Pièces de théâtre

Un théâtre à jouer pour déjouer nos travers

Le théâtre est un lieu de rites et de superstitions. Certains et certaines sont entretenues avec constance quand d’autres disparaissent au fil du temps. D’autres, qu’on croit nées voici longtemps, sont en réalité très récentes. D’où cela vient-il ? Peut-on en faire une liste exhaustive ?

Origine religieuse du théâtre

D’abord, rappelons qu’il est convenu de situer l’origine du théâtre dans les cérémonies religieuses. On admet généralement que le théâtre est né de l’instinct naturel des êtres humains pour l’imitation. Or, les premières cérémonies religieuses dont on a la trace rassemblaient des hommes et des femmes célébrant un rite agraire ou de fécondité. Des scénarios étaient alors inventés au cours desquels un dieu mourait pour ensuite ressusciter, image de la force de la nature, au centre de la vie quotidienne. Il était commun également de présenter la mise à mort d’un prisonnier, afin d’inculquer le respect des interdits. On organisait des processions, dans le but de refonder l’unité du groupe social. On mettait en scène des orgies, censées représenter les comportements à condamner. L’un de ces rituels les plus connus est le carnaval, où tout un chacun, le temps d’une journée, peut revêtir une autre identité. 

On croit savoir que la tragédie proviendrait du culte rendu à Dionysos, dieu du vin et du théâtre en Grèce antique. De même, la comédie serait issue de processions phalliques. On notera la manière dont des éléments théâtraux sont présents dans ces rituels : costumes des officiants, des victimes, qu’elles soient humaines ou animales. Différents objets symboliques sont employés : hache, épée. 

Culte de Dionysos.
Représentation du Culte de Dionysos.

L’espace du rituel est également symbolique, c’est un espace sacré, cosmique, mythique, différent de celui des fidèles. Il est convenu aujourd’hui de constater que tout culte prend spontanément un aspect dramatique et théâtral, de même que toute religion génère naturellement du drame. Pour le théâtre, on évoque aussi une autre origine possible : celle de la transe chamanique impliquant l’exposition d’un sujet souffrant entrant en guérison. Certaines formes théâtrales comme le théâtre de marionnettes et le théâtre d’ombres viennent aussi de rituels. 

Rituels de représentation

Les rituels de représentation que l’on vient d’évoquer se retrouvent encore de nos jours dans des régions d’Afrique, d’Australie et d’Amérique du Sud. Ils théâtralisent le mythe qui est joué par des officiants selon un déroulement inchangé : rites d’entrée préparant le sacrifice, rites de sortie assurant le retour à la vie quotidienne. Les moyens d’expression utilisés sont la danse, la mimique, la gestuelle, le chant, la musique et la parole. Cependant, malgré ces points communs, l’évolution des rituels n’aboutit pas partout à une création telle que le théâtre grec antique peut présenter, selon une trinité impliquant personnification, dialogue et action. 

Les traditions théâtrales imprégnées de rituels sont aujourd’hui encore nombreuses et variées. On peut mentionner le Nô japonais ; le Jôruri, théâtre de poupées d’Osaka ; le Kabuki, lequel peut faire penser à la Commedia dell’arte ; le KathakaLi du Kerala. Mnouchkine, Brook, Grotowski ou Kantor se sont inspirés de ces formes pour renouveler leur approche de la mise en scène.

Kabuki
Représentation de Kabuki.

Le rituel théâtral

La séparation des rôles entre interprètes et public, la mise au point d’un récit mythique répété et enrichi, le choix d’un lieu spécifique pour les rituels de représentations, tout cela transforme peu à peu ces derniers en un événement purement artistique. Le public vient désormais pour regarder et s’émouvoir d’un mythe qu’il connait bien, grâce à des interprètes masqués qui l’incarnent. Un véritable rituel théâtral se met en place, avec ses rites et ses superstitions. Ces dernières, qui dérivent parfois de pratiques religieuses, peuvent être définies par la croyance en une certaine réactivité de l’univers ou d’entités surnaturelles face aux comportements humains. 

