Les Sept péchés capitaux



Et si vos spectateurs se reconnaissaient… dans leurs propres travers ?

Accordez-nous moins de deux heures de lecture et offrez à votre public une comédie à sketchs mordante et variée (même si vous avez peu de moyens et beaucoup d’acteurs à faire jouer).

On a 3 questions rapides à vous poser : 

🆘 Vous en avez assez des pièces de théâtre comiques où tous les personnages se ressemblent et manquent de relief ?

🆘 Vous fuyez les comédies qui étirent la même histoire sur deux heures ?

🆘 Vous redoutez les comédies qui exigent des décors coûteux ou impossibles à transporter ?

Si vous avez répondu oui à au moins deux questions, alors lisez vite ce qui suit !

Orgueil, Avarice, Luxure, Colère, Envie, Gourmandise, Paresse : sept saynètes comiques, chacune consacrée à un Péché Capital.
Jouables ensemble pour un grand spectacle, ou séparément pour des soirées à thème, ces sketchs offrent un humour universel et des situations où chacun se reconnaîtra… parfois à son corps défendant.

En accédant au texte intégral de Les Sept Péchés Capitaux, vous obtiendrez un fichier PDF d’à peine 1,1 Mo, téléchargeable sur votre ordinateur, votre tablette ou votre téléphone, et imprimable sur n’importe quel support.
La mise en page vous permettra de noter sur le texte toutes les indications et notes de régie utiles à votre mise en scène.

Avec Les Sept péchés capitaux, vous aurez : 

✅ Une variété comique garantie : sept univers, sept intrigues, sept occasions de faire rire et réfléchir votre public.


✅ Une distribution ultra-flexible : de 6 à 37 interprètes (de 4F/2H à 24F/13H), selon vos besoins.


✅ Des durées adaptables : jouez tous les sketchs ou seulement quelques-uns.


✅ Des décors simples : chaque sketch se joue avec un minimum d’éléments, idéal pour les tournées ou les petits budget.


✅ Un humour intemporel : les défauts humains sont éternels, et le public adore les voir caricaturés sur scène.

Bonne nouvelle : la lecture, le téléchargement et l’impression des Sept Péchés Capitaux sont totalement gratuits !

🎭 Intéressé(e) ? Téléchargez gratuitement le texte intégral de Les Sept Péchés Capitaux et offrez à votre public une galerie de travers aussi drôles que savoureux.

Attention : déconseillé aux troupes qui veulent proposer une et une seule histoire



Texte intégral des Sept péchés capitaux à lire ou à imprimer

Personnages

Mme Bronchu, concierge.

Léa, assistante d’Arthur.

Arthur, Directeur de la galerie Fluffinett.

Melbridge, mécène de la galerie.

Grabovski, mécène de la galerie.

Delsart, mécène de la galerie.

Le Bureau directorial de la Galerie Fluffinett. Sur le bureau lui-même sont posées plusieurs œuvres d’art contemporain. Mme Bronchu et Léa sont en scène.

Mme Bronchu, remettant un colis. Voilà, M’ame Léa.

Léa, prenant le colis, sans comprendre. On n’attend rien, enfin je crois.

Mme Bronchu. Ça, je peux pas vous en dire plus, M’ame Léa. (Elle se met à renifler.)

Léa, posant le colis sur le bureau. Ça pèse son poids.

Mme Bronchu. Ça sent bizarre, non ?

Léa, reniflant à son tour. Oui, c’est curieux. (Elle ouvre le colis, en sort un paquet de lessive.) De la lessive ? (Elle en sort un autre paquet.) Je comprends pourquoi c’était si lourd. (Elle sort un objet du colis.) Qu’est-ce que c’est ?

Mme Bronchu, prenant l’objet. Faites voir ? (L’observant sous toutes les coutures.) C’est un mini-doseur. Cadeau de la marque. Regardez, c’est dit ici. (Elle montre un paquet.)

Léa, lisant ce qu’il y a sur le paquet tandis que Mme Bronchu pose le mini-doseur sur le bureau. Ah oui. Mais pourquoi on reçoit ça ?

Mme Bronchu, examinant le colis. Ils se sont trompés, Mme Léa. Regardez : l’adresse, c’est bien ici : 100, rue des Pénitents. Mais il y a une erreur de nom.

Léa, lisant. « Galeries Farfouillettes ». (À Mme Bronchu.) Farfouillettes-Fluffinett, Fluffinett-Farfouillettes, ça peut se confondre, c’est vrai, même si une quincaillerie et une galerie d’art n’ont pas grand-chose en commun. Inutile d’en parler à M. Fluffinett, c’est exactement le genre de confusion qui serait susceptible de le…

Soudain, Arthur entre en trombe.

Arthur, à Léa. Vous avez osé ? !

Léa fait un signe discret à Mme Bronchu, qui remet les paquets dans le colis et s’éclipse à pas de loup.

Arthur. Déplacer le Himmelfarb ! Vous vous croyez chez vous, ma fille ?

Léa. Non, bien sûr, M. Fluffinett. 

Arthur. Une œuvre d’une telle portée, malicieusement intitulée Piano aqueux, en deux mots. L’adjectif aqueux, du latin aqua, signifie « gorgé d’eau ».

Léa. Je le sais, M. Fluffinett. 

Arthur. Ah vous le savez ? Vous avez donc aussi saisi le lien entre cette signification, et le fait que le clavier de l’instrument semble dégouliner comme de la cire fondue ? 

Léa. Bien entendu, M. Fluffinett. 

Arthur. Mais ce que vous semblez ignorer, c’est pourquoi j’avais mis l’œuvre dans l’atrium et nulle part ailleurs. Cet emplacement avait été choisi par moi, car l’œuvre côtoyait ainsi celle de mon ami Tomaso Darni, La Fontaine aux nuages. De la sorte, les deux œuvres se répondaient et formaient un merveilleux diptyque sur la liquidité !

Léa. Mais, M. Fluffinett, c’était pour améliorer la perspective. Piano aqueux bénéficie maintenant d’une très belle orientation qui met en valeur les reflets de l’acier peint. 

Arthur. Il suffit ! Vous avez outrepassé vos prérogatives. Tout changement doit être soumis à mon approbation, non a posteriorimais a priori.

Léa, à part. Ça, les aprioris, c’est votre truc. 

Arthur. Combien de fois devrai-je encore le répéter ? Je compose l’espace de mes expositions comme de véritables œuvres d’art. Elles sont vouées à la mise en lumière des artistes que la Galerie Fluffinett montre au public. Et si jamais je… (Il se met à renifler.) Qu’est-ce que ça sent, ici ? (Léa renifle aussi et semble enfin reconnaître l’odeur.) Vous sentez ?

Léa. Non, je ne sens rien.

Arthur. Mais enfin, ça prend à la gorge ! C’est une infection ! (Il se laisse guider par son odorat.) Attendez… attendez… (Désignant un paquet fait au papier d’aluminium.) Ça vient de là… (Il l’ouvre : c’est un sandwich au Camembert.) Ah ! Quelle horreur ! Ça empeste ! Qui m’a ramené ça ici ?

Léa, après un silence. Je… c’est moi… M. Fluffinett. Je n’ai pas encore eu le temps de déjeuner. On a été un peu bousculés depuis…

Arthur, la coupant. Vous êtes folle ? Vous allez m’empuantir toute la galerie ! Sortez-moi ça !

Léa. Oui, M. Fluffinett. 

Léa prend le sandwich et sort avec.

Arthur. Je m’échine à créer une atmosphère de raffinement, de sophistication. Les personnes qui viennent ici cherchent à entrer en contact avec l’art contemporain, la sublimation la plus haute et la plus actuelle de nos préoccupations. Il est hors de question qu’elles s’étouffent dans une abjection d’orteils macérés au jus de chaussette ! (À Léa, qui revient.) Ne me refaites plus jamais ça. Et laissez la porte ouverte, ça fera courant d’air… Où est la liste des invités pour le vernissage de samedi ?

Léa, lui donnant un papier. Justement, M. Fluffinett, je voulais vous en parler…

Arthur, lisant. Quoi, encore ?

Léa. Il me semblait que quelques ajustements étaient nécessaires…

Arthur, au bord de l’évanouissement. Vous avez touché à ma liste d’invités ?  

Léa. Certains noms me paraissaient un peu sortis du circuit. Je pensais donner un petit coup de jeune à l’événement…

Arthur, la coupant. Cette liste est le fruit de nombreuses années de travail ! Mais qu’est-ce que vous avez dans la tête, ma fille ? Vous avez fait des études d’Histoire de l’Art ?

Léa. En effet, M. Fluffinett.

Arthur. J’en viens à me demander si vous avez seulement réussi votre Brevet des Collèges. Écoutez-moi bien : l’expert, ici, c’est moi. J’ai ouvert cette galerie quand vous n’étiez même pas encore dans le ventre de votre mère. J’ai une profonde connaissance du monde de l’art contemporain. Quand il s’agit de reconnaître un chef d’œuvre et de le mettre en valeur, je ne me trompe jamais. Aussi je vous prierais désormais d’appliquer les consignes que je vous donnerai, rien de plus. C’est clair ? (Un silence.) C’est clair ?

Léa. Oui, M. Fluffinett.

Arthur. Où sont les projets de nouvelles acquisitions ?

Léa. Parmi toutes les œuvres qui avaient attirées notre attention, J’ai fait une sélection resserrée. (Elle montre le bureau.) Elle est devant vous, M. Fluffinett. 

Arthur, jetant un rapide coup d’œil au bureau. Comme je vous l’avais demandé, vous avez retiré les machines absurdes de ce jeune artiste, son « régulateur de tension émotionnelle » et je ne sais plus quoi ?

Léa. Oui, M. Fluffinett. 

Arthur. Parfait. Eh bien, ce sera rapide. Il y a sur ce bureau une authentique œuvre d’art. La voici. (Il s’empare du doseur.)Regardez ces formes et cette matière… (S’échauffant par degrés.) Quelle audace ! Quelle profondeur ! L’oxymore du profane et du sacré, le détournement d’un l’objet quotidien pour dresser un manifeste impitoyable contre la société de consommation !

Léa, gênée. Euh… Ça, M. Fluffinett, c’est un doseur de lessive. Un cadeau publicitaire présent dans un colis arrivé par erreur à la galerie.

Arthur, dont le rouge monte au front. Bien entendu… je… je le savais… Que croyez-vous ? C’était un test… je voulais voir où était votre sens de l’esthétique…

Léa. Mais alors, quelle œuvre choisissons-nous ?

Arthur, regardant les œuvres et en désignant une. Celle-ci, évidemment. 

Léa, notant. Ce sera donc Monolithe liquide de Isao Ferrandis. 

Arthur. Je voulais vous parler d’un sujet grave. Nous avons un problème. (Sortant son téléphone.) Vous avez lu la dernière critique du Clairon des Mauges ? « Arthur Fluffinett n’épate plus la galerie ». (Acide.) J’espère que vous avez goûté le jeu de mots. « Vous voulez du ringard et du mauvais-goût ? Courez voir la dernière exposition que nous a concoctée la Galerie Fluffinett. C’est un panorama de tout ce que l’art contemporain a de plus affligeant. Mention spéciale pour le pathétique Piano Aqueux de Greta Himmelfarb et pour l’escroquerie monumentale de Tomaso Darni, La Fontaine aux nuages. Peut-on témoigner d’un plus grand mépris pour le public ? Arthur Fluffinett se complaît à exposer des artistes qui se regardent le nombril, et s’imagine que le public appréciera de contempler ce narcissisme d’un autre temps. Si Monsieur Fluffinett nous prend pour des quilles, cette fois-ci il a fait un strike et nous a tous couchés. »

Léa. C’est ce qui s’appelle une exécution en règle.

Arthur. Je vous en prie ! Je ne vais pas laisser ainsi traîner mon nom dans la boue. Il est impératif de redorer le blason de la galerie, et le mien, par la même occasion. Nous allons mettre sur pied une nouvelle exposition, et en quatrième vitesse. (Revenant vers le bureau.) Monolithe liquide sera le cœur nucléaire de cette nouvelle expo. Je veux des œuvres pures et dures, voire austères. Laissons le divertissement au web et aux plateformes. Nous sommes ici pour élever les esprits, non pour les rendre disponibles à la réception de messages publicitaires. Nous allons promouvoir une constellation d’œuvres qui ne tirent leur valeur que de leur propre substance et Monolithe liquide en sera l’astre et le centre orbital. 

Léa. Et si, au lieu de présenter des œuvres d’art closes sur elles-mêmes, on allait chercher du côté des héritiers du Pop-Art ? On viendrait ainsi mordre sur le quotidien du public pour mieux le transfigurer. Ça peut capter leur attention, les bousculer dans leurs perceptions et provoquer leur intérêt. Je pense en particulier à Maya Oltrev ou Léandre Kross, qui détournent des objets du quotidien.

Arthur. Il n’en est pas question. Cette Galerie n’est pas un bazar où l’on présente les derniers gadgets à la mode. Si j’avais voulu ouvrir un parc d’attraction, j’aurais acheté un champ de 2000 hectares, pas un hôtel particulier du XVIIIe siècle. 

Léa. Mais c’est parfois ce que recherchent les gens : l’attraction d’une œuvre qui parle un tant soit peu d’eux, et par-là : une émotion différente, un décalage.

Arthur. Eh bien ils chercheront ça ailleurs. Vous vous souvenez de ce qu’il y a au-dessus de l’entrée ? Mon nom, gravé en lettres d’or. C’est moi qui fixe la direction artistique de ce lieu. Concentrez-vous sur la logistique. De mon côté, je vais reprendre mon bâton de pèlerin et sillonner le monde à la recherche des perles rares. Convoquez nos mécènes. 

Quelques jours passent. Sur le bureau ne se trouve plus qu’un tissu cachant manifestement divers objets. Léa, seule, s’affaire en-dessous du tissu, on ne peut pas voir ce qu’elle fait.

Arthur entre.

Arthur. Ils sont arrivés !

Léa. Les donateurs ? Vous voulez que j’aille les chercher ?

Arthur. Vous plaisantez ? C’est moi le maître de maison, ici !

Arthur sort.

Léa s’affaire de nouveau sous le tissu.

Melbridge, Grabovski et Delsart entrent, suivis d’Arthur. Léa émerge du tissu.

Arthur. Entrez mes amis, vous êtes ici… chez moi ! Certes vous avez tant fait pour cette belle maison qu’elle vous appartient quand même un peu. Melbridge, Grabovski et Delsart, vous représentez à vous trois le rayonnement international de la galerie Fluffinett !

Melbridge. Arthur, vous nous accueillez toujours d’une façon divine. 

Grabovski. Vous savez trouver les mots pour nous toucher.

Delsart. C’est à chaque fois un immense plaisir de vous voir. 

Arthur, à Léa. Eh bien, qu’attendez-vous ? Servez nos amis !

Léa sert du champagne à Melbridge, Grabovski et Delsart et leur propose des petits-fours. Ces derniers répondent par des « Il ne fallait pas » « vous nous gâtez », « vous vous êtes mis en frais pour nous », ad libitum, tout en avalant les petits-fours à pleine bouche.

Arthur, une flûte à la main. Eh bien, mes amis, je vous propose de porter un toast… à moi. À ma clairvoyance, à ma sensibilité, et au talent que j’ai d’en trouver chez les autres. À moi ! (Ils boivent.) Si je vous ai fait venir aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour le bonheur de votre présence. Je monte une nouvelle exposition qui fera date. Son thème ? L’art sans concession, l’art dans toute sa pureté, l’art ne tirant d’autres ressources que de lui-même. Naturellement, je vais faire appel à votre générosité. 

