. La compagnie peut rechercher de la nouveauté. En ce cas, plus le sujet est original par rapport à ce qu’elle a déjà joué, plus le texte sera valorisé. À l’inverse, la compagnie peut viser la cohérence de son répertoire et préfèrera un texte dans lequel on retrouve des thèmes déjà abordés par le passé, mais chers à la compagnie.

✅ Facilité de montage. La compagnie peut attendre du texte choisi un montage sans difficultés, qu’il s’agisse du décor à élaborer, des effets à envoyer, des objets et costumes à se procurer ou à créer. Parfois, c’est au contraire la difficulté qui est recherchée. La compagnie aime le challenge et ce qui peut sembler un obstacle la stimule. 

✅ La satisfaction du public. Il est également possible de prendre en compte la manière dont le texte pourrait satisfaire le public. La compagnie peut en effet estimer que le public auquel elle s’adresse a des attentes qui doivent être comblées. Quelques grands types de motivations peuvent être exprimés : 

  • S’informer
  • S’instruire
  • Être placé en posture de réflexion
  • Se divertir
  • Être placé devant la beauté

Selon le profil choisi, la compagnie peut mettre en avant une ou plusieurs de ces motivations. 

✅ Les représentations antérieures du texte.

Le fait que le texte ait déjà été joué et ait remporté un succès peut être un atout pour une compagnie. Parfois, ce peut être un repoussoir si les artistes recherchent un texte inédit. 

✅ La qualité de l’écriture.

Certaines compagnies sont très sensibles aux sujets évoqués dans les pièces. D’autres portent une attention particulière à la langue, à l’écriture. Le style de l’aut.eur.rice leur importe et peut passer avant tout autre critère.

✅ La répartition des rôles convient à la Compagnie.

La concordance des rôles et de la distribution de la compagnie telle qu’elle se présente est souvent déterminante pour le choix. Deux grandes options sont possibles. Soit les artistes recherchent des rôles qui correspondent à leurs âges et leurs sexes, et peuvent également considérer qu’il est difficile ou peu gratifiant de mettre un acteur ou une actrice dans deux rôles. Dans ce cas, la perspective adoptée est réaliste. Soit les artistes ne se préoccupent ni des âges ni du sexe, car ils et elles veulent des rôles de composition. Ils et elles peuvent aussi apprécier de jouer plusieurs rôles dans un même spectacle. Dans ce cas, la perspective adoptée n’est pas réaliste. 

Cette liste de critères n’est pas limitative et l’on pourrait sans difficulté en ajouter d’autres. L’étape suivante est d’évaluer le texte à sélectionner pour chaque critère. Là encore, toutes les options sont possibles. Étant donné que l’évaluation doit déboucher sur une sélection, on peut envisager une notation par points. Cette notation permettra d’affecter à chaque texte un score, et ainsi ils seront positionnés les uns par rapport aux autres et par rapport aux objectifs que vous vous fixez.

Comment répartir les points ? Afin de faciliter la sélection, on peut fixer trois paliers d’évaluation : 

🔴 Ne convient pas : 0 point

🟠 Convient partiellement, mais peut être corrigé, rectifié, géré par la compagnie : 1 point

🟢 Convient totalement : 3 points

Il est bien entendu possible de fixer d’autres paliers intermédiaires. L’avantage de cette échelle à trois paliers est qu’elle permet une sélection nette. Son désavantage est qu’elle interdit les nuances. 

Ensuite, chaque critère peut être coefficienté, selon l’importance que la compagnie lui accorde. Par exemple, si une compagnie souhaite une répartition des rôles selon une perspective réaliste, ce critère revêtira sans doute une très grande importance, car son non-respect équivaut à une élimination pure et simple du texte. 

Nous vous proposons un exemple de fiche d’évaluation à télécharger ci-dessous.


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Cet exemple n’est justement qu’un exemple, à modifier et à adapter selon vos besoins. Cette fiche correspond à une Compagnie ayant les particularités suivantes : 

📌 la satisfaction du public et la qualité de l’écriture sont des critères importants

📌 la concordance de la distribution avec la composition de la compagnie est un critère déterminant.

Comme se déroule le choix du texte de théâtre ?

Combien de textes faut-il évaluer ? Plus le nombre sera élevé, plus le choix sera difficile. Il n’y a pas de nombre idéal. Cependant, l’expérience prouve qu’une douzaine de textes lus est un chiffre déjà très important, si une présélection fondée sur la distribution est à l’origine de cette première liste de titres. 

Qui participe à l’évaluation des textes ? Les réponses diffèrent d’une compagnie à l’autre. Dans une démarche collective, toute la compagnie peut être associée au choix. Cela permet d’élargir considérablement les points de vue et de prendre en compte les différentes sensibilités. Cette manière de faire favorise aussi l’implication de l’ensemble du groupe, ce qui est excellent pour la motivation. Si tous/toutes les membres de la compagnie ne souhaitent pas s’investir dans cette démarche, il est possible de mettre sur pied un comité de lecture qui aura pour mission de sélectionner un texte. Bien entendu, le choix du texte peut être aussi réservé de manière exclusive aux personnes assurant la mise en scène. Un tel choix peut s’appuyer sur le fait que la sélection se réalise au bout du compte en se projetant vers la scène. Or, qui mieux que les personnes assurant la mise en scène sont capables d’une telle projection ? Plus le nombre de personnes impliquées dans le choix est important, plus la sélection est longue, car il faut que tout le monde ait le temps de tout lire puis de confronter son avis aux autres. Plus le nombre de personnes impliquées dans le choix est réduit, plus la sélection peut être rapide. Cependant, le choix aura à être justifié et expliqué aux personnes qui en auront été tenues à l’écart.