Ça y est. Vous avez trouvé la perle rare : LE texte qui correspond aux critères que vous vous étiez fixés. La première répétition avec la troupe est fixée. Que faire en attendant ? De la dramaturgie. On vous explique ce que c’est et comment en faire.
Vous faites sans doute de la dramaturgie sans le savoir
Vous êtes peut-être la personne ayant contribué au choix du texte que la compagnie va jouer. En tout cas vous allez participer au spectacle. Il est même possible que vous soyez chargé·e de l’élaboration du décor ou de la mise en scène.
Un rendez-vous a été fixé à toute la troupe. Imaginons que nous nous situions dans cet entre-deux qui sépare la première lecture personnelle du texte et la première répétition avec l’ensemble du groupe.
La question est : que faire à présent ? Réponse : lire le texte. Bien sûr, vous l’avez déjà lu. Il convient en fait de le relire, mais pas simplement pour refaire défiler sous vos yeux les répliques et les scènes de la pièce. Nous allons vous parler d’une lecture plus approfondie, avec crayon et carnet à portée de main
Pourquoi relire le texte d’une manière plus attentive ? Pour préparer les répétitions. En effet, vous aimez peut-être concevoir le décor dans le détail, régler la mise en scène ou votre jeu d’acteur minute par minute, préalablement, avant de commencer à répéter. À moins que vous ne préfériez vous laisser guider par les interactions avec le reste de la troupe. Même dans ce cas-là, une relecture attentive et préalable du texte vous sera utile, car en répétition, les belles découvertes s’offrent mieux aux esprits bien préparés.
Installez-vous où cela vous convient : dans l’agitation vivante et bruyante d’un café, ou dans un lieu retiré et propice à la concentration ou dans tout autre espace dont l’ambiance vous paraît propice au travail.
Le temps est venu d’élaborer la dramaturgie du spectacle. Sans doute pratiquez-vous déjà cette activité. Comme Monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir, vous faites probablement de la dramaturgie sans le savoir.
Cette activité, qui consiste à préparer la réalisation du spectacle avant que les répétitions ne commencent, se nomme « dramaturgie ». Le mot « dramaturgie » possède deux sens.
Sens 1 : « art de la composition des pièces de théâtre »
Sens 2 : « choix opérés par l’équipe de réalisation pour donner au spectacle une orientation choisie ».
Nous l’utiliserons ici dans son sens n°2.
Le mot « dramaturgie »
Le mot « dramaturgie » continue de désigner différentes réalités. Littré définit le terme comme « l’art de la composition des pièces de théâtre ». C’est une partie de l’ « art poétique ». À ce titre, la première dramaturgie du théâtre occidental est sans doute La Poétique d’Aristote. Le livre met au jour plusieurs principes nécessaires pour la conception et l’écriture d’une pièce de théâtre. Aristote n’y aborde pas le « spectacle », car d’après lui, le texte seul possède le pouvoir de déterminer la représentation théâtrale. Aristote formule un système idéal d’écriture en se fondant d’une part sur des principes philosophiques et esthétiques généraux ainsi que sur des exemples tirés des trois grands tragiques grecs : Eschyle, Sophocle, Euripide ainsi qu’Aristophane pour la comédie.
Plus tard, à la période classique, l’héritage d’Aristote est poursuivi par exemple avec Corneille et ses trois discours (Discours de l’utilité des parties du poème dramatique, Discours de la tragédie, Discours des trois unités) ou encore l’Abbé d’Aubignac avec sa Pratique du théâtre. C’est à la suite de ces travaux qu’on a pu parler de dramaturgie classique, romantique ou de la dramaturgie d’unetelle, pour désigner les règles et techniques dont usent, consciemment ou non, les auteurs d’une époque.
Lessing et la Dramaturgie de Hombourg
C’est Lessing qui fait changer le sens du mot durant les années 1767-1768. Lessing est un auteur de théâtre allemand qui a prôné l’éloignement des modèles classiques français tragiques et comiques, afin de mettre au point un théâtre plus proche du public et de sa vie quotidienne. Mais c’est aussi un critique qui expose ses vues sur le théâtre, notamment dans la Dramaturgie de Hombourg, recueil d’une centaine d’articles dans lesquels Lessing précise sa pensée. Son objet n’est plus seulement le texte, comme c’était le cas chez Aristote, mais le passage du texte à la scène. La dramaturgie devient alors un moment de la fabrique du théâtre, situé en amont de la mise en scène.