Delsart, avec une certaine gêne, regardant les autres. Arthur, nous craignons de ne pas être aussi généreux qu’à l’accoutumée.

Arthur, quittant son sourire. Mais que se passe-t-il ?

Melbridge. Ces derniers temps, les expositions de la Galerie ont pu dérouter, à en juger par certaines critiques.

Grabovski. Sans parler de l’organisation : on dit que des œuvres sont déplacées d’un jour à l’autre… Ce n’est pas très professionnel.

Arthur. Vous avez tout à fait raison. Ce déplacement était une initiative malheureuse de Léa, qui a encore beaucoup à apprendre à mon contact. Et j’espère que votre judicieuse remarque lui fera comprendre que j’avais raison de la sermonner à ce sujet. Mes amis, quand vous aurez vu un aperçu de ma prochaine exposition, cela effacera toutes vos appréhensions. 

Arthur fait un signe à Léa. Elle enlève alors le tissu, qui révèle ce qu’il cachait. On peut alors voir « Monolithe liquide » devant lequel est placé un carton sur lequel est écrit « Monolithe liquide (2025), Isao Ferrandis ». À côté de l’œuvre, Léa a placé le mini-doseur de lessive et a placé un carton sur lequel on peut lire « Pureté en trois dimension (2023), Artiste inconnu ».

Arthur. Et voilà ! Vous avez ici un échantillon des découvertes magistrales que nous allons présenter au public. (Apercevant le mini-doseur.) Mais… mais qu’est-ce que ça fait là, ça ?

Grabovski, d’un air entendu, à Arthur, mais aussi aux autres. Que se passe-t-il, Arthur ? Auriez-vous, encore une fois, un problème d’organisation ? (Melbridge et Delsart étouffent quelques rires.)

Arthur, après être resté bouche bée quelques instants. Mais non… absolument pas… tout a été parfaitement organisé… Bien… donc… (Montrant « Monolithe liquide ».) ici, se trouve une pièce majeure d’Isao Ferrandis… et je dois dire…

Delsart, qui, comme les autres, n’a d’yeux que pour le mini-doseur. Arthur, parlez-nous donc de cette oeuvre-ci, je vous prie.

Arthur. Ça ?

Melbridge, se rapprochant du mini-doseur, tandis que tous font cercle autour de l’objet. Fascinant minimalisme… De quoi s’agit-il ?

Arthur. Eh bien il s’agit de… euh… (Lisant le carton.) « Pureté en trois dimensions »… une œuvre de… de 2023… d’un artiste inconnu… donc… là-dessus, je ne peux vous en dire plus…

Grabovski. Mais pourquoi l’avoir choisie ?

Arthur. Tout simplement pour… à cause de… en raison de… de… de son fascinant minimalisme, comme vous le souligniez si justement… et puis…vous savez, chers amis, l’art contemporain a cette incroyable capacité à transcender les objets du quotidien, à leur donner un sens nouveau, une vie insoupçonnée. Regardez ce… cette pièce. À première vue, il ne s’agit que d’un simple doseur de lessive. (Tout le monde approuve. Arthur reprend confiance. Léa se retient de rire.) Un outil fonctionnel, banal, presque invisible dans la grisaille de nos routines modernes. Mais c’est précisément là que réside sa puissance. Ce n’est pas un objet. C’est un symbole. (Il s’approche du doseur.) Le plastique translucide évoque la fragilité de notre époque, une époque où la transparence est sans cesse revendiquée, mais rarement atteinte. Les graduations imprimées – ces lignes modestes, presque anonymes – rappellent notre obsession pour le contrôle, pour la mesure précise de tout ce que nous consommons. Mais regardez plus attentivement la courbure de cet objet, ses proportions délicates… Ne voyez-vous pas sa perfection géométrique, son harmonie presque platonicienne ? Ce doseur n’est pas un simple contenant. C’est une métaphore. Il contient nos espoirs, nos désirs, notre capacité à purifier notre propre souillure. Et que dire de l’idée même de « dose » ? Chaque dose, mes amis, est un acte. Un choix. Une invitation à réfléchir à notre rapport au monde, à nos excès, à nos besoins. Ce doseur est, en vérité, une critique subtile de la société de consommation. Il nous pousse à nous demander : « Quelle quantité m’est vraiment nécessaire ? » Ce doseur de lessive incarne le paradoxe de l’utilitaire transformé en miroir tendu à nous-mêmes. Et c’est là, mes amis, que réside toute la magie de l’art contemporain : prendre le banal, le quotidien, et le révéler dans sa valeur universelle.

Les trois mécènes sont subjugués par cette analyse et l’accueillent avec des « Magistral ! » « C’est d’une puissance ! » « Quelle force signifiante ! », ad libitum. Léa, tout en se retenant de rire, regarde pourtant Arthur avec une certaine admiration.

Melbridge. Cher Arthur, vous m’avez totalement convaincu-e, vous pouvez compter sur mon total soutien. 

Grabovski. Le mien aussi !

Delsart. Le mien également !

Arthur. Merci mes amis !

Tous les quatre trinquent et se mettent à discuter ensemble, tandis que Mme Bronchu rentre.

Léa. Que pouvons-nous faire pour vous, Mme Bronchu ?

Mme Bronchu. Eh bien à vrai dire, je… (Apercevant le mini-doseur.) Ah ! Le v’là  ! J’étais sûre qu’il était ici. 

Léa, prenant peur. Non, attendez !

Mme Bronchu se dirige vers le mini-doseur et le prend. Cela cause la stupéfaction de tout le monde.

Arthur, au bord de l’apoplexie. Mais enfin, Mme Bronchu, que faites-vous ?

Mme Bronchu, montrant le mini-doseur. Excusez, M’sieu Fluffinett, c’est les caleçons de M’sieu Bronchu, faut vraiment que je fasse une machine. À la revoyure, m’sieu-dames !

Elle sort. Delsart, Grabovski et Melbridge se tournent alors vers Arthur. Ce dernier est totalement décontenancé. Il cherche ses mots, bégaye, mais c’est finalement Léa qui prend la parole.

Lea. Quod erat demonstrandum. L’art contemporain ne se limite pas à un objet. Il s’inscrit dans l’interaction, dans le geste, dans le lien entre l’humain et la matière. Ce doseur, qui semblait être une simple sculpture, se transforme maintenant en acteur principal d’une mise en scène improvisée. Mme Bronchu vient d’exemplifier le lien inextricable entre l’art et la vie quotidienne. Elle nous montre que l’art n’est pas réservé à l’élite. Non mes amis, l’art est partout, même dans les gestes les plus ordinaires.

Cette dernière sortie est accueillie par Delsart, Grabovski et Melbridge par des « C’est tout simplement génial ! » « Cette exposition sera un triomphe ! » « C’est inouï ! »

Melbridge. Cher Arthur, j’appelle ma banque, mon virement sera fait dans la journée !

Grabovski. Moi aussi !

Delsart. Le mien également !

D’humeur fort joyeuse, Melbridge, Grabovski et Delsart sortent. Arthur se laisse alors tomber sur une chaise, comme épuisé.

Léa, après un temps. Désolée, M. Fluffinett. J’ai voulu vous jouer un tour et j’ai manqué…

Arthur. Vous apprenez vite. Il est vrai que je suis un bon maître. (Il se lève, donne une flûte à Léa et lève son verre.) Portons un toast.

Léa et Arthur, ensemble. À moi !

***

FIN 

de 

L’Orgueil – Épater la galerie

Personnages

Jeanne, filleule de Berthe.

Berthe, femme solitaire.

Lachaud, voisine de Berthe.

Saint-André, voisine de Berthe.

Bricourt, voisin de Berthe.

Jean-Guy, président des Cœurs Ouverts.

Le salon modeste de Berthe. Elle est en train de compter des billets, sourire aux lèvres. Après avoir compté, elle les place avec précaution dans un coffret. Elle referme ensuite ce coffret à clé, met la clé dans son corsage. Elle va ensuite à un vase, en tire une autre clé, et grâce à cette clé ouvre l’horloge qui se trouve dans le salon. Dans un compartiment secret, elle cache alors le coffret et referme le compartiment. Elle remet la clé de l’horloge dans le vase. Elle se met alors à plier des vêtements. Jeanne entre, un dossier sous le bras.

Jeanne. Bonjour marraine. 

Berthe, l’embrassant. Jeanne, comment vas-tu ? 

Jeanne, voyant les vêtements. Je vous dérange ?

Berthe. Pas le moins du monde. J’étais en train de ranger ces affaires.

Jeanne. Vous partez ?

Berthe. Moi ? Non ! J’ai collecté tout cela ces derniers jours. Je vais aller porter ce butin à l’association. Avec l’hiver qui arrive, ces pulls bien chauds pourront aider des gens dans le besoin.

Jeanne. Vous voici telle que je vous ai toujours connue : la générosité même.

Berthe, riant. N’exagérons rien ! Cependant, je prends garde à ne manquer de rien. Aussi, j’estime qu’il est de mon devoir de porter secours aux personnes plus modestes. Mais assieds-toi.

Jeanne, s’asseyant. Merci.

Berthe, lui donnant une tasse. Tu prendras bien un peu de thé ?

Jeanne. Avec plaisir.

Berthe, la servant. Ah… la théière est presque vide…

Jeanne. Ce n’est pas grave…

Berthe, versant dans la tasse de Jeanne le contenu de sa propre tasse. Je n’y ai pas touché.

Jeanne. Mais, et vous ?

Berthe. Je n’ai guère envie de thé, finalement…

Jeanne. Les autres d’abord, et vous ensuite, comme à chaque fois…

Berthe. Que veux-tu ? On ne se refait pas… Mais qu’est-ce qui t’amène ?

Jeanne. Euh… Eh bien… voilà… Vous savez que je viens de terminer mon école… 

Berthe. Mais c’est vrai ! Et je ne t’ai toujours pas donné ton cadeau…

Jeanne. Ça n’a pas d’importance… Si je viens vous voir aujourd’hui… c’est parce que… parce que j’aimerais ouvrir ma propre boutique.

Berthe. Quel merveilleux projet !

Jeanne. Oh pas une grande boutique… ça non… une petite boutique qui me ressemblerait… et dans laquelle je pourrais vendre mes créations…

Berthe. Je serai ta première cliente !

Jeanne. Ce sera une joie ! Mais avant cela, il faut que j’arrive à l’ouvrir…

Berthe. Tu y arriveras. Je connais ta détermination.

Jeanne. Ça ne fait pas tout… Pour commencer, il me faut de l’argent.

Berthe. De la quoi ?

Jeanne. De l’argent. 

Berthe. Il faut prendre rendez-vous avec ton banquier.

Jeanne. Marraine, vous le savez bien, on ne prête qu’aux riches.

Berthe. J’ai peur de comprendre. Tu me considères comme une personne riche ?

Jeanne. Non, mais moi je suis pauvre ! J’ai trop peu de revenus pour faire un emprunt. C’est pourquoi je me tourne vers vous.

Berthe. Je t’arrête tout de suite : je ne suis pas une banque. 

Jeanne. Si vous me prêtiez ne serait-ce qu’un peu, cela me serait d’une grande aide. 

Berthe. Si je le pouvais, je t’aiderais avec grand plaisir ! Mais moi non plus, je ne suis pas riche. Je me suis encore laissé prendre par les sentiments, regarde : (Elle montre plusieurs courriers.) la protection des chiens errants, le fonds pour la reforestation, le parrainage d’enfants défavorisés…

Jeanne. Votre bon cœur vous perdra !

Berthe. C’est ce que me répétait sans cesse ma mère… (Donnant un livre à Jeanne.) Et puis, tu sais, on mange trop.

Jeanne, lisant la couverture du livre. « Maîtriser sa bouche, libérer son être, le régime miracle du Docteur Balmont ». 

Berthe. Idéal quand on prévoit des repas maigres.

Jeanne. Bon eh bien merci marraine. Bonne fin de journée. (Elle embrasse Berthe.)

Berthe. Bonne fin de journée ma chérie. 

Jeanne sort. Puis elle réapparaît : elle a oublié son dossier.

Berthe, reprenant les vêtements qu’elle pliait, sans voir Jeanne, qui se tient en retrait.  Ça, c’est bien, je garde, ça, c’est troué, je donne à l’association. Ça, c’est mignon, je garde, ça, c’est abîmé, je donne à l’assaut. (Elle prend en main les courriers dont elle parlait.) La protection des chiens errants, désolée les toutous, mais vous continuerez à errer (Elle déchire le courrier et le jette dans la corbeille.) ; la reforestation, de toute façon, c’est trop tard (Même jeu que précédemment.) ; le parrainage d’enfants défavorisés, j’ai bien assez de filleules comme ça ! Et qui viennent me taper, en plus… (Même jeu que précédemment. Puis, lisant un autre courrier.) « Madame de Villeray, 47 rue des Pénitents, chère madame, nous avons le plaisir de vous confirmer l’ouverture de votre Super Livret. Votre dépôt initial de 783 254 euros et 91 cents a bien été pris en compte. » Ça, par contre, je garde. (Elle se retourne et voit Jeanne. Poussant un cri.) Ah ! Ça fait longtemps que tu es là ? (Elle dissimule le courrier de la banque.)

Jeanne. J’ai oublié mon dossier. 

Berthe. Le voici, prends-le. Excuse-moi, mais il faut que je règle mes derniers préparatifs.

Jeanne. Qu’est-ce que vous préparez ?

Berthe, montrant les vêtements qu’elle pliait. Une collecte pour Les Cœurs Ouverts

Jeanne. Les Cœurs Ouverts ?

Berthe. L’association caritative dont je fais partie. En plus de rassembler des vêtements à donner, je suis chargée de convaincre des personnes de faire des dons à l’association. Nous avons identifié trois personnes dont le patrimoine important laisse à penser qu’elles pourraient faire des donations très intéressantes… Je me suis dévouée pour les recevoir.

Jeanne, moqueuse, sans que Berthe ne comprenne le sous-entendu. Oh marraine, quelle abnégation !

Berthe. Je sais, mais ce n’est pas à mon âge que je vais changer. Tu m’excuseras, mais j’ai fort à faire…

Jeanne, après un temps léger. Je vais vous aider.

Berthe. Tu veux ? 

Jeanne. Ça me fait plaisir. Et en plus, c’est pour la bonne cause. 

Berthe. Aider son prochain selon ses moyens, voilà ce qui devrait tous nous guider ici-bas. On va refaire du thé. Je vais chercher l’eau. Il y a du jus de fruit et des verres.

Jeanne. Je m’en occupe. (Prenant la bouteille, la regardant.) Il y a des choses en suspension, on dirait…

Berthe, off. C’est la pulpe, il faut bien secouer…

Jeanne, secouant. D’accord… (Observant la bouteille.) Mais… la date de péremption est dépassée !

Berthe, revenant. Oh tu sais, c’est purement indicatif… il peut encore se boire après six ou sept ans.

Jeanne, une boîte à la main. Pour le thé, je prends ça ?

Berthe. Non ! C’est un thé de Chine introuvable ici… Prends plutôt l’Express Tea, il fera très bien l’affaire…

Jeanne. D’accord…

Berthe, joignant le geste à la parole. Les tasses, le sucrier. (Ouvrant l’objet.) Il n’y a plus de sucre. Tant pis, de toute façon ce n’est pas très bon pour la santé. 

Jeanne, prenant une tasse. Vous avez vu, cette tasse est ébréchée. 