Au-delà, toute mise en scène est un rituel dès lors qu’elle impose aux interprètes des paroles et des gestes qui sont organisés. En effet, si le rituel est la compétence possédée par un individu parlant et agissant dans le cadre d’un jeu, devant occuper telle position et énoncer tel texte, et produisant tel effet sur celles et ceux à qui il s’adresse, alors la mise en scène théâtrale relève bien de ce cadre. C’est un événement régi par certains codes, prescriptions et interdits, d’application stricte ou souple.

Rites théâtraux

Différents rites théâtraux participent au rituel théâtral. 

Les motifs dramatiques

Les motifs dramatiques des genres théâtraux sont les éléments textuels du rituel théâtral. En effet, chaque genre possède des motifs légués par la tradition, familiers du public. Les auteurs et autrices peuvent les reprendre en se rapprochant le plus possible de la tradition, y apporter de légères transformations, de profonds changements ou les éliminer purement et simplement. Citons quelques-uns de ces motifs pour les genres théâtraux de la tradition française. Dans la comédie, un personnage issu de la bourgeoisie et possédant un défaut majeur est l’objet d’une ruse jouant sur ce même défaut. Dans la tragédie, un personnage royal affronte un destin politique en contradiction avec ses aspirations personnelles. Dans le mélodrame, un personnage pétri d’innocence pure fait face à la traitrise et à la souillure. Dans la farce, un personnage issu du peuple met en place une ruse mais cette dernière se retourne contre lui. Dans le vaudeville : un personnage mène une relation extra-conjugale mais diverses embûches se mettent en travers de son projet.

La Dame de chez Maxim, Feydeau
Affiche de “La Dame de chez Maxim” de Georges Feydeau, vaudeville emblématique.

L’espace de la salle

Sur le plan de l’habillage de la salle, la couleur emblématique du théâtre est le rouge. Sous l’ancien régime, les fauteuils et les rideaux de théâtre étaient bleus, la couleur des royalistes. Mais Napoléon souhaita se démarquer et trouvait que le rouge rendait les femmes plus belles et ravivait leur teint. Le théâtre est ainsi devenu rouge et or. 

Opéra Garnier, Paris
La salle de l’opéra Garnier, Paris.

Un des constituants traditionnels de l’espace théâtral tend en revanche à disparaître : la rampe. Il s’agit de la galerie lumineuse qui borde la scène d’un bout à l’autre. Elle sépare d’une façon nette la scène et la salle et semble indiquer que l’espace théâtral est irrémédiablement scindé en deux : d’un côté celles et ceux qui jouent, de l’autre côté, celles et ceux qui jugent. La rampe a ses détracteurs, qui lui reprochent son caractère artificiel. 

Les rites d’avant l’entrée en scène

Merde

Au théâtre on se dit souvent « merde ». Pas pour s’envoyer promener, ni pour clore la discussion. C’est au contraire un mot gentil, qui signifie à peu près « tous mes vœux de réussite ». Mais d’où cela vient-il ? On ne le sait guère et diverses hypothèses existent. 1°) par superstition, certains artistes n’aimeraient pas qu’on leur souhaite directement « bonne chance », expression susceptible d’attirer sur eux le mauvais œil. D’ailleurs, on ne répondra jamais « merci » à quelqu’un qui vous dira « merde » juste avant d’entrer en scène. On se contentera d’un « je prends ». 2°) au XVIIe siècle, les spectateurs fortunés venaient au théâtre en fiacre. Lorsque le crottin était abondant devant l’entrée du théâtre, cela était par conséquent synonyme de succès. Dire « merde » à une actrice revenait donc à lui souhaiter un public nombreux.

Les cadeaux

Le théâtre partage avec l’opéra un rituel plutôt sympathique, celui des cadeaux de « première ». Dans l’après-midi précédant ce grand soir, les loges des artistes se gorgent de cadeaux. Les membres de la compagnie et du staff technique se font en effet des cadeaux entre eux. Certaines grandes maisons d’opéra perpétuent la tradition en participant à ces marques d’intérêt. Plus symboliques qu’expansifs, il peut s’agir de petites gourmandises ou de menus objets en rapport avec le personnage joué. 