La naissance de la mise en scène
On peut définir la mise en scène comme l’activité qui consiste à concevoir et à organiser les différentes composantes d’un spectacle selon un point de vue directeur. La notion apparaît au milieu du XIXe siècle. Auparavant, le spectacle avait certes besoin d’être organisé, mais la fonction en charge de cette organisation était anonyme et ne cherchait à faire prévaloir aucun point de vue sur le texte. En outre, au XIXe siècle apparaissent différentes évolutions techniques : éclairages au gaz, progrès de la machinerie et des décors, ce qui implique la définition d’une fonction propre à assurer l’emploi de ces ressources. De plus, par un effet propre à l’écoulement du temps, les textes anciens continuent d’être portés à la scène et nécessitent une interprétation d’autant plus cardinale que la distance culturelle entre le temps de la fable et celui de la représentation s’agrandit. Apparaît alors la nécessité d’une séquence consacrée à prévoir la mise en scène avant la réalisation de cette dernière.
La conception de Brecht
Brecht (1898-1956) va donner une nouvelle force à la dramaturgie. Selon lui, elle permet de dégager la « fable » du texte dramatique. D’après la conception brechtienne, la « fable » est non seulement l’histoire que le texte raconte, mais encore le point de vue que l’équipe artistique a sur la fable, point de vue informé par tous les apports critiques appropriés. C’est la naissance d’une nouvelle fonction : celle du « dramaturge ». Ce mot, comme « dramaturgie », a plusieurs sens. Il peut désigner un auteur dramatique. Selon la conception allemande, le dramaturge est davantage un conseiller littéraire, dont la place est en amont en aval de production scénique. Il lit les textes destinés à être représentés, les adapte lorsque c’est nécessaire, voire les traduit. Ensuite, il suit la réception du spectacle, rédige le programme, se charge des relations avec la presse ou le public. Au XIXe, la fonction de « dramaturge » s’institutionnalise, puisque la plupart des théâtres allemands comportent un ou plusieurs dramaturges. Certains de ces dramaturges sont aussi auteurs, d’autres passent à la réalisation, d’autres viennent de la presse et y retournent périodiquement. Dans l’esprit de Brecht, dramaturge et metteur en scène se partagent les tâches : le premier assure le travail théorique d’établissement de la fable, tandis que l’autre assure sa réalisation scénique. Au Berliner Ensemble, sous la direction de Brecht, un véritable collectif de dramaturgie pilote la production : il analyse systématiquement le texte, l’explique, définit l’idéologie (ce que l’on veut montrer) et traduit cette conception en termes scéniques, de sorte qu’elle soit sensible à tous et toutes avant et pendant les répétitions.
Le dramaturge en France
En France, des théâtres ont également fait une place à la fonction de « dramaturge ». Pourtant, ses missions demeurent variables : elles peuvent concerner la recherche documentaire, la rédaction du programme, ou intégrer la réalisation du spectacle voire assurer la critique interne de celui-ci. Des metteurs en scène refusent catégoriquement de travailler avec un dramaturge, dans lequel ils voient un concurrent. Sans doute ces artistes sont-ils leur propre dramaturge.
Analyse dramaturgique
Faire la dramaturgie du spectacle ne requiert pas une méthodologie normative ni l’acquisition d’un jargon analytique. Tout le monde, quel que soit son bagage, peut participer à la dramaturgie du spectacle et accomplir une analyse dramaturgique.
Parfois, la dramaturgie est accomplie par une personne, qu’on appellera le « dramaturge ». Parfois, la dramaturgie est faite par la personne chargée de la mise en scène ou par les interprètes eux-mêmes.
Pour résumer, la dramaturgie est un état d’esprit. Ce n’est pas un commentaire littéraire du texte. C’est lire le texte en imaginant ses potentielles réalisations scéniques et leurs conséquences sur le sens du spectacle.
On peut imaginer un travail dramaturgique centré sur la constitution du sens du texte représenté et celui de la mise en scène. Pour ce faire, il est possible de procéder par quelques questions simples : Que raconte l’histoire de la pièce ? Dans quels lieux cela se passe-t-il ? Quelle est la durée de l’action ? Comment peut-on expliquer les actions engagées ou subies par les personnages ? Peut-on tisser des liens entre l’époque de l’histoire, l’époque de l’écriture du texte, l’époque de sa représentation ? Qu’est-ce que le public recevra du spectacle ?
Un exemple d’analyse dramaturgique : « Le Tartuffe » de Molière
Prenons un exemple concret : Molière, « Le Tartuffe ou L’Imposteur », acte III, scène 2. Dans la pièce, presque toute une famille se ligue contre un personnage dénommé « Tartuffe », qu’on l’on accuse de fausse dévotion. L’homme ferait semblant d’être très pieux, pour mieux plaire au maître de la maison et le dépouiller de ses biens. La scène qui suit est sa première apparition. Il est avec le personnage de Dorine, la servante de la maison.
Extrait.