Berthe. Ah oui, c’est vrai. Mais regarde, si je la tourne de ce côté, personne ne s’apercevra de rien. (La bonne humeur la gagne.) Avec un peu d’ingéniosité, on trouve une solution à tout. Voilà les petits gâteaux. « Biscuits Émile & Suzon, les biscuits des gens de goût. »

Jeanne. Oh ! J’ai toujours rêvé d’en goûter !

Berthe, magnanime. Sers-toi, ma chérie. 

Jeanne, en prenant un et déchantant. C’est tout mou…

Berthe. C’est possible… C’était un lot entamé que j’avais trouvé dans un coin de la salle d’attente de mon généraliste… Mais bon, de toute façon, ils sont faits pour être trempés dans le thé, alors…

On sonne.

Berthe. Ce sont eux ! (Allant à la porte.) Restent les cuillers et les serviettes. (Off.) Chers amis, bonjour ! (On lui répond ad libitum.) Je vous en prie, entrez !

Bricourt, entrant. Merci de nous recevoir, très chère !

Saint-André, idem. Oui, c’est positivement adorable !

Lachaud, idem. Donner ainsi de votre temps, c’est très généreux.

Berthe. Je vous présente ma nièce Jeanne. (On lui dit bonjour ad libitum.)

Bricourt, regardant autour de lui, quelque peu refroidi. Ainsi, nous voilà chez vous…

Saint-André, également refroidie. L’ancien… ça a vraiment du caractère…

Lachaud, idem. Oui, un caractère… un caractère… euh…

Jeanne. Vraiment ancien ?

Lachaud, heureuse d’être désembourbée. Exactement !

Berthe. Depuis que je suis ici, j’ai mis un point d’honneur à ne rien changer. Tout est d’époque !

Bricourt. Ah oui, on sent bien que tout est dans son jus…

Berthe. Mais asseyez-vous, je vous en prie. Thé ou jus d’orange ?

Lachaud. Je veux bien du jus d’orange.

Berthe. Bien sûr ! (Elle sert Lachaud.) Qui prendra du thé ? (Jeanne sert le thé. Après avoir avalé une gorgée de jus d’orange, Lachaud fait une drôle de tête.)

Bricourt, après avoir avalé du thé. Oh ! 

Berthe. Que se passe-t-il ?

Bricourt. Ce thé… ce thé m’a surpris… 

Berthe. Oui, il est tonique.

Bricourt. Tonique, c’est le terme… 

Jeanne. Prenez des petits gâteaux.

Saint-André. Merci. (À peine l’a-t-elle mis dans sa bouche qu’elle le recrache.) Pouah ! 

Berthe. Ça ne va pas ? 

Saint-André. Je… j’ai une mauvaise toux en ce moment… 

Berthe. Boire chaud est très bon contre la toux. Chers amis, je suis ravie de vous accueillir chez moi. Cependant ce qui nous réunit ici est une noble cause : la pauvreté. Comme vous le savez, depuis plusieurs années notre ville connaît une situation qui se dégrade de plus en plus : fermeture d’usines, difficultés à trouver un travail, à se loger, à se nourrir… L’association Les Cœurs Ouverts, dont j’ai l’honneur de faire partie, s’applique à venir en aide aux nécessiteux, en leur prodiguant des hébergements d’urgence ou des vivres. C’est pourquoi nous serions honorés si vous vouliez bien nous aider. 

Bricourt. Évidemment, ma chère. Aider son prochain, quand on le peut, c’est un devoir. (Il donne une liasse de billets à Berthe, qui se met à la contempler de manière un peu trop fébrile.)

Berthe. Merci…

Bricourt, à part.  Et puis c’est déductible des impôts…

Saint-André, tendant également une liasse. La misère est une honte, vous accomplissez une sainte œuvre. 

Berthe, récupérant la liasse. Vous êtes trop aimable…

Lachaud, tendant également une liasse. Si tout le monde était comme vous, les inégalités seraient réduites en un clin d’œil…

Berthe, récupérant la liasse. Je ne mérite pas tant d’éloges… (Regardant l’argent, avec une respiration rapide.) Eh bien je m’en vais porter tout cela au coffre de l’association. (Elle plonge les billets dans une de ses poches. Elle exprime alors une certaine volupté.) L’association vous remercie hautement de votre générosité… Reprendrez-vous un peu de thé ? (Tout le monde proteste avec vigueur.) Des petits gâteaux ? (Protestations encore plus vives.)

Lachaud, à Jeanne. Vous faites également partie de l’association ?

Jeanne. Hélas, je n’en ai pas le temps. Je cherche à me mettre à mon compte. Je voudrais ouvrir ma boutique de modiste, mais aucune banque ne veut me prêter. Vous parliez de difficulté à trouver du travail. Ce n’est pas faute de vouloir, mais force est de constater que nous, les jeunes, on nous trompe : on nous dit « entreprenez » et quand on saute le pas, qui est là pour nous faire confiance ? Personne. J’ai cru en ce monde, mais y a-t-il quelqu’un pour croire en moi ?

Ce discours a profondément ému l’assistance.

Lachaud. Vous avez raison, Jeanne. Nous, les anciennes, les anciens, nous donnons souvent des leçons aux jeunes. Mais la première qu’on devrait leur prodiguer, et par l’exemple, c’est une leçon d’entraide. (Elle sort une liasse de billets qu’elle tend à Jeanne.)

Jeanne. Madame, je ne faisais pas ce discours dans le but de…

Lachaud. Je le sais. J’ai confiance en vous. Votre marraine a toujours loué votre sérieux. C’est un prêt et je suis convaincue que vous rembourserez le jour venu. Prenez. 

Jeanne, émue, prenant les billets. Merci, Madame, merci du fond du cœur…

Bricourt, sortant une liasse de billets plus importante encore, la montrant ostensiblement, pas peu fier de son effet.  Tenez Jeanne, moi aussi j’aime mettre le pied à l’étrier aux jeunes talents. Par ailleurs, mettez-moi sur la liste des invités pour l’inauguration de votre boutique, je veux être aux premières loges. 

Saint-André, sortant une liasse plus importante encore, dans une rivalité ouverte avec Bricourt. Ma petite Jeanne, je souhaite aussi contribuer. C’est un honneur pour moi de vous aider dans la fondation de votre commerce. (Sortant son chéquier ainsi qu’un stylo.) Et voici également un chèque de 5000 pour une commande de marchandises. J’ai cru comprendre que vous faisiez dans le chapeau. Cela tombe à pic, je voulais renouveler ma garde-robe. Voyez ce que vous pouvez me faire pour ce prix. 

Jeanne, pleurant. Votre sollicitude me touche à un point…

Lachaud, lui donnant un mouchoir. Ne pleurez pas Jeanne. Notre plus belle récompense sera l’ouverture de votre boutique.

Jeanne. Merci du fond du cœur.

Tous les regards se tournent maintenant vers Berthe.

Berthe, à contre-cœur. Moi aussi je vais te donner un coup de pouce, ma chérie, c’est normal d’aider ainsi la jeunesse… tout à fait normal… (Agacée, soudain, devant l’insistance des regards.) Oui, ben une minute ! Oh… Par contre, je vais vous demander de fermer les yeux.

Saint-André. Fermer les yeux, mais pourquoi ? 

Berthe, gênée. C’est juste le temps que je…

Bricourt. Mais enfin, Berthe, c’est ridicule !

Berthe, hurlant. Vous allez les fermer, oui ? ! 

Tout le monde, épouvanté par cette sortie, ferme les yeux.

Berthe, autoritaire. Mains sur les yeux !

Tout le monde se cache les yeux avec ses mains. Berthe, avec précaution va au vase où elle avait précédemment caché une clé, l’en tire ouvre son horloge. L’un des convives essaie de regarder.

Berthe, qui l’a vu. C’est fini, oui ! (La personne se cache de nouveau les yeux. Berthe sort son coffret, tire avec peine la deuxième clé de son corsage, l’ouvre son coffret, mais le fait tomber.) Oh non ! (Tout le monde rouvre les yeux, tandis que Berthe ramasse le coffret et rassemble les billets. En tendant un à Jeanne.) Tiens, ma chérie, pour ta boutique. 

Jeanne, prenant le billet. Merci marraine. 

Berthe va refermer le coffret, mais voit les regards indignés des autres. Elle donne alors un autre billet à Jeanne. Cela ne semble pas adoucir l’assistance. Elle en donne alors un autre, puis encore un autre.

Jeanne. Non, marraine, c’est trop.

Berthe, s’emportant et lui jetant le reste des billets. Prends tout je te dis !

Bricourt, comme ayant assisté à une scène d’une rare obscénité. Il ne nous reste plus qu’à prendre congé. (À Berthe, d’un ton quelque peu suspicieux.) Nous comptons sur vous pour remettre nos dons entre de bonnes mains.

Berthe. Mais évidemment !

Bricourt. Au revoir. (À Jeanne.) Au plaisir !

Bricourt, Saint-André et Lachaud sortent.

Jeanne, ne sachant sur quel pied danser. Au revoir, marraine. 

Berthe, sombre. Au revoir.

Jeanne sort. Berthe prend son coffret vide et commence à pleurer. Ses pleurs se transforment en sanglot. Puis, en cherchant un mouchoir, elle sort les liasses de billet et commence à rire, d’un rire qui, d’abord timide, devient énorme.

Jean-Guy, surgissant. Bonsoir Berthe ! C’est l’argent que vous avez récolté ?

Berthe, cueillie. Euh… oui…

Jean-Guy, lui prenant tout d’un coup. Merci beaucoup ! En tant que président des Cœurs Ouverts, c’est au nom de toute l’association que je vous exprime ma gratitude ! (Répondant au téléphone.) Oui ma chérie ? J’arrive ! (Regardant les billets.)Au fait : je t’invite au restaurant, amour ! Mets ta plus belle robe. Oui !

Il sort en gloussant tandis que Berthe reste prostrée.

***

FIN de 

L’Avarice – Un Cœur sous clef

Personnages

Victor, homme politique.

Claire, directrice de cabinet de Victor

Justine, journaliste.

Pablo, technicien.

Lou, femme de Victor.

Une chambre d’hôtel. Victor est en peignoir, détendu. Claire, jean et veste, est nerveuse.

Claire. Est-ce que tu vas arrêter tes conneries ?

Victor. Je peux avoir une vie privée ?

Claire. Ah non, sûrement pas. 

On toque à la porte. Claire regarde sa montre.

Victor. Pardon ?

Claire. Tu me demandes si tu peux avoir une vie privée ? La réponse est non. Tu annonces aujourd’hui ta candidature à l’élection présidentielle. 

Victor. Claire, je sais parfaitement ce que ça veut dire de…

Claire. Dès que tu vas te déclarer, tu vas être traqué, suivi, tes moindres faits et gestes vont être passés à la loupe, décortiqués, interprétés… Tu étais déjà un personnage public, tu appartiendras corps et âme aux médias. Alors je te le demande : est-ce que tu vas arrêter tes conneries ?

Victor, commençant à enfiler un costume. C’est bon… elle est partie…

Claire. Oui elle est partie. Et elle a laissé ça ! (Elle brandit un string rouge, le tenant entre le pouce et l’index.) Jeté sur tes 110 propositions pour une Nouvelle République Humaniste. 

Victor. Elle va prendre froid. (Il prend vivement le string.)

Claire, après avoir jeté un regard noir à Victor.  Le hall est bourré de journalistes. Si une femme de chambre tombe dessus et le prend en photo… Tu veux que ta candidature soit placée sous le signe d’un string ?

Victor, moqueur. J’ai besoin de tendresse pour me connecter à la France d’en bas.

Claire, sèche. Et tu te connectes avec elle par le bas ?

Victor, plus grave. J’ai besoin de ça, Claire. Sinon je perds l’élan. Je deviens sec. C’est vital. 

Claire. C’est une addiction. Et si ça sort, tu es fini. Et moi aussi. 

On toque de nouveau à la porte. Claire regarde de nouveau sa montre.

Claire. Dépêche-toi !

Victor. Ils envoient qui ?

Claire. Delcourt.

Victor. Justine Delcourt ?

Claire. Oui.

Victor. Tu crois qu’elle sera là ?

Claire. Je viens de te le dire. 

Victor. Non, mais est-ce qu’elle sera là, présente, ouverte, réceptive ? J’ai vu son portrait dans 1 Hebdo. Ce regard… elle comprend les hommes…

Claire. Être Président de la République, ce n’est pas faire l’amour à la République.

Victor.  Mais si ! C’est la même chose ! Le pouvoir… c’est un appel. Et Justine, c’est une prémisse. Si elle vacille, la France vacillera.

Claire, incrédule. Tu veux qu’une journaliste tombe amoureuse de toi en direct ?

Victor. Je veux qu’elle tombe enceinte de ma vision. 

On toque à la porte.

Victor. C’est elle ?

Claire, à voix basse. Tiens-toi bien, s’il te plaît.

Claire disparaît. Seul, Victor, maintenant habillé, ajuste son costume et se parfume. Ouverture de porte.

Claire, off. Bonjour.

Justine, off. Bonjour.

Claire, off. Entrez, je vous en prie. (Fermeture de porte.) Par ici.

Justine paraît. Tenue stricte et moderne. Ni aguicheuse, ni impressionnée : concentrée.

Justine. Bonjour. Je n’ai que quinze minutes pour le brief. On doit synchroniser la captation avec la cellule numérique.

Victor, fasciné. Bonjour. Vous êtes exactement comme dans vos chroniques. (Trop proche d’elle.) Légère… et tranchante. (Il sourit.) Une épée dans un gant de plume. 

Justine, désignant un fauteuil. On se met là ?

Victor. Justine, je vais vous dire une chose que je n’ai jamais dite à une journaliste. (Pause dramatique.) Votre voix m’a tenu éveillé pendant mes insomnies préélectorales. 

Justine. Moi, c’est votre tableau de chasse qui m’a donné des sueurs froides.

Un homme, une caméra à la main, apparaît.

Justine. C’est Pablo, mon technicien. Le temps qu’il s’installe et on pourra y aller.

Pablo, observant la pièce et jetant un coup d’œil à Victor, à part. Parfait, lumière naturelle, peau cuite, ça me rappelle le documentaire que j’avais fait sur les castors en rut.

Victor est entre Claire et Justine. Victor cherche du regard Justine, mais cette dernière relit ses notes. 

Claire, bas.  Victor, concentre-toi. (Lui donnant un papier.) Il faut que tu relises ton discours au moins une fois, sans improviser, sans digressions. (Plus bas.) Et tu ne regardes pas Justine comme ça. Tu fixes l’objectif. L’objectif, Victor. Pas ses seins.

Victor, sourire en coin. Je ne regarde pas ses seins, je regarde un corps. Le corps. Le corps électoral. (À Justine.) C’est beau une journaliste libre. Ça donne envie de dire la vérité. Tout nu. 

Justine, sans lever les yeux de ses papiers. Vous anticipez sur ma première question.

Claire, à Victor. Tu veux que j’aille te chercher du bromure ?

Victor. Voilà ce qui nous sépare, Claire. Tu me crois malade. Je suis juste vivant. À chaque moment crucial de ma vie, j’ai ressenti cette palpitation. Comme si mon corps sentait que l’Histoire approche. (À Justine.) Vous sentez, Justine, ce frémissement, ce frisson ?

Justine. Je crois, oui…

Victor, à Claire. Tout le monde n’est pas un bloc de béton comme toi.

Justine. C’est un courant d’air. La porte de la chambre n’a pas dû être bien fermée. 

Justine se lève et disparaît.

Victor. Je crois que je suis amoureux… de tout…

Justine, revenant. Très bien. Voyons si vous avez toujours envie de faire cette interview.

Victor. Comment ça ?