Les fleurs

Parmi les cadeaux envisagés, on pourra trouver des fleurs. Une variété reste interdite au théâtre : les œillets. Cela remonte sans doute au XIXe siècle, quand les théâtres engageaient les interprètes pour la saison. Quand un directeur envoyait des roses à une comédienne, il lui renouvelait son engagement. En revanche, quand il lui envoyait des œillets, cela signifiait qu’il ne la renouvellerait pas. 

Oeillet
Oeillets rouges.
La trempête

Certains rites ont été maintenus peu de temps, comme c’est le cas pour celui de la trempête. Il se situe juste avant la deuxième représentation. Il consiste à partager, entre membres de la troupe, un pain au chocolat que l’on trempe dans une bolée de cidre. La dernière goutte est lancée à la metteuse en scène. Cette tradition aurait été instituée par Triboulet, bouffon à la Cour de France sous Louis XII et François 1er, parodiant l’eucharistie et trouvant des substituts profanes au vin de messe et à l’hostie.

Les trois coups

Autrefois et encore aujourd’hui dans certaines représentations, on frappe les trois coups avec le brigadier, pour annoncer le début de la représentation théâtrale. Ces trois coups correspondent aux trois saluts du XVIIe siècle : l’un du côté de la reine, l’autre du côté du roi, le troisième pour le public. Ces trois coups marquent le passage du temps ordinaire au temps théâtral. Plus prosaïquement, ces trois coups mettent fin au brouhaha de la salle qui attend le début de la représentation. Ces trois coups étaient souvent précédés de 12 coups rapides. Pour se souvenir de ces chiffres, on peut penser aux 12 apôtres et à la Trinité : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Aujourd’hui, l’usage de ces trois coups qui sont en fait 15 est souvent un clin d’œil référentiel au théâtre « à l’ancienne ».

Les rites de clôture de la représentation

Les saluts

À la fin de la représentation, une fois que le rideau est baissé, les interprètes viennent saluer le public. Le rideau est relevé autant de fois qu’ils sont rappelés. Les saluts, comme le reste du spectacle, sont réglés par la mise en scène. Dans le théâtre de boulevard notamment, une hiérarchie est établie entre les rôles. Les petits rôles viennent saluer en premier, les rôles principaux à la fin, cette séquence étant censée accroître progressivement les applaudissements. 

Saluts au théâtre
Une compagnie saluant le public.
Les applaudissements

À la fin du spectacle, le public manifeste son approbation par des applaudissements. Après être restée immobile un long moment, la salle libère ainsi son énergie. On peut dire que l’applaudissement est un message envoyé par le public : j’ai vu le spectacle et je l’apprécie. Il arrive qu’on applaudisse à l’intérieur d’une représentation, pour saluer un bon mot, une entrée, une sortie, voire un décor. Cela est surtout valable pour le public populaire et bourgeois. Le public intellectuel, de son côté, n’applaudit qu’une fois le rideau baissé, pour ne pas encourager le cabotinage et remercier ainsi le travail collectif. 

Les interdits théâtraux

Les interdits participent également au rituel théâtral.

La « pièce écossaise »

Du côté des textes, un est maudit : il s’agit de Macbeth de William Shakespeare. Cette superstition court en Europe et aux États-Unis. Prononcer le titre de la pièce suffit à attirer le mauvais œil, à tel point qu’on a pris l’habitude la surnommer la « pièce écossaise ».

La malédiction attachée à la pièce semble apparaître dès la première représentation, en 1606. Parmi les scènes écrites par Shakespeare, il en est une dans laquelle un personnage a une hallucination : il croit voir un poignard. Lors de la représentation, ce poignard était figuré par une authentique arme. Or, la lame aurait blessé mortellement un acteur. Au fil du temps, les compagnies montant Macbeth sont confrontées à différents soucis qui construisent peu à peu le mythe d’une pièce maudite. On recense en effet des problèmes techniques, des blessés chez les interprètes et dans le public. En Angleterre, une production du texte est particulièrement éprouvée : l’un des acteurs perd sa voix. On le remplace par sa doublure qui est elle-aussi mise hors d’état de jouer puisqu’elle est hospitalisée le jour même. Autre anecdote, plus morbide, celle-là : l’acteur Laurence Olivier, grand shakespearien, joue la pièce, brise son épée durant une représentation. Des éclats tombent sur un spectateur du premier rang, qui meurt en faisant une crise cardiaque. Cette réputation maléfique de la pièce est accentuée par l’univers de cette tragédie, elle-même fertile en sorcières, malédictions et tableaux surnaturels.