TARTUFFE, LAURENT, DORINE. | |
TARTUFFE, apercevant Dorine. | |
Laurent, serrez ma haire, avec ma discipline, Et priez que toujours le Ciel vous illumine. | |
Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers, Des aumônes que j’ai, partager les deniers. |
Fin de l’extrait
La « haire » est une chemise rugueuse que l’on porte pour se mortifier.
La « discipline » est ici un fouet.
La didascalie « apercevant Dorine » peut se jouer d’au moins deux façons différentes.
1ere façon : Tartuffe aperçoit Dorine et, pour lui faire croire qu’il est très pieux, adresse son discours à Laurent. Pas d’hésitation ici, Tartuffe est un hypocrite. C’est le choix de Robert Hirsch dans la mise en scène de Jacques Charon. Les conséquences dramaturgiques d’une telle interprétation sont nombreuses. La vision de la religion délivrée ici se rapproche de celle que Molière portait : un outil dont les moins scrupuleux se parent pour servir des intérêts personnels qui n’ont rien à voir avec des principes religieux. Cette option de lecture oriente le jeu de l’acteur vers un double point d’appui à nourrir par les jeux de regards et d’adresse : feignant de parler à Laurent, Tartuffe s’adresse en réalité à Dorine. Il y a là un phénomène de double énonciation qui devra clairement apparaître dans la mise en scène. Cette interprétation fait donc du texte de Molière un texte pris dans son histoire et le combat que Molière engageait contre le parti dévot qui avait prôné et obtenu l’interdiction de certaines de ses pièces, jugées obscènes. Dans cette optique, il serait intéressant de faire ressortir l’alexandrin, en tant que code classique et historiquement daté de la parole. Cela ouvre sur un travail de diction à réaliser avec les interprètes pour faire entendre les douze syllabes ainsi que la césure. Une même cohérence inviterait à travailler les costumes et la scénographie pour donner à voir une action se déroulant dans une époque bien identifiée : le XVIIe siècle pris dans des luttes religieuses desquelles le jansénisme espère sortir vainqueur.
2eme façon : Tartuffe allait parler à Laurent et le fait incidemment alors que Dorine est là. Ici, Tartuffe paraît être un véritable pratiquant engagé de manière intense dans sa foi. C’est le choix de Louis Jouvet dans sa propre mise en scène. Cela rappelle une attitude religieuse dite « intégriste », ce qui réfère alors à des problématiques plus contemporaines. La cohérence imposera alors des costumes et une scénographie plus modernes, ainsi qu’un alexandrin qui sera délibérément prosaïsé.
La dramaturgie ne choisit pas forcément entre l’une ou l’autre possibilité, mais se borne à les envisager, comme deux pôles possibles, entre lesquels toutes les positions intermédiaires sont bien entendu envisageables. Ajoutons que notre analyse ne prétend pas à l’exhaustivité et que d’autres pôles interprétatifs émergeraient sans doute si l’on approfondissait les choses. Quoi qu’il en soit, ce sera ensuite aux acteurs, aux actrices, au scénographe, au costumier et au metteur en scène de choisir. La dramaturgie déplie les possibles de la mise en scène, du jeu de l’acteur, de la scénographie, et tente de prévoir comment cela sera compris dans le public. La dramaturgie est, in fine, une lecture qui projette le texte vers la scène.
Mais la dramaturgie peut aussi faire un choix clair et orienter le spectacle dans une direction bien définie. Elle est alors davantage interventionniste et se positionne comme la conscience la plus aigüe des enjeux artistiques du spectacle.
On le voit, on fait tous et toutes peu ou prou, parfois sans le savoir, avant ou pendant des répétitions, de la dramaturgie… Que ce travail soit institutionnalisé ou non, objet d’une phase spécifique ou pleinement intégré aux répétitions, il est bon, cependant, d’avoir conscience qu’on est en train de l’accomplir, car il permet de formuler des options fortes et de reposer inlassablement cette question, à laquelle toute la compagnie doit répondre d’une manière unitaire mais chacun-e à sa manière et à son poste : quelle histoire racontons-nous ?
Cette question, qui doit trouver une réponse unitaire de la part de l’ensemble de groupe, mais déclinée singulièrement par toutes celles et ceux qui participent à la réalisation du spectacle est la garantie que chacun-e va tirer dans le même sens et que l’unité va se faire autour d’une vision partagée du spectacle. C’est pourquoi il est utile de la poser périodiquement pour s’assurer que tout le monde comprend la même chose et reprend tous les éléments scéniques à travers le philtre de cette vision unique. C’est ainsi que prennent sens tous les éléments du spectacle, des grands mouvements d’ensemble aux détails que sont un geste, un motif sur un vêtement, une lumière en arrière-scène, un accessoire posé là, un parti-pris de jeu, le choix d’une musique pour un intermède, etc.
Ensuite viendra le temps de la mise en scène, de la direction d’acteur et du choix des costumes, auxquels nous avons consacré des articles.
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