Justine. J’ai reçu un mail hier soir, d’une adresse anonyme. Il y avait une pièce jointe. Une photo. Vous, fesses à l’air, allongé sur le lit de cette chambre. Et pas seul. Légende : Victor Nérac, Hôtel de la Feuille-de-Vigne, 69 rue des Pénitents. Vous voyez de quoi je parle ? 

Victor, blêmissant. Sans doute un deep fake… je suis très souvent fesses à l’air…

Justine. Ce qui est intéressant, c’est le décor. On y voit Le Figaro daté d’hier.

Victor, s’agitant. Mais enfin, Justine… c’est une manipulation ! Un piège tendu par mes adversaires. La droite dure ou la gauche caviar… les services russes, chinois ou monégasques, je ne sais pas !

Justine, lui montrant l’image. Vous regardez la caméra, vous faites un doigt d’honneur, vous avez une fraise tagada sur la fesse gauche.

Claire. Une fraise ?

Victor, faussement détaché. Je suis un homme complet… Corps, cœur, vision… je suis libre.

Justine. Je sais. La personne qui m’a envoyé tout ça dit être capable de donner des détails sur votre physique. Notamment un certain grain de beauté en-dessous de la ceinture.

Victor, alarmé. En-dessous de la ceinture ?

Justine. Ainsi que… (Elle relit ses notes.) une inscription au bas du dos… ah oui, voilà, l’inscription « Liberté chérie » surmontant le tatouage d’un pigeon.

Pablo, à part. Note pour moi-même : cadrer toujours au-dessus du nombril.

Silence. Claire s’effondre dans un fauteuil, atterrée. Victor s’humecte les lèvres.

Victor.  Il faut que tu comprennes, Justine… Le désir, c’est le carburant de la politique.

Justine.  Non. C’est le carburant du scandale. Si ce n’est pas moi qui sors cette info, elle sortira ailleurs dans la matinée.

Victor.  Mais… mais… il s’agit de ma vie privée ! (Claire manifeste un mouvement d’humeur.) On ne peut quand même pas me réduire à ça : une paire de fesses, un pigeon et une fraise ! Trente ans de carrière ! Des tribunes ! Des conférences ! Le Think Tank Atlantique (Il s’effondre dans un fauteuil.) Ce que personne ne veut comprendre, c’est qu’après tout je ne suis qu’un homme… Un homme plein d’élan… un homme faillible…

Claire. Tu pues le foutre et les faux-fuyants.

Sidérés par cette sortie, Victor et Justine regardent Claire.

Justine. Vous avez une minute pour vous décider : soit vous annoncez tout durant l’interview, soit on annule et j’annonce ça toute seule à l’antenne d’ici une heure. 

Silence. Victor regarde Justine, puis Claire.
Il reste là, figé. Un vieil enfant avec une cravate autour du cou et la honte au bord des yeux.

Victor. Très bien. Manifestement le scandale est inévitable. 

Claire, dépitée. Putain… j’ai plus qu’à aller m’inscrire au chômage…

Victor. Je ne peux pas éteindre le scandale. (Changeant de regard.) Mais je peux le détourner, le retourner, le sublimer.

Claire. Qu’est-ce que tu racontes ?

Victor. Je n’annule rien. Je transforme, j’assume, je prends la parole en direct. « Oui. Cette image, c’est bien moi. C’est l’homme que je suis. Nu, libre, amoureux. Et vous savez quoi ? La France aussi est nue. La France aussi est charnelle. Et je suis son miroir, son désir, son vrai visage. » (Un temps.) Je vais la reconquérir en faisant œuvre de vérité. 

Claire. Œuvre de vérité ?

Victor. En politique, le Peuple m’a vu naître. Il me verra renaître !

Pablo.  On est en train de faire un porno politique ou une conférence TEDx, là ? Ce serait bien qu’on me dise, pour le réglage lumière.

Les deux femmes sont éberluées.

Justine. Vous allez vous déclarer candidat ? Avec un nude qui va tourner en boucle partout ?

Victor, soudain habité. Pas un nude, un blason ! Je vais citer Albert Camus, Jean Jaurès, JFK, Marylin Monroe… On m’appellera le « Président de Cristal » …

Claire. Tu as une fraise tagada sur la fesse !

Victor. J’en fais mon talisman ! Le Peuple a besoin de chair, je lui offre la mienne. (S’adressant à une foule imaginaire.)« Françaises, Français, je vous parle sans masque ! C’est ainsi qu’on aime, c’est ainsi qu’on devrait aimer, et c’est ainsi que je gouvernerai ! » 

Justine, sur son téléphone. Ça y est, c’est sorti !

Claire. Quoi ?

Justine. C’est sorti, je vous dis, tout le monde ne parle plus que de ça !

Claire. Qui a osé ? Qui a osé publier cette merde ?

Justine. Un site pas clair, spécialisé dans ce genre de contenu…

Victor. Tant mieux. Ma résurrection peut commencer. 

On toque à la porte de la chambre.

Lou, off. Victor ! Victor, ouvre-moi !

Claire. Lou ? Elle est ici ?

Justine. Votre femme ?

Victor. Elle devait arriver ce matin, pour paraître avec moi à la Brocante annuelle des « Cœurs Ouverts » et à la Foire aux Bœufs de Treuzy-Levelay. 

Lou, off. Victor ouvre cette porte !

Claire s’éclipse.

Justine, notant. « La Foire au Bœufs ».

Victor. Qu’est-ce que vous faites ?

Justine. Je prends des notes pour un futur reportage…

Victor, flatté. Sur moi ?

Justine. Ça se pourrait…

Pablo, à part. J’ai déjà le titre : « Le Taureau qui devint Bœuf ».

Lou entre de manière précipitée avec Claire à sa suite. Elle est hors d’elle et respire rapidement. Elle et Victor se regardent un moment sans rien dire.

Lou, se contenant. Cette photo… C’est immonde…

Victor. Chérie… je peux tout t’expliquer…

Lou, au bord de la crise. Tu ne vas rien m’expliquer du tout. Tu vas écouter. Et tu vas boucler ta grande gueule pleine de rhétorique. 

Victor. Je sais ce que tu as vu… Cette photo est sortie de son contexte. On l’instrumentalise pour me nuire.

Lou. Non mais Victor, tu l’as bien regardée, cette photo ? Tu ressembles à un chapon rôti ! Un chapon huilé, croupion prêt à se faire bouffer ! J’avoue que le pigeon et la fraise complètent avantageusement le tableau ! Tu veux diriger le pays mais t’es même pas foutu de garder un slip sur le cul…

Victor. Euh… c’est un nu républicain, un nu de la simplicité, du refus des apprêts, « que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent, le jour n’est pas plus pur que le fond de mon… »

Lou, le coupant. Et tu vas faire quoi maintenant ? Écrire une tribune dans Le Figaro ? Un plaidoyer pour mettre les idées à poil ? Ou bien tu vas fermer ta braguette politique et redescendre ?

Victor ne dit plus rien. Lou le regarde, les yeux pleins de colère. Elle sort. 

Pablo, répondant à son oreillette. Ok ! (Au groupe dans son entier.) Attention ! Direct dans cinq, quatre… (Il fait, ensuite, sans parler, avec les doigts, les chiffres trois, deux, un, puis un index pointé pour signifier le direct. Pendant ce temps, Justine, très pro, s’est mise en place, pendant que Victor, pris d’une certaine panique, s’est rajusté et que Claire s’est éclipsée.)

Justine, répondant à un lancement réalisé en studio par un comparse.  Oui Pascal, je suis à l’Hôtel de la Feuille-de-Vigne, avec Victor Nérac. Vous le savez, une photo de lui circule en ce moment sur le web, une photo le montrant dans le plus simple appareil. Vous êtes nombreux à vous être interrogés sur ce clichés. Victor Nérac s’explique, en exclusivité et en direct pour Axiome 24. Monsieur Nérac, le moins que l’on puisse dire, c’est que ce cliché interpelle. Qu’avez-vous à déclarer ?

Le temps est suspendu. Victor se concentre. Il sort en mouchoir de sa poche revolver, s’éponge le front.

Victor. Françaises, Français, je me tiens devant vous comme je suis : sans artifice. Peut-être avez-vous vu cette photo? Eh bien oui, c’est moi. Et je ne la regrette pas. Car cette nudité est une vérité politique. Ce corps que vous avez vu est le vôtre.

Pablo, à part. Je vais garder le mien, merci.

Victor. Un corps fragile, entier, vivant. C’est de cette chair qu’est faite notre République. (Il sort de nouveau un mouchoir et s’éponge le front.) Je suis là en tant qu’homme, pas en tant que statue de Commandeur. Et je tends la main à tous ceux et toutes celles qui, comme moi, veulent un président érotique, sensible, vibrant de l’intérieur… car c’est là que se trouve le vrai muscle de la démocratie : dans le bassin ! 

Pablo. Attendez… on a un problème… on n’a plus de son… on n’a que l’image…

Victor. Mais enfin… c’est insensé ! … Je suis en train… je suis en train de changer le cours de l’Histoire ! (Il veut sortir son mouchoir mais c’est le string rouge qu’il sort, et il s’éponge le front avec. Il s’aperçoit de sa bévue, le jette loin de lui et tente de faire bonne figure.)

Pablo, à son oreillette. OK. (Aux autres.) La transmission est mauvaise. La régie a coupé le direct. (Il commence à ranger son matériel.)

Claire, consultant son téléphone. Victor et son string rouge sur la tête sont sur tous les réseaux.

Victor, après un silence, regardant Justine, puis Claire. Tout est fini, n’est-ce pas ?

Justine, après un silence. Bonne chance, Monsieur Nérac.

Elle sort.

Claire, suivant Justine. On pourrait peut-être programmer une nouvelle interview ?

Elle sort.

Pablo, prenant sa caméra, à part. C’est la première fois que j’assiste à une auto-combustion politique en direct.

Il sort.

Victor, seul, s’avance vers le string et le ramasse. Il le tient un instant dans sa main. Puis, sans fierté ni honte aucune, avec simplicité, il le range dans sa poche revolver. Son téléphone vibre. Il l’éteint. Il enlève sa veste, sa cravate, son pantalon, sa chemise, sa montre. Il regarde ses « 110 propositions pour une Nouvelle République Humaniste » et les déchire en deux, sans rage, sans comédie. Toujours pieds nus, il enfile un simple sweat et un jean. Il se verse un jus d’orange, en boit quelques gorgées. Il reste là un moment, sans rien dire.

Claire rentre. La tenue et l’attitude de Victor la saisissent.

Claire. Justine ne veut pas qu’on refasse une interview. Mais ne t’inquiète pas, j’ai des contacts sur Info+, et je vais…

Victor, lui servant un verre de jus d’orange. Non.

Claire, après un temps. Non ?

Victor, lui tendant le verre qu’il vient de lui servir. Non. 

Claire prend le verre et s’assoit.

Claire, après un temps. Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

Victor, sans hésiter. Rien.

Claire. Tu veux dire rien aujourd’hui ? Ou rien du tout ?

Victor. Rien qui ressemble au Victor d’avant. (Il boit une gorgée.) Peut-être que je vais écrire. Pas pour m’expliquer. Juste pour comprendre. 

Claire. C’est moi qui faisais tous tes discours. Tu écris comme un pied. 

Victor. Tu viens de me prouver que c’est une bonne décision. Et une belle manière, malgré tout, de continuer à prendre mon pied. 

Victor prend une pomme et la croque. Claire et lui restent ainsi sans rien dire, regardant l’horizon tout en pensant au futur. 

***

de 

Personnages

Pauline, femme de Martin.

Louise, amie de Pauline.

Martin.

Le salon de Pauline. La lumière est tamisée, les persiennes ont été tirées. Une écharpe d’homme a été oubliée sur un fauteuil. Un carton, des livres, des carnets. Pauline est assise, droite, mains posées sur ses genoux. Louise entre avec deux coupes de glace. 

Louise. Et si on se donnait un peu de fraîcheur ? Sorbets cassis de Bourgogne et chocolat noir. 

Pauline sourit faiblement. Elle prend la coupe que lui tend Louise, mais la pose immédiatement sans y toucher. 

Pauline. C’est ta méthode, hein ? Si ça ne va pas, mangeons une glace !

Louise. Les émotions montent à la tête. L’esprit s’échauffe, se perd, les joues rougissent, les yeux se gorgent de larmes. La caresse du froid agit comme un baume et semble nous dire : persévère, reste en toi, telle que tu es. (Lui donnant un tube.)

Pauline, lisant. « Lumaé. La lumière commence avec soi. » J’ai une tête de déterrée ? 

Louise. On est tous éprouvés.

Pauline. Comment faire, maintenant qu’il n’est plus là ? 

Louise. Mais il est là, non ? Autour de nous, en nous. 

Pauline. Ce matin, j’ai retrouvé un carnet. Un vieux, rempli de dessins, ses projets. Des machines, des engrenages, des courroies, des châssis… Je n’y ai jamais rien compris. Martin avait montré tout ça à Aurélien. 

Louise. Votre ami ingénieur ?

Pauline. Il s’était copieusement moqué de Martin. « Un délire figé dans la Révolution Industrielle ». « Aujourd’hui, la clé, c’est l’électronique. » Martin l’a très mal pris. On n’a jamais revu Aurélien.

Louise. C’était ce qu’on aimait chez Martin, une imagination mécanique qui empruntait à la poésie, à moins que ce ne soit l’inverse. 

Pauline. Personne n’a jamais rien compris à ses gribouillis. (Un temps.) Quelqu’un, un jour, prouvera qu’il avait raison. 

Louise. C’est-à-dire ? 

Pauline. Quelqu’un en fera quelque chose, de tout ça. Avec le changement climatique, la sobriété énergétique, l’intérêt pour ce genre de machine, ça peut revenir. 

Louise, avec douceur. Tu crois ?

Pauline, attrapant un carnet dans une pile. Regarde, ça c’était ce qu’il appelait le « régulateur de tension émotionnelle ». Ça devait servir à… je ne sais pas… apaiser le monde… Optimiser, sans cesse optimiser… Sa manie d’utiliser le GPS même pour les trajets qu’il faisait souvent…

Louise regarde le carnet, puis Pauline. Elle ne sourit pas.

Louise. Il voulait tout réparer. Même ce qui n’était pas cassé. 

Pauline hoche la tête, les yeux brillants. Elle repose le carnet et prend l’écharpe posée sur un fauteuil.

Pauline. Je me suis dit que je pourrai la mettre ce soir. Juste le temps de cette soirée, pour qu’il sente que je pense à lui. 

Louise esquisse un geste imperceptible vers Pauline, le retient. 

Pauline, les yeux dans le vague. Tu crois que ces choses-là se ressentent ? 

Louise, après un bref silence. Je crois que certaines choses restent. Même après. 

Pauline sourit. Son visage s’adoucit. Elle caresse l’écharpe distraitement.

Pauline. Tu sais ce que j’ai pensé tout à l’heure ? Que si Martin avait été un peu plus comme toi, il aurait été… (Elle cherche ses mots.) … moins île lointaine, moins roc silencieux…

Louise, retenue. Il t’aimait, Pauline. 

Pauline. Oui, mais toi tu sais parler. Tu sais être là. Martin, il avait besoin de ses carnets pour s’élancer vers nous. (Un temps.)Merci de partager ce moment avec moi. Je ne pourrais pas faire tout ça toute seule.

Louise, baissant les yeux. Je sais. 

Louise va lentement jusqu’au carton. Pauline l’observe.

Pauline. On pourrait trier un peu ? On fait 3 tas : un « à garder », un « à jeter », un « je ne sais pas » ?