Füssli, les trois sorcières de Macbeth
Les trois sorcières de Macbeth par Füssli.

Corde

D’autres interdits subsistent au théâtre, comme celui de prononcer le mot «corde ». L’origine de cet interdit proviendrait des théâtres à l’italienne qui fleurissent en Europe à partir du XVIIIe siècles. Les nombreux cordages de la machinerie imposent le recrutement d’anciens marins, qui ont l’habitude de manœuvrer des voiles. Ces derniers importent des superstitions propres à la marine. En effet, sur un bateau, le mot « corde » est aussi interdit. En effet, chaque lien étant une corde, chacun a sa dénomination propre qu’il convient de respecter sous peine de les confondre : bout, filin, ganse. Le seul qu’on continue d’appeler « corde » est celui de la cloche avec laquelle on salue les morts. Les interprètes qui respectent cet interdit, remplacent le mot « corde » par « fil ».

Lapin

De même, le mot « lapin » est aussi un interdit venu de la marine, dans laquelle l’animal avait causé bien des dommages, notamment en rongeant les cordages. 

Marteau et vendredi

Le mot « marteau » était également interdit et remplacé par son équivalent en argot parisien, le darracq. De même, le mot vendredi était prohibé. Pourquoi ? je n’ai aucune explication à l’heure où j’écris ce papier… 

Les ciseaux

De la même façon qu’il est malvenu, selon certaines superstitions, de croiser ses couverts à table, il est interdit de faire les “ciseaux” sur scène, autrement dit de faire se croiser 2 interprètes.

Siffler

Du côté des actions interdites aux interprètes, on peut mentionner celle de « siffler », propre à appeler les sifflets du public, marques de désapprobation du public.

Le Vert

S’il est bien une couleur prohibée au théâtre, c’est le vert. C’est le cas en France, du moins, puisqu’en Espagne la couleur interdite est le jaune, tandis qu’en Italie c’est le violet. 

Anecdote : nous sommes au matin du 1er août 1970. Le soleil caresse délicatement les jardins du Palais-Royal. Au cœur de l’été, la Place Colette est calme. Paris somnole encore. Pourtant, un événement majeur se joue sous les dorures du bureau directorial de la Comédie-Française. Un nouvel Administrateur Général vient d’être nommé. Il s’agit de Pierre Dux, vaillant Sociétaire. C’est lui, désormais, et pour neuf ans, qui présidera aux destinées du vaisseau amiral du plus officiel des théâtres français. Savez-vous quelle fut sa première décision ? Son premier acte de nouveau maître des lieux ? Il fit changer la pochette de certains dossiers dormant dans ses tiroirs. Et pas n’importe lesquels. Ceux dont la pochette était verte. En effet, Dux est un des comédiens les plus superstitieux de la Maison. Or, le vert est, selon la tradition, une couleur maudite au théâtre. La phobie de l’homme est telle qu’en tournée, il fit repeindre les murs verts de sa chambre d’hôtel ! Mais pourquoi prêter au vert une telle valeur maléfique ? 

Les causes sont incertaines. Des comédiens ayant porté un costume de couleur verte seraient morts. Ce qui pouvait s’expliquer par l’oxyde de cuivre utilisé pour la teinture verte. Pourtant, cette peur n’est pas unanimement partagée : ainsi, au début du XXe siècle, Sarah Bernhardt fit scandale lorsqu’elle choisit le vert pour tapisser la salle de son théâtre.

Comme tous les rites et les interdits, ces différentes traditions contribuent à forger l’imaginaire du théâtre, qui fleurte ainsi avec le monde magique et le pare d’une aura particulière. Elles contribuent aussi à bâtir une « communauté » théâtrale, constituée d’initié-e-s qui connaissent ces données, face aux béotiens, qui les ignorent.