Louise ne répond pas. Elle ouvre le carton, regarde à l’intérieur. Elle fait presque immédiatement un mouvement vers la sortie.

Louise. Je vais y aller, je dîne chez ma sœur.

Pauline. Ah. Tu ne me l’avais pas dit. 

Louise, un peu trop vite. J’ai oublié, désolée.

Pauline, serrant davantage l’écharpe. Tu crois qu’il a eu peur, quand c’est arrivé ? 

Louise, sursautant légèrement. Non, non, ça a été très rapide… il n’a pas dû comprendre. Il n’a rien senti. 

Pauline. Il a passé sa vie à chercher comment les gens pouvaient éviter de souffrir. C’est peut-être ce qu’il a réussi à faire, au fond. 

Louise regarde Pauline longuement. Elle veut dire quelque chose, s’en empêche. Silence.

Pauline. Tu sais quoi ? Tu devrais écrire un mot. Je vais mettre une boîte avec tout ce que les gens veulent lui dire. Même si c’est trop tard. 

Louise, la gorge serrée. Tu veux que je ?…

Pauline. Oui. Ce qui te viendra. Même une phrase. Il t’aimait beaucoup, je le sais. 

Louise sourit, hoche la tête, mais ses lèvres tremblent. 

Noir. 

Lumière. Martin griffonne sur un carnet au milieu d’autres carnets. Louise entre. Elle reste derrière lui, debout. Elle l’observe sans rien dire.

Louise. Tu vas garder le silence ? Tu m’as demandé de venir. 

Martin. Je t’ai demandé de passer, pas de parler. 

Louise. Charmant, Martin. (Elle regarde les carnets éparpillés, en feuillette quelques-uns.) C’est pour le régulateur de tension émotionnelle ?

Martin. C’est pour rien, pour que ça sorte, que ça me laisse tranquille. 

Louise s’approche lentement de lui, pose sa main sur son épaule.

Louise. Tu arrives à dormir, ici ?

Martin. Pas beaucoup.

Louise. Et Pauline ? Elle s’occupe de toi ?

Martin. Pauline ? Elle me demande si j’ai faim, si j’ai pris mes cachets. Elle fait des listes de courses, de réparations à faire dans la maison. C’est un genre d’amour, non ? (Montrant un de ses carnets.) Tiens, regarde, je l’ai dessinée là, dans cette spirale d’hyperactivité.

Louise, caressant un des carnets. Et moi ? Tu m’as mise dans quelle machine à concept ?

Martin, refermant brutalement son carnet. Tu n’es pas un concept. 

Louise. Alors je suis quoi ? 

Martin, après un silence au cours duquel il l’a longuement regardée. Tu sais ce que tu es.

Louise, après un temps. Dis-le. 

Martin. Je ne peux pas.

Louise. Tu ne veux pas. 

Martin. C’est la même chose.

Louise. Où est ton écharpe ? D’habitude tu ne la quittes jamais. 

Martin. J’étouffais. Je voulais sentir le souffle du vent sur mon cou.

Louise s’approche, attrape l’écharpe qu’elle vient de retrouver. Elle la tient dans ses mains. Martin se lève avec lenteur.

Louise. Je pourrais partir maintenant et disparaître. Ce serait plus simple, non ?

Martin. Ce serait lâche. 

Louise. Dissimuler, c’est lâche. 

Martin. Louise… (Il s’approche d’elle. Ils sont proches, presque trop. Il lève la main, caresse doucement son visage.) Si j’essaye de dire… de le dire… de te dire… j’explose. Tu le sais. 

Louise. Alors explose, juste une fois.  

Elle et il restent immobiles. Il baisse la main. Elle serre toujours l’écharpe.

Martin. Je ne t’appartiens pas.

Louise. Moi je t’appartiens, et c’est ça qui me tue. 

Elle et il ne bougent toujours pas. 

Noir. 

Lumière, Pauline apparaît en robe de chambre, une tasse à la main. Elle tourne en rond. La fatigue semble engourdir son corps. Louise entre, fébrile.

Louise. Ce n’est pas le moment, peut-être ?

Pauline. Je suis matinale, tu as de la chance. J’ai du café froid.

Louise. Oh non merci… (Elle voit une enveloppe.) Les assurances ? Ils prennent en charge la totalité ?

Pauline. La totalité de quoi ?

Louise. Eh bien la totalité de… du…

Pauline. Le préjudice est incalculable…

Louise, ne comprenant pas. Mais qu’est-ce que…

Pauline, sortant un papier de l’enveloppe. Tu sais ce que c’est ? Le rapport de l’expert. Tu veux le lire ? (Ses mains tremblent.)

Louise. Non, je… (Elle s’interrompt, ce qui attise la colère de Pauline.)

Pauline. Tu sais ce qu’il y a dedans ?

Louise. Mais non, pourquoi je saurais ? …

Pauline. Mais si, tu sais. Il a eu l’accident à vingt-trois heures dix-huit. Pas à vingt-deux heures comme on croyait. Il roulait trop vite. Mais ce n’est pas ici qu’il venait. Il avait mis son GPS, comme d’habitude. L’adresse programmée n’était pas la nôtre. Ce n’était pas le 77 rue des Pénitents, oh non. C’était ton adresse. 

Louise. Je ne sais pas ce que tu crois, Pauline, mais…

Pauline. Ce que je crois ? (Elle se met à ricaner. Son ricanement se transforme lentement en rire nerveux puis s’achève par un hurlement.) Tu l’aimais !

Louise. Je…

Pauline. Tu couchais avec lui ?

Louise. C’était pas…

Pauline, bondissant et jetant l’écharpe au sol. Tu couchais avec mon mari, Louise ? (Un silence passe.) Je te conseille de répondre.

Louise, après un temps. Oui. 

Ces mots ont giflé Pauline. Un silence fracassant tombe entre elles. Pauline s’agite, se prend le visage dans les mains, s’essuie le front, enlève son gilet, s’approche de Louise.

Pauline, à voix basse, comme contenant l’explosion. Depuis combien de temps ?

Louise. Je sais pas… C’était pas régulier. C’était pas…

Pauline, lentement. T’as pris tout ton temps, hein, salope ? (Louise recule.) T’as joué les amies parfaites, les confidentes, les sorbets Cassis de Bourgogne et chocolat noir… Et moi, j’étais la conne qui ne voyais rien… Tu m’endormais pour mieux le sucer quand il venait chez toi, c’est ça ? (Louise recule encore. Pauline hurle 🙂 Réponds !

Louise. Tu souffres. Je comprends…

Pauline, respirant de plus en plus vite. Tu ne comprends rien, sale pute ! (Elle attrape l’écharpe, étrangle Louise alors que cette dernière se débat.) Tu comprends ma souffrance ? Attends… tu dis que tu comprends ! Tiens-toi tranquille… (Elle la plaque sur le dos au sol violemment, provoquant chez Louise un cri de douleur étouffé par l’étrangement. Pauline s’assoit à califourchon sur elle.) Et là, tu comprends toujours ? Qu’est-ce que tu connais de ma souffrance ? Souffrir, c’est ça, pour toi ? (Elle serre l’écharpe davantage.)

Louise, étouffant. Pauline… (Pauline desserre son emprise, puis gifle Louise avec violence. Cette dernière essaie de se protéger avec ses mains.)

Pauline. Souffrir, c’est ça, pour toi ? (Elle la gifle plus violemment encore.) Et là, tu souffres ? (Louise fond en larmes. Pauline hurle à s’en casser les cordes vocales.) Tu l’as tué ! C’est toi qui l’as tué !

Louise, hurlant à son tour et rejetant Pauline. Arrête !

Pauline, d’une voix cassée. Tu sais ce que je regrette ? Que tu n’aies pas été dans la voiture avec lui. 

Pauline fixe Louise avec haine, pendant que cette dernière recule. Un temps, Pauline s’accroupit, comme vaincue, détourne le regard de Louise. Un long silence s’écoule. Soudain Pauline se relève, empoigne un des carnets et se met à le déchirer. Louise essaie de l’en empêcher.

Pauline, hurlant. Ne me touche pas ! 

Louise. Mais Pauline…

Pauline. Tais-toi ! Tu n’as pas voix au chapitre ! Ces carnets sont à moi, j’en fais ce que je veux ! Cette ordure, « pour le meilleur et pour le pire », tu parles ! Ordure ! Ordure ! (Elle poursuit son œuvre de destruction. Une fois le carnet mis en pièces, Pauline s’arrête, comme ivre. Un temps.) Quelle saloperie, l’amour. Une invention, un pur produit de la lâcheté humaine…

Un silence s’écoule encore. Martin apparaît, personne ne le voit, personne ne l’entend.

Martin. Je n’ai jamais su quoi faire avec l’amour. L’amour des autres, j’entends. Je l’ai toujours ressenti comme une poussée vers moi. Une poussée parfois agréable, mais une poussée tout de même. Quelque chose qui peut empiéter sur vous, vous faire manquer d’air. Alors j’ai tout construit de travers. Et elles ont tout porté. 

Il s’approche de Pauline, ne la touche pas. Elle semble absente.

Martin. Je suis là. Tu ne me vois pas, mais je suis là. Tu n’as jamais été aussi puissante que quand tu t’imaginais t’effondrer. (Il va vers Louise, la fixe longuement.) Toi, tu étais la fuite, mais tu étais vraie. Je ne suis pas arrivé à te rejoindre. Comme tout le reste.

Pauline, après un temps, doucement, à Louise. Tu peux partir, tu sais.

Louise, très doucement. Je sais. 

Pauline, après un nouveau temps, regardant Louise. Mais tu restes. 

Louise. Je peux, si tu veux. (Pauline hoche la tête.)

Pauline. Je t’ai haïe. Je te déteste encore un peu. Mais… mais je crois que je continuerai à t’aimer. C’est le bordel dans ma tête. 

Louise. Je ne suis pas venue pour tout effacer. Je suis venue parce que je ne savais pas où aller. (Elle se rend compte qu’elle a parlé trop vite.) Enfin… je suis venue parce que je ne peux pas faire comme s’il avait été à moi plus qu’à toi. 

Pauline, ferme les yeux. Il n’était à personne. On croyait qu’il nous appartenait, mais il appartenait à ses carnets, à ses théories. 

Martin, murmurant, sans être entendu. Ce n’est pas vrai. Je vous aimais. Mes carnets, c’était ma manière de vous parler.

Louise s’avance vers l’écharpe, qui est à terre. Pauline rouvre les yeux, voit l’écharpe et la saisit alors que Louise prend l’autre extrémité. Les deux femmes ont maintenant la main sur le tissu. Elles se regardent. Louise lâche le tissu.

Pauline. Tu peux l’avoir. L’écharpe. Je veux dire… ce sera ton morceau de lui. Prends-le.

Louise. Je ne veux pas te prendre ce qui reste. 

Pauline. Il ne reste pas grand-chose. Alors, autant s’en occuper à deux. (Pauline s’avance vers Louise, lui tend l’écharpe. Louise la prend. Toutes les deux tiennent de nouveau l’objet, se regardent. Pauline lâche alors l’objet.)

Martin. C’est peut-être ça, aimer. Rester là, même quand tout est foutu, et tenir, entre ses mains, ce qui reste.

Lentement, Martin s’efface. Il sort de l’espace de Pauline et de Louise, sans regarder en arrière. Pauline et Louise restent côte à côte, fixes mais vivantes.

***

de 

Personnages

Luc.

Claire.

Stéphanie.

Irene.

Chloe.

Barrois.

Une salle des profs de collège. Claire est installée avec un mug et un magazine, qu’elle feuillette sans conviction. Entre Luc. 

Luc, avec un tupperware. Devinez quoi ? J’ai fait des gougères !

Claire. Avec ou sans fromage industriel ?

Luc. Avec. Mais du bio. Enfin, du bio d’usine. 

Claire. Parfait, ça ira bien avec le café en poudre du collège.

Entre Stéphanie, un paquet de copies sous le bras, excédée.

Stéphanie. Bonjour.

Claire. Les sourcils froncés sont de retour. Un nouvel attentat ? Une nouvelle guerre ?

Stéphanie. Non, simplement, ils n’ont pas encore remis le chauffage. Alors ne comptez pas sur moi pour sourire comme une cheftaine scoute durant la cérémonie.

Luc. Ah oui, le prix ! C’est ce soir.

Claire. « Le prix de l’innovation pédagogique »… c’est comme la fève, ce n’est jamais pour moi…

Entre Irène.

Irène, vivement. Bonjour tout le monde ! Vous avez vu la déco dans le hall ? Des guirlandes partout ! On se croirait à Cannes, ou aux Oscars !

Claire. Ou à l’anniversaire d’une prof de SVT. Une prof de SVT qui aurait beaucoup trop de temps libre…

Irène, riant. Oui, peut-être… en tout cas, M. Barrois est en pleine préparation. Discours, citation et pour le final : un coup de trompette. 

Luc. J’espère qu’il va s’inspirer de Spiderman. « Un grand pouvoir pédagogique implique (…) »

Claire, poursuivant sa phrase.  « (…) une grande capacité à faire une croix sur toute idée de prime ou de meilleure rémunération. »

Irène, souriant. Tu exagères…

Claire. C’est vrai. À la clé, il y a quand même une remise de -20% sur les manuels scolaires à la librairie du marché.

Stéphanie, amère. Des prix… toujours des prix… À croire qu’on travaille pour une fabrique de médailles…

Claire. Il faut faire oublier le scandale…

Luc. Notre ex-collègue d’EPS condamné pour exhibitionnisme ? Ça fera bientôt deux ans…

Claire. Ça a beaucoup terni l’image de l’établissement…

Irène. Ce prix, moi je trouve ça très bien. Il faut savoir reconnaître l’énergie, l’investissement, l’enthousiasme… Il y a des collègues qui amènent tellement de nouveauté dans leur enseignement…

Stéphanie. Et les collègues qui sont simplement impliqués dans leur travail ? Discrètement ? Jour après jour ? Sans selfie ? 

Claire. Tu veux qu’on crée un trophée de la routine ?

Luc, mangeant une gougère. Moi je dis… si c’est pour Chloé…

Stéphanie, avec un coup au cœur. Chloé ?

Luc. Ce sont des bruits qui courent…

Claire. On a dû voir courir les mêmes…

Irene. C’est tellement pour elle… moi qui suis son amie, je peux vous dire que…

Luc. En tout cas, si c’est elle, c’est mérité… Elle a collé des globules rouges sur les murs pour son chapitre sur le sang. Même moi j’ai appris un truc.

Stéphanie, glaciale. À ce niveau, ce n’est plus un cours, c’est un stand de la Fête de la Science. Sans parler de ce qu’elle poste sur les réseaux…

Entre Chloé, radieuse.

Chloé. Salut tout le monde ! Oh, Luc, t’as apporté des trucs ? Ça sent bon !

Luc. Gougères maison ! Enfin, mi-maison, mi-industrielles.

Chloé. Tu penses à tout ! Vous avez vu les ballons dans le hall ? Les 6e étaient surexcités. J’ai dû les menacer avec un stéthoscope pour qu’ils arrêtent de souffler dedans.

Irene. Tu vas encore faire un tabac ce soir. 

Chloé, riant. Qu’est-ce que tu racontes ? J’espère juste que le discours de Barrois ne va pas durer trois quarts d’heure comme l’an dernier…

Stéphanie. Tu n’aimes pas les discours dithyrambiques ?

Chloé, sans déceler la pique. Si, mais pas à jeun. 

Entre Barrois, un dossier à la main.

Barrois. Mesdames, messieurs. Bonjour. Je ne vous dérange pas longtemps. (Tout le monde se tourne vers lui.) Cette année encore, nous avons souhaité distinguer un membre de l’équipe pour son inventivité, sa passion, et sa capacité à motiver nos élèves, parfois les plus récalcitrants. Une personne qui incarne, à sa façon, les valeurs de l’Éducation nationale. (Il se racle la gorge.) Je vous l’annonce donc en avant-première, le Prix de l’innovation pédagogique est cette année attribué à Madame Belgrand. Bravo Madame ! Enfin… si vous me le permettez, bravo Chloé !

Applaudissements. Claire tape légèrement sur sa tasse. Irène s’avance pour embrasser Chloé. Luc applaudit sincèrement. Stéphanie reste mutique.

Luc. J’en aurais mis ma main au feu !

Chloé, gênée. Oh… merci. Je… je ne m’y attendais pas du tout.

Claire, sans que l’on sache si elle est sincère ou non. Personne ne s’y attendait.

Tout le monde se rassemble autour de Chloé sauf Stéphanie, qui n’a pas bougé. Tout le monde félicite Chloé ad libitum. Dans son coin, Stéphanie boit son café. Elle grimace. Tousse. Longuement. Trop longuement. Chloé, entourée de Claire, Luc et Irène, quitte la salle des profs.

Stéphanie. M. Barrois, je peux vous parler quelques instants ?

Barrois. Bien sûr.

Stéphanie. Ce n’est peut-être rien… je ne sais pas… mais il paraît qu’il y a des photos…

Barrois, haussant les sourcils. Des photos ?

Stéphanie. Je ne veux porter préjudice à personne, ce n’est pas mon genre…

Barrois, devenant nerveux. Mais enfin, quel genre de photo ? De l’affichage sauvage dans l’établissement ? Des élèves qui ont pris des clichés compromettants ?

Stéphanie. Non, non… des photos de… disons… de quelqu’un. Dans un accoutrement… un accoutrement inhabituel… et qui pourrait être interprété de travers…

Barrois, de plus en plus tendu. De travers ? De travers comment ? On parle de quelque chose d’inapproprié ? D’atteinte à l’image de l’établissement ?

Stéphanie. Je ne me permettrais pas d’interpréter. Je répète juste ce que des élèves ont dit dans le couloir. Enfin… pas dit. Murmuré. Chuchoté. Avec des rires.

Barrois, confidentiel. Vous avez vu ces photos ?

Stéphanie. Habituellement, je ne regarde pas ce genre de choses. Je préfère me concentrer sur mes cours. (Sourire pincé.) Mais bon. En ce moment, certains cours ressemblent à des carnavals.

Barrois. Vous savez qui est concerné ?

Stéphanie, après une brève pause. Je n’ai pas de nom. Ce n’est pas à moi de… (Plus détachée.) Mais disons que ça ne m’étonnerait pas si ça venait d’un atelier « corps humain » un peu… trop incarné.

Barrois, surpris. Un cours de SVT ?

Stéphanie, rangeant ses copies dans son sac. Je n’ai rien dit.

Barrois, plus bas. Madame Belgrand ?

Stéphanie, sans lever les yeux de son sac. Je n’ai rien dit.

Barrois, chuchotant. Chloé ?

Stéphanie, sans le regarder. Je n’ai rien dit, M. Barrois.

Barrois, sidéré. Oh… 

Stéphanie, la vertu incarnée. Ce serait dommage qu’on remette un prix… sans avoir tous les éléments.

Barrois, plus agité. Évidemment… Vous savez où je peux voir ces photos ? 

Discrètement, Stéphanie fouille dans ses poches, en sort son portable. Elle le manipule quelques instants et le montre à Barrois.

Barrois, se décomposant. Mais… mais… mais c’est une verge ? Madame Belgrand en costume de phallus !… et au beau milieu des élèves !… 

Sur ces entrefaites, Chloé revient, tandis que Barrois, les yeux toujours rivés sur la photo, gonfle comme une baudruche et rougit comme une tomate bien mûre, puis blette.

Barrois, les yeux toujours rivés sur le téléphone de Stéphanie. Quelle horreur !

Chloé, inquiète, regardant Barrois. M. Barrois, tout va bien ? (Stéphanie range précipitamment son téléphone.)

Barrois, s’apercevant de la présence de Chloé, devenant faussement mielleux. Mais oui… mais oui… tout va bien… tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles…

Chloé, pas rassurée. Ah… vous me rassurez…

Barrois, à Stéphanie. Je la rassure… vous entendez ça ? … Je la rassure… (Explosant.) Vous vous foutez de moi, Belgrand !

Chloé, suffoquée. Je vous demande pardon ?

Barrois. Vous vous croyez drôle ? Vous ne trouvez pas qu’on a eu assez de problèmes comme ça ? Que la réputation du collège n’a pas été suffisamment foulée au pied ? Envoyez carrément une image de vos exploits à la brigade des mineurs, ça ira plus vite, et n’oubliez pas l’expéditeur : Collège Jean-Jacques Rousseau, 13 rue des Pénitents !

Chloé. Mais enfin… de quoi parlez-vous ?

Barrois. De quoi je parle ! Elle me demande de quoi je parle ! De votre photo, Madame Belgrand ! Votre photo ! (Il prend le portable de Stéphanie et le colle devant les yeux de Chloé. Puis il se ravise.)

Chloé. Attendez…

Barrois. Non, vous n’avez pas besoin de la regarder. Cette image est assez offensante comme ça…  Vous… Les jambes écartées comme une danseuse de cabaret !

Chloé. Écoutez, je ne comprends pas…

Barrois, la coupant. Vous ne comprenez pas ? Vous voulez que je vous fasse un dessin ? Vous êtes déguisée en… en braquemard orange avec des feuilles vertes sur la tête ! Mais bordel, c’est un collège ici, c’est pas un sex-shop éducatif ! On n’est pas à Pigalle-sur-Gommettes ! Vous voulez qu’on dise quoi aux parents ? Qu’on stimule la curiosité sensorielle de leurs gosses avec des démonstrations en 3D gonflable ?!

Silence. Stéphanie regarde le mur. Alertés par le bruit, Luc, Claire et Irène ont reparu. Chloé tente de nouveau de parler.

Chloé. Mais ce n’est pas du tout ce que…

Barrois, la coupant. Assez ! … (Voyant les autres, il se reprend.) Laissez-moi parler… Cette photo est une honte. (Il redonne son portable à Stéphanie. Tout le monde la regarde.) Après le scandale que cet établissement a vécu… Après tout le travail que j’ai engagé pour redorer l’image de ce navire… vous venez de tout mettre par terre. Je vous suspends de vos fonctions, avec effet immédiat. Et je fais immédiatement un signalement au rectorat.

Irene. Quoi ?

Luc. Que se passe-t-il ?

Claire. Cette année, le discours de M. Barrois est plus incisif.

Chloé. M. Barrois, je ne sais pas ce que vous imaginez… Certes, ce déguisement est un peu spécial…

Barrois. Un peu spécial, c’est le moins qu’on puisse dire…

Chloé. J’aurais sans doute dû vous demander l’autorisation de me…

Barrois. Mais jamais ! Jamais ô grand jamais, Madame Belgrand, je ne vous aurais donné l’autorisation de vous déguiser en… en…

Chloé. En ?

Barrois. Vous le savez bien !

Chloé. Par contre, vous, vous avez l’air de l’ignorer. 

Barrois. Je vous demande pardon ?

Chloé. C’est un déguisement de carotte. Regardez. (Elle prend son portable et le tend à Barrois.)

Barrois, prenant le téléphone. Mais oui, c’est pourtant vrai… vous êtes grimée en … mais pourquoi ?

Chloé. Vous voulez savoir pourquoi je me suis déguisée en carotte ? Très bien. Parce que la classe de 6e D ne mange pas de légumes. Aucun. Jamais. Pas une courgette. Pas une tomate. Pas même un petit pois. Et quand j’ai voulu faire un atelier « santé et alimentation », ils ont soupiré, râlé, levé les yeux au ciel. Un des élèves a dit : « On n’est pas à Masterchef, Madame. » Alors j’ai réfléchi. Et j’ai pris un vieux costume gonflable trouvé dans la réserve du foyer. Je suis entrée en classe, déguisée en carotte géante, orange fluo, les bras coincés, ridicule au possible. Ils ont explosé de rire. C’était gagné. Je leur ai expliqué comment moi, carotte, j’étais née, comment j’avais grandi, comment j’allais être mangée et ce que j’allais apporter à celle ou celui qui la mangerait. Et pendant une heure, ils ont posé des vraies questions. Sur les fibres, sur le sucre lent, sur la digestion, sur les intestins. J’ai vu des yeux qui s’allumaient. J’ai vu Lina, qui ne parle jamais, lever la main pour demander si la carotte était un fruit. J’ai vu Walid, qui dort tout le temps, mimer la chaîne alimentaire avec une banane en plastique. Et moi j’étais là, au milieu de mes élèves, en carotte, à parler de vitamines A, de bêta-carotène, d’enzymes. Je ne suis pas humoriste. Je suis prof. Et parfois, être prof, c’est trouver des biais inattendus pour faire passer un message simple. Alors oui, il y a une photo. (Elle regarde à présent Stéphanie.) Et oui, elle a été recadrée. Volontairement. Pour me nuire. Mais la vérité, c’est simplement que je suis une prof qui s’est déguisée en carotte. Pas pour faire rire. Pour faire ce pour quoi je viens faire mon métier ici, tous les jours : faire comprendre, faire découvrir, instruire. Voilà.

Barrois, les larmes aux yeux, des sanglots dans la voix. Madame Belgrand… C’est très humblement… et avec toute la contrition que l’on puisse exprimer… que je vous présente toutes mes excuses pour cet incident. (Un temps.) Les acceptez-vous ?

Chloé. Je les accepte bien volontiers, M. Barrois.

Barrois. Naturellement, toutes les sanctions que j’ai évoquées sont annulées. Et c’est avec grand plaisir que je vous retrouverai tout à l’heure, pour vous remettre devant le préfet et notre député Victor Bellac, un prix que vous avez hautement mérité. Cependant, puis-je vous demander une chose ?

Chloé. Je vous écoute.

Barrois. Vous est-il possible de restreindre l’accès de cette photo de carotte à votre cercle proche ? Vu ce que l’établissement a vécu, j’aimerais autant que nous nous protégions de toute interprétation malveillante…

Chloé. Bien entendu.

Barrois, plus sec, à Stéphanie. Quant à vous, Madame Lipesc, je vous attends demain à 7h30 précises dans mon bureau.

Barrois sort.

Luc, sortant. Tiens, moi j’ai des photocopies à faire…

Irène, sortant aussi. Et moi il faut que…

Claire, sortant à son tour. Moi pareil. 

Stéphanie et Chloé restent face à face. Elles semblent se défier.

Stéphanie. Tu crois que tu mérites ce prix ? Tu crois que c’est normal qu’on te félicite, qu’on te sourie, qu’on t’admire ? Tu arrives, tu débarques ici avec tes ronds de jambe, ta bouche mielleuse, ton humour gentillet, ta petite blouse blanche d’institutrice bio… Et tout le monde t’adore. Tu respires. Et on t’adore. T’as même pas besoin de faire semblant d’être compétente : t’as cette gueule de petite sœur idéale, cette façon de hocher la tête, de rire un peu trop fort. Et les élèves ? Ils t’adorent. Même les chiants, même les insolents. Tu souris et ils s’asseyent. Moi, je bosse. Je me défonce. Je fais des séquences carrées, des fiches de prep blindées, des évaluations calibrées. Et on me regarde comme la vieille pisse-vinaigre aussi antique qu’une ligne d’écriture faite à la plume. Même mes « bonjour » sont pris pour des gifles. Et toi ? Tu mets un déguisement de carotte et t’as droit à un putain de trophée.

Chloé. Ce que tu veux, Stéphanie… ce n’est pas mon prix. C’est ma lumière. Et tu ne l’auras jamais. Parce que ce sont les élèves qui me l’ont donnée. Celles qui ne lèvent jamais la main. Ceux qui bavent, qui rêvassent, qui arrivent en retard ou n’ont jamais leurs affaires. Celles qui vivent dans un deux-pièces avec quatre frères. Ceux qui n’ont pas déjeuné. Celles qui ne comprennent rien et qui n’osent pas le dire. Celles-là. Ceux-là. Ce sont elle, ce sont eux qui, un jour, ont relevé la tête. Pour écouter. Pour répondre. Pour rire. Et pour apprendre quelque chose. Et à ce moment-là, j’ai su que j’étais à ma place. Quand j’ai senti leur lumière sur moi. Toi, les élèves, ça fait longtemps que tu ne les regardes plus. Tu les corriges, tu les notes, tu les compares, tu les classes. Mais tu ne les vois plus. Tu les méprises. Tu ne les écoutes pas. Tu souffres quand ils ne comprennent pas, pas pour eux, mais pour toi. Parce que ça te fait perdre du temps. Parce que ça te fait dévier du programme. Ton obsession, c’est finir les chapitres. Coûte que coûte. Même s’ils ne comprennent rien. Même si elles décrochent. Même s’ils s’éteignent. Tu n’enseignes pas. Tu récites. Et tu t’énerves qu’ils ne te suivent pas. Et parce qu’ils ne t’écoutent plus… tu passes ton temps à crier que personne ne reconnaît ton travail. Mais le vrai travail, celui qui compte, tu ne le fais plus. Ce n’est pas moi qu’ils ont choisie, Stéphanie. C’est ce que je leur donne. Je vais chercher mon trophée et toi, je te laisse à ton envie.

***

de

Personnages

Nathalie, agent de Balmont.

Balmont, diététicien.

Odette, bonne de Balmont.

Bernadette, mère de Balmont.

Tsukimi, maître oriental.

Le cabinet du Docteur Balmont. Nathalie est au téléphone.

Nathalie. L’avion vient de se poser ? Nous en sommes ravis ! C’est un honneur de l’accueillir. La clinique du docteur est située au 81, rue des Pénitents, Résidence « Les Hauts de l’Éminence », au quinzième étage, appartement 99.

Le Docteur Balmont entre.

Nathalie, raccrochant vivement. Je vous laisse !

Balmont. Les journalistes attendent toujours mon annonce.

Nathalie, habitée. Faire attendre un peu quelqu’un, c’est déjà lui apprendre le jeûne.

Balmont. Je comprends pourquoi c’est toi qui écris mes livres. 

Nathalie. C’est vrai qu’elle était pas mal. Je vais la garder pour ton compte TikTok.

Soudain, Balmont se met à tousser. Nathalie lui présente un mouchoir, qu’il prend pour calmer sa toux. Il va pour le mettre dans une poche mais elle prend le mouchoir et un détail attire son attention.

Nathalie. Tu as repris un chewing-gum ? Même sans sucre, tu le sais bien, c’est un signal faible à l’hypothalamus.

Balmont, quelque peu troublé. C’était un test. Je voulais évaluer ta vigilance. 

Nathalie. Tu parles ! Je t’ai à l’œil, Évariste. Ton jeûne commence bientôt, alors pas de bêtises.

Balmont, mal à l’aise. Justement Nathalie, je voulais te dire : je crois qu’il faut annuler. 

Nathalie. Pardon ?

Balmont. Annulons ce jeûne.

Nathalie. Tu n’es pas sérieux ?

Entre Odette.

Odette, une corbeille à papier à la main. Non mais je vous demande un peu, est-ce que c’est des façons, ça ? Regardez ce que j’ai trouvé dans la salle de repos. (Elle agite la corbeille au-dessus du bureau de Balmont, répandant dessus des papiers plastique pleins de miettes.)

Nathalie, horrifiée. Mais qu’est-ce que vous faites ?

Balmont, se levant. Vous êtes folle ? 

Odette. Vingt-sept ! Vingt-sept emballages de madeleines individuelles !

Silence. Balmont blêmit, Nathalie se raidit.

Nathalie. Évariste ?

Odette, regardant Balmont droit dans les yeux. Elles étaient planquées dans un sac marqué « échantillons de pansements thermiques ». Faut avoir l’imagination d’un gros morfal honteux pour en arriver là.

Balmont, se jetant dans son fauteuil, théâtral. Je lutte, Odette, je lutte ! Mais le sucre m’appelle comme la nuit appelle le hibou ! 

Odette. Et vous vous transformez en chouette à la crème…

Nathalie, paniquée. Mais tu es fou ! Si quelqu’un d’autre s’en était aperçu !

Balmont, avec une noblesse tragique. Et pourtant, tous les soirs, à la nuit tombée, je succombe à la tentation du moelleux. (Il sort un paquet de madeleines, en mange une. Odette en prend également une. Il parle la bouche pleine.) Hum… La vanille… la fleur d’oranger… Cette saveur de mon enfance me détruit…

Odette, parlant également la bouche pleine. Oh n’exagérez pas, docteur. Vous n’êtes pas malade. Vous êtes juste vivant !

Balmont, se redresse. Non, je suis une imposture.

Nathalie, jetant. Assez ! (Elle congédie Odette.)

Balmont. Nathalie, je sens que je vais flancher !

Nathalie. Pas question ! Tu sais très bien que nos revenus… enfin, que tes revenus sont en baisse !

Balmont, penaud. Oui.

Nathalie. Tsukimi nous a damé le pion. Sur les régimes, c’est lui qui est n°1 des ventes, et ça depuis des mois ! C’est pour ça que tu as écrit un nouveau livre.

Balmont. J’ai écrit… j’ai écrit… c’est toi qui l’as bien plus écrit que moi…

Nathalie. Ce nouveau livre, s’est bien vendu, certes. Mais ce qu’il nous faut maintenant pour nous remettre à flot, c’est décrocher un contrat audio-visuel.

Balmont, penaud. Je sais…

Nathalie. C’est pour ça que j’ai organisé ce jeûne commun avec Tsukimi !

Balmont, penaud. Je sais…

Nathalie. Afin trouver le prétexte pour vous réunir !

Balmont, penaud. Je sais…

Nathalie. Et pour mieux le faire craquer à la face du monde, tandis que toi, tu resteras dans la pureté aride du jeûne !

Balmont, horrifié. Je vais craquer, Nathalie, je le sens…

Nathalie. C’est ce que tu m’as dit à chaque fois et à chaque fois tu t’es repris.

Balmont. Mais pourquoi moi, Nathalie ?

Nathalie. Tu sais électriser les foules. Je l’ai senti dès notre première rencontre. Quand tu crois à ce que tu dis, tu sais charmer ton auditoire. Ton charisme et ma stratégie étaient faits pour se rencontrer et réaliser de grandes choses. Il fallait juste t’affiner un peu, j’y ai veillé ; il fallait te relooker, je l’ai fait ; et alors le personnage du Docteur Balmont est né pour le grand public. Tu ne vas pas tout gâcher maintenant ? J’ai investi plusieurs millions !

Balmont, penaud. Je sais… Mais après… si on décroche un contrat… je pourrai arrêter tout ça ?…

Nathalie. Je te l’ai promis. 

Balmont, comme un petit garçon. Promis ?

Nathalie. Promis. D’après mes prévisions de recettes, si tout marche bien, on pourra se retirer.

Balmont, soudain excité comme un petit garçon. Et je pourrai remanger des roudoudous ?

Nathalie. Oui.

Balmont. Et des babas au rhum ?

Nathalie. Oui.

Balmont, sautant de joie comme un petit garçon. Ouais !

Nathalie. En attendant, rentre dans ton personnage. Tu es le docteur Évariste Balmont. (Balmont se transforme au fur-et-à-mesure des indications de Nathalie.) Un diététicien spécialiste du jeûne, écouté dans le monde entier. Un savant dont le sérieux rassure, et dont l’autorité naturelle frappe immédiatement. (Elle met en route son téléphone.)

Ça tourne. 

Balmont, prenant la figure d’un oracle médical. Mes chers amis, le monde étouffe sous les calories. Nous nous devons de réagir. Vous êtes déjà des milliers à l’avoir fait, en vous procurant mon livre Maîtriser sa bouche, libérer son être. Mais qui serais-je, moi qui prétends vous donner la meilleure diététique au monde, si je ne donnais l’exemple ? (Il étouffe un rot.) C’est pourquoi, moi, Évariste Balmont, j’ai décidé de pratiquer un jeûne de soixante-douze heures, filmé en continu, sans un gramme de protides, de lipides ou de glucides, ni un soupir de tentation. Ce jeûne, je l’ai appelé le Non-mangeant lumineux. Et je le ferai avec mon très respecté confrère, Maître Tsukimi, qui a accepté mon invitation et se tiendra à mes côtés. À très bientôt, pour le début de cette grande marche vers la spiritualité !

Nathalie, émue, arrêtant de filmer. C’est magnifique, Évariste, je te retrouve !

Balmont, avec le regard minéral d’une statue antique. L’Humanité me verra tenir, éthéré, pur, détaché.

Nathalie. Voilà, c’est comme ça que je te veux ! 

Odette, rentrant Docteur, votre mère.

Nathalie. Non, pas celle-là !

Odette rentre avec des paquets.

Bernadette. Riri ! Je viens de te voir dans l’ordinateur ! Tu manges pas assez, tu deviens tout sec comme ton père ! J’ai refait des rochers coco !

Nathalie, s’interposant. Bernadette, ce n’est pas le moment !

Bernadette. Ah laissez-moi voir mon fils ! Vous me le volez !

Balmont. Maman… 

Odette, à Balmont.  Vous êtes sûr que 72 heures, c’est pas trop ? Vous déjà avez failli vous évanouir mardi en reniflant une tarte Tatin…

Balmont. Justement, il me faut une épreuve, une épure, une rédemption, une… (Il se met à sentir quelque chose.) une… une… mais qu’est-ce que c’est ?

Odette.  Quoi ?

Balmont, se levant, salivant. Je sens… je sens quelque chose…

Bernadette. Mais oui mon Riri ! C’est du Flan. Du Flan caramel. Regarde ! (Elle ouvre un carton dans lequel repose un splendide flan généreusement arrosé de caramel.) Je t’en sers une louche ?

Balmont regarde le flan, vacille légèrement.

Balmont, attiré comme malgré lui. Tu as mis des œufs du poulailler de la maison ?

Bernadette. Bien sûr ! Et du sucre roux. Et du bon lait entier de ferme. Et de la vanille de Madagascar.

Balmont ferme les yeux, se met à trembler, on croit qu’il va se jeter sur le flan, mais non.

Balmont, se redressant.  Non. Ce flan est un piège. Et je suis une cathédrale. (À Bernadette, prenant des accents martiaux.)Exorcizamus te, omnis immunde spiritus, omnis satanica potestas, omnis incursio infernalis adversarii, omnis legio, omnis congregatio et secta diabolica !

Bernadette, le souffle coupé par cette réplique, sort, raccompagnée un peu malgré elle par Odette, tandis que Nathalie répond au téléphone.

Bernadette, sortant. Mais qu’est-ce qu’il a dit, là ?… En plus, avec le flan, j’ai aussi fait… (Elle est emportée.)

Nathalie. J’arrive ! (Elle raccroche.)

Balmont. Que se passe-t-il ?

Nathalie. il est là.

Balmont. Lui ?

Nathalie. Lui !

Balmont, seul, se précipite à son bureau et se fourre plusieurs Chamallows dans la bouche. Nathalie revient avec un homme vêtu d’une tunique et portant des geta, suivie d’Odette, éberluée.

Nathalie. Évariste !

Balmont, la bouche pleine. Oh mais qu’est-ce que c’est encore ? 

Nathalie. Docteur Balmont, j’ai le grand honneur de vous présenter Maître Tsukimi. 

Balmont, toujours la bouche pleine.  Tsukimi ? C’est Tsukimi ? Mais je croyais qu’il était encore dans le hall. (Il essaie d’avaler.)

Nathalie, avec une légère réprobation. Docteur…

Tsukimi, s’inclinant. C’est un honneur de faire ta rencontre.

Balmont, s’inclinant à son tour. Tout l’honneur est pour moi, Maître.

Nathalie. Le Maître sera heureux de vous accompagner dans votre jeûne. 

Tsukimi, après avoir regardé Balmont avec un regard perçant. Le bol est clair, vide. Il suffit d’y mettre l’ombre pour remplir le jour.

Balmont regarde Tsukimi, comme sonné.

Nathalie, bas, à Balmont. Tu ne vas pas le laisser t’humilier ?

Balmont, bas. Non, mais…

Nathalie, même jeu. Tu dois remporter ce combat ! Et je vais t’aider, comme tu le sais. En attendant, n’oublie pas que tu es docteur en médecine, diététicien, et que des jeûnes, tu en as faits !

Balmont, bas. C’est vrai, après tout. Et j’ai des millions de fans ! (Après avoir réfléchi, haut, à Tsukimi, d’un air de défi.) Je n’ai plus de besoin. Mon corps est un protocole.

Tsukimi, après un temps.  Même un protocole pleure quand le riz est chaud.

Balmont est piqué par cette sortie. Il réfléchit pour remporter ce combat de haïkus.

Balmont. J’ai dissout mes pulsions dans le jeûne. C’est de la chimie.

Tsukimi.  Le feu n’a jamais demandé de formule pour brûler.

Balmont, ironique. Vous parlez par images. Moi, je parle en chiffres. En preuves. 8 millions ! 8 millions de lecteurs pour mon dernier livre !

Tsukimi. Le silence aussi a ses décimales.

Balmont, bouffi d’orgueil. Je suis l’exemple, le modèle, le guide.

Tsukimi. La faim n’est qu’une cloche. Mais tout le monde ne sait pas y apposer la sourdine de sa volonté. (Se mettant en position du lotus.) Commençons par une méditation. 

Balmont, se mettant aussi, quoiqu’avec difficulté, en position du lotus. Euh… oui, oui… avec plaisir.

Ils restent un moment comme cela, les yeux fermés. Soudain, l’estomac de Balmont se fait entendre.

Odette, à voix basse, à Balmont. Courage, cathédrale.

Tsukimi, les yeux toujours fermés. Le vide parle. Écoute-le. 

Le ventre de Balmont fait de nouveau du bruit. 

Odette, rigolarde, à voix basse, à Balmont. Plus que soixante-douze heures…

Balmont. Sortez !

Odette sort. Balmont pose ses mains sur son ventre, lequel, manifestement, se contracte. Puis, il réfléchit. Il observe Tsukimi, totalement absorbé dans sa méditation.

Nathalie, à part. C’est le moment de lancer notre stratagème. Après tout, c’est un test de droiture. Je vais donner à l’Orient l’occasion de démontrer sa force morale. Ou pas…

Nathalie, sans un mot, passe derrière le bureau. Elle sort d’abord un pain d’épices, puis une tarte à la crème. Elle dispose les deux pâtisseries sur deux plats et les place autour de Tsukimi. Balmont, qui salive, n’a pas perdu une miette de toute l’opération. Il fait un signe à Nathalie, qui active son téléphone. 

Balmont. Mes amis, le jeûne va bientôt débuter. Comme vous le voyez, nous avons un invité de marque, en la personne de Maître Tsukimi. Il a souhaité traverser l’épreuve à mes côtés. Je l’en remercie. Vous voyez également ici, un délicieux pain d’épices… hum… oui… délicieux, c’est bien le mot… et une tarte à la crème… à la crème onctueuse… fraîche… eh bien si ces deux plats sont là… c’est pour exhiber ce que nous ne mangerons pas… car oui, jeûner c’est faire la place au vide en soi, pour que l’esprit, libéré de la mastication et de la digestion des aliments, délesté de la matière, puisse s’élever à sa véritable dimension, celle de la lumière. Aussi, je déclare officiellement ouvert le Non-mangeant lumineux ! Trop chrono ! 

Nathalie met en marche un chronomètre. Balmont va se placer près de Tsukimi, qui n’a pas bougé d’un iota depuis qu’il s’est mis en position du lotus. Balmont se remet dans cette position.

Balmont, d’un air pénétré. Ici, nous allons faire l’expérience de l’ascension sans escale. Nous ne mangerons pas. Nous n’aurons pas faim. Nous flotterons. Le jeûne n’est pas une privation. C’est une libération. Chaque cellule qui ne mange pas… médite.

Bernadette et Odette rentrent, Bernadette tient un plat de cookies à la main.

Bernadette. C’est ce que je disais, on ne va pas laisser perdre de bons cookies comme ça !

Balmont leur jette un regard noir. Nathalie leur fait un signe.

Odette, voyant le pain d’épices et la tarte à la crème. Saint-Glycémique, priez pour lui !

Bernadette, s’approchant du pain d’épices. Ah ! le pain d’épices ! Je n’en ai jamais fait ! (Elle en prend une part et la mange.)Hum… délicieux… (À Odette.) Goûtez ! (Odette, timidement, vient en prendre une part. Balmont ne les quitte pas des yeux.)

Odette, mangeant. C’est vrai qu’il est bon !…

Balmont les fusille du regard, Nathalie voudrait intervenir.

Bernadette, s’approchant de la tarte. Ça, par contre, je ne sais pas si j’en ferai, c’est quand même pas évident. (Elle en prend une part, la mange.) Hum… Qu’est-ce que c’est bon ça aussi… (Balmont les dévore des yeux.)

Odette, en prenant une part aussi. C’est vrai, en plus, ça cale bien…

Balmont, d’un bon animal. À moi le sucre ! À moi la chair du monde !

Il se jette sur les gâteaux, les attrape, les dévore, les mains pleines, la bouche barbouillée. Il grimpe sur une chaise, en transe.

Balmont. Je suis la faille ! Je suis la friandise ! Je suis le roi des faibles ! Vive la pâte à choux libre !

Tsukimi se lève. Il regarde Balmont. Ce dernier descend lentement de la chaise et regarde ses mains pleines de crème.

Balmont. Je… je ne suis pas un guide… Je suis un homme ! Avec une langue ! Des papilles ! Et des souvenirs d’enfance dans chaque madeleine…

Bernadette, émue. C’est… il est bouleversant, il ose…

Nathalie, horrifiée. C’est pas vrai…

Odette. C’est pas une rechute, c’est une renaissance ! 

Nathalie, regardant son téléphone. Mais… mais… c’est incroyable ! Les likes explosent ! « Merci Balmont » signé Gisou62, « Je viens de manger un éclair au chocolat pour la première fois sans culpabilité » signé Didine_christ_prolls, « Tu es notre saint du gras assumé » signé Leon2rome, « « Enfin, je me décide à profiter de la vie grâce à vous » signé Valou_moumou. Tu es… Tu es en train de devenir un mythe…

Soudain, Tsukimi incline légèrement la tête.

Tsukimi. Tu as voulu me tendre un piège. Retiens ceci : le vrai jeûne commence quand on cesse de fuir ce qu’on est.

Il sort alors, sous le regard médusé de tous.

Balmont, vers l’objectif du téléphone. Chers amis, nous avons atteint la lumière plus vite que prévu. Allez manger en paix. (Nathalie cesse de filmer.)

Nathalie, répondant au téléphone. Allô ? Oui ? Ah… Ah bon ? Oh n’est-ce pas ? … Mais oui, c’est exactement ce que… Oui ? Oh alors là… Combien ? Ah quand même… Écoutez, je lui en parle… oui, oui, c’est cela… (Au Docteur.) C’était BienMangerTv. Ils te proposent une série. « Évariste ou la Tentation d’exister » en dix épisodes et dix plats. 

Balmont. « La tentation d’exister ? » Pourquoi pas ? S’il est possible d’exister sans rien prouver, ni même qu’on existe.

Nathalie, regardant son téléphone. Évariste ! C’est la folie en ligne ! Tes followers veulent un nouveau live tout de suite. Ils réclament un duel ! Un duel gastronomique avec Maître Tsukimi ! À l’aveugle !

Balmont, comme sortant d’un rêve. Un duel ?… Un duel de quoi ? De bouillons détox ?

Nathalie. Un duel de desserts ! 

Bernadette. Génial !

Elle s’éclipse en entraînant Odette.

Nathalie. Chacun doit improviser une pâtisserie qui « reflète son âme ».

Balmont. Jamais Tsukimi n’acceptera.

Nathalie. Il accepte !

Balmont. Quoi ?

Nathalie. Il accepte ! Il vient de répondre depuis son propre compte !

Tsukimi soudain apparaît, dans un halo de nuées.

Tsukimi. Le duel n’est pas un combat. C’est une offrande silencieuse au goût de l’existence.

Nathalie, toujours le nez sur son téléphone. #NonMangeantLumineux.

Tsukimi. On m’a proposé un duel. J’ai répondu : d’accord, si la crème est sincère.

Nathalie, idem.  #ClashOfCreams.

Tsukimi disparaît dans les airs.

Balmont, éclatant. Espèce de sushi mystique sous cloche de bambou !

Nathalie, choquée. Oh ! Évariste ! 

Balmont, ne décolérant pas. Fabricant de haïkus sous-vide ! Derviche tournant sur canard laqué sans sel !

Nathalie. Évariste !

Balmont, avec une autorité qu’il n’avait encore jamais exprimé. Réponds à ce bonze calotté ! 

Nathalie, fanatisée. Oh oui Évariste !

Balmont, dictant à Nathalie. J’accepte le combat ! Le sucre ne me domine pas. Il m’inspire. Mes madeleines sont des aphorismes. Mes millefeuilles, des chapitres. #PâtisseriePhilosophale !

Nathalie, habitée. Bien répondu, Évariste !

Balmont. Oui mais comment vais-je faire ? Nous n’avions rien pour cuisiner ici…

Odette et Bernadette font une entrée tonitruante, les bras chargés.

Bernadette. Et voilà ! 

Odette. Du sucre !

Bernadette. Des œufs !

Odette. Du le farine !

Bernadette. Un chalumeau de poche !

Odette. Une gousse de vanille !

Bernadette. Et tant de choses encore !

Odette. Vous avez plus qu’il ne vous faut !

Balmont, inspiré. Merci gentes dames… Je vais faire… une Tarte d’identité ! Une base fragile, une garniture indécise, un nappage narcissique, et une pointe de regrets.

Nathalie, amoureuse. Cet homme est un génie…

Odette installe un mini plan de travail sur le bureau même de Balmont. Ce dernier enfile un tablier, se met à fouetter, râper, flamber avec un enthousiasme enfantin.

Balmont. Voilà ma voie ! La pâtisserie existentielle ! Plus besoin de discours… Désormais, je penserai avec du sucre glace, de la fleur d’oranger, de la poudre d’amandes, du sirop d’agave, du Mascarpone, de la compote de pommes, de la cannelle, du rhum, des écorces d’orange confites, du praliné, de la crème pâtissière, de la nougatine !

Odette, rigolarde. Mais alors… le jeûne lumineux ? Le protocole ? Les cellules qui méditent ?

Balmont, tout en battant, en flambant. Illusions ! Dogmes creux ! Le seul silence qui vaille… c’est celui qu’on fait en priant Saint-Honoré ! Ou en dégustant un parfait au café !

Nathalie. Évariste, je lance le live ?

Balmont. Lance tout, Nathalie ! La tarte ! Le combat ! Le chaos ! La vérité par la pâte !

Nathalie appuie sur son téléphone.

Balmont, regardant la caméra, grave et extatique.  Maître Tsukimi… vous avez médité sur le vide. Moi, j’ai médité sur le flan. À présent… Que le plus fondant nous ouvre les portes du sens !

Il se remet à battre avec ardeur.

FIN 

de

Personnages

Valérie.

Le Facteur.

Sophie, colocataire de Valérie.

Paul.

Anaïs.

Maya.

Salon en désordre. Une table basse. Canapé central. Vêtements au sol, bols empilés sur la table basse. Valérie est allongée dans un plaid, casque sur les oreilles. Elle rit doucement. Un téléphone à la main. Une voix de vidéo grésille faiblement.

Valérie, amusée. « Comment prendre soin de soi sans bouger : cinq postures essentielles pour régner depuis son lit. » (Rire.)Enfin des gens qui me comprennent ! (On sonne à la porte. Valérie ne bouge pas.) Sophie ? Tu ouvres ? (Un temps.) Y a quelqu’un ? (Un autre temps.) Sophie ? J’suis coincée dans une phase de repli méditatif, j’peux pas… (Elle soupire.)

Le Facteur, off. Recommandé pour Valérie Zambeault ! 9, rue des Pénitents ! Besoin d’une signature !

Valérie, se redressant, à moitié affolée. C’est le chèque ! Je l’ai attendu en février, relancé en mars, passé par pertes et profits en avril et là, miracle de mai ! Mon premier client de l’année…

Le Facteur, off. Madame ? Vous êtes là ?

Valérie, soupire, se laisse tomber dans le canapé. Je suis malade, glissez-le sous la porte.

Le Facteur, off. Ah non, ça c’est pas possible !

Valérie tente de se lever, tombe à genoux, grimace, fouille sous le canapé, cherche une chaussette.

Le Facteur, off. Bon, moi je repars !

Valérie. Non, attendez ! Ne partez pas ! C’est le chiffre d’affaires de mon premier semestre !

Elle sort. Bruit de porte qui s’ouvre.

Valérie, off. Pardon pour l’attente, j’étais… en pause spirituelle.

Le Facteur, off. Pièce d’identité, s’il vous plaît.

Valérie, off. Ah… mince…

Valérie reparaît, fouille dans son fourbi. Peu après, le Facteur apparaît aussi, s’impatientant.

Valérie, trouvant enfin un vieux papier. Voilà !

Le Facteur, après avoir tenté de déchiffrer le papier, tendant un stylo à Valérie. Signez ici. (Valérie signe, le facteur lui remet le pli.)

Le Facteur se dirige vers la sortie.

Valérie, ouvrant le pli. C’est un chèque.

Le Facteur, arrêté dans son élan. Tant mieux. 

Il repart.

Valérie. Vous pouvez me le déposer ?

Le Facteur, de nouveau arrêté dans son élan. Pardon ?

Valérie. Le chèque, vous pouvez me le déposer ?

Le Facteur. C’est une blague ?

Valérie. L’agence est juste en bas, je le signe, je vous donne un RIB, comme ça vous n’avez plus qu’à le reporter sur le chèque et vous le…

Le Facteur. Au revoir madame.

Il sort. Bruit de porte qui se ferme.

Valérie, regardant le chèque. En même temps, dix-neuf euros quatre-vingt quinze, ça peut attendre. (Elle fourre le chèque dans sa poche et s’écroule sur le canapé.) Épuisant. Héroïque. Une performance. J’ai mérité un café. (Elle tend la main vers une tasse de café froid, en boit une gorgée.) Voilà. Premier effort de la journée accompli. On va pas trop enchaîner. Faut pas brusquer l’organisme… (Elle replonge dans son téléphone.)

Bruit de porte qui s’ouvre puis qui se referme. Entre Sophie, sac, casque sur la tête ou au bras.

Sophie. J’ai croisé le facteur, il avait l’air énervé. C’était tendu ?

Valérie. Une lutte. Moi contre la bureaucratie capitaliste. J’ai perdu l’équilibre, mais j’ai récupéré un chèque.

Sophie, s’assoit tranquillement. Tu te reposes ?

Valérie. Je flotte, je m’ancre, je cafetière, je couette, je coussins moelleux.

Silence, Sophie observe la table basse jonchée de bazar.

Sophie. J’ai visité un appart ce matin.

Valérie, toujours sur son téléphone. Pour ?

Sophie. Pour moi.

Valérie. Pour toi ?

Sophie. Oui. C’est calme. La concierge est gentille. Elle a un chien.

Valérie. Je peux aboyer si c’est ça le problème.

Sophie. C’est pas un problème. C’est une fatigue.

Valérie. Ça, je connais !

Sophie, cherchant ses mots. Tu m’as contaminée… Je suis usée, Val. Pas à cause du désordre. À cause de ta vitesse. Ou plutôt de ton absence de vitesse.

Valérie. Tu veux du mouvement ? Je peux tomber dans les pommes. Spectaculairement.

Sophie. Tu as le talent de transformer tout ce qui est lourd en mousse légère. C’est fascinant… et crevant.

Valérie, plus sèche. Tu veux me virer ?

Sophie. Non. Je pars. C’est différent. (Presque gênée.) Un type vient voir la chambre. (Elle regarde sa montre.) Il ne devrait plus tarder. Il s’appelle Paul. Il a l’air très bien. (Valérie ne répond pas. Elle boit une gorgée de café froid. Long silence.) Voilà, je t’ai dit. 

Valérie, renfrognée. Et d’où il sort, ce Paul ?

Sophie. C’est Aline qui me l’a recommandé. 

Valérie, acide. Si Aline l’a recommandé…

Sophie. Qu’est-ce que tu veux dire ?

Valérie. Aline me connait ? Elle sait avec qui je vais m’entendre ?

Sophie. Je lui parle suffisamment de toi pour qu’elle…

Valérie. J’imagine que tu me tresses des louanges ?

Sophie. Il va arriver d’un moment à l’autre…

Valérie, mangeant des chips. Je vais l’accueillir chaleureusement. Je compte rester silencieuse dans un coin et incarner l’âme de la maison.

Sophie.  Tu peux incarner l’âme de la maison, si tu veux, mais est-ce que tu peux aussi, je sais pas… vider cette assiette ? Ranger un truc ? Passer un coup de balai ?

Valérie. Sophie, chaque objet ici est à sa place. Le chaos est aussi un langage.

Sophie. En attendant, le langage du chaos a comme une odeur de thon. Et il déborde sur la table basse.

Valérie, avec calme. J’ai toujours vécu ainsi : les choses s’adaptent à ma dynamique et non l’inverse. Toi, tu veux figer l’espace, l’aseptiser. C’est d’un bourgeois !

Sophie. Bourgeois ? C’est bourgeois de te demander de faire un peu de rangement ? De virer du fauteuil ta pile de culottes?

Valérie. Ta cause est perdue d’avance.

Sophie. Ah oui ?

Valérie. Eh oui. L’ordre est une illusion. Tu ranges, ça revient. Tu fais place nette, ça se remplit. Ça s’appelle l’entropie. 

Sophie. La quoi ?

Valérie. L’entropie. Il est scientifiquement prouvé que tout système tend naturellement à se désorganiser. Le monde entier va vers le chaos. C’est pas moi, c’est la matière. Je me contente d’accompagner le mouvement. Le canapé s’affaisse, les papiers s’effilochent, les fringues se désintègrent, les tissus se relâchent, la poussière se dépose, la matière se dissout. Inexorablement. Je ne suis pas en bordel. Je suis thermodynamiquement cohérente. Lutter contre ces forces cosmiques, c’est Sisyphe. 

Sophie. Sisyphe ?

Valérie. Le gars condamné à sans cesse remonter un rocher en haut d’une montagne, parce que le rocher redescend sans cesse. Alors, moi, tu vois, j’ai arrêté de pousser. Je me suis assise à côté du rocher et je l’ai regardé dévaler la pente. C’est plus calme. Et moins fatigant. 

Sophie. Là il ne s’agit pas de Sisyphe. C’est juste un mec qui vient voir une chambre. Et j’aimerais qu’il ne reparte pas en courant.

Valérie, souriant. S’il fuit, c’est qu’il n’était pas prêt. Ce salon agit comme un révélateur des illusions humaines.

Sophie. Toi, tu protèges ton bordel comme un enfant malade. Mais moi, je vis dedans. Et je suis épuisée. (Valérie ne répond pas. Silence. Plus sec.) Tant pis. Il verra comme c’est. Et il verra qui tu es.

On sonne.

Sophie. C’est lui.

Sophie sort. Pendant ce temps, Valérie fait le plus de désordre possible, met à brûler de l’encens. Bruit de porte qui s’ouvre.

Sophie, off. Bonjour.

Paul, off. Bonjour. Alors voilà la perle rare !

Sophie, off. N’exagérons rien ! (Bruit de porte qui se referme.) Par ici !

Sophie rentre, suivie de Paul. Elle s’aperçoit du désordre mis par Valérie durant son absence.

Sophie. Paul, voici Valérie. Valérie, Paul. 

Valérie. Bienvenue dans… quoi que ça puisse être…

Paul. Merci. Ça sent quelque chose ?

Valérie.  Encens de cèdre tibétain. Ça couvre un peu l’odeur du bac à compost. C’est drôle mais on ne s’habitue toujours pas !

Sophie. Le bac à compost ne sent rien. Vous le voyez, l’appartement est très calme, et le quartier très agréable. Vous avez tous les commerces, la galerie Fluffinett…

Paul se met à avoir une crise d’éternuements.

Sophie. Paul, ça va ?

Paul, entre deux éternuements. Je… je suis allergique au cèdre…

Sophie, prenant un verre d’eau et le versant sur l’encens. Et voilà ! Problème réglé ! 

Valérie. Mais ça va pas, non ?

Sophie, proposant un verre d’eau à Paul. Bois, ça te fera du bien.

Paul, buvant. Merci ! (Il regarde les affaires au sol, le canapé effondré.)

Valérie. On vit dans le mou. C’est un choix. Ici, les objets tombent là où ils veulent. 

Sophie. N’exagère pas.

Valérie. C’est vrai, j’exagère. Sophie range quelquefois. Moi, non.

Paul, interloqué. Tu… tu veux dire que tu ne ranges jamais ?

Valérie. Jamais.

Sophie. Ne dis pas n’importe quoi !

Valérie, mettant Sophie au défi. C’était quand, la dernière fois que j’ai rangé ?

Sophie. Euh… (Changeant de sujet, à Paul.) Tu veux qu’on te montre la chambre ?

Paul. Non, c’est bon, merci. 

Valérie. Excusez-moi, j’ai une foule de choses à faire. 

Elle sort.

Sophie, bas. Alors docteur ?

Paul, bas. Elle est dans un état préoccupant. Un internement paraît inéluctable. Cependant, un changement radical la déstabiliserait trop. Nous allons donc procéder avec progressivité.

Sophie, bas. Merci d’avoir joué le jeu.

Paul, bas. Je vous ai sentie très inquiète. Alors j’ai accepté votre proposition. À bientôt.

Sophie, bas. À bientôt.

Paul sort. Valérie rentre.

Sophie. Il prend la chambre.

Valérie se glace.

Valérie. Et moi, alors ?

Sophie. Quoi, toi ?

Valérie. Personne ne me demande mon avis.

Sophie. Paul est un type bien. 

Valérie. Je sais ! Mais je veux dire… toi et moi… on se connaissait bien… on acceptait nos petits travers…

Sophie. Mes petits travers ? C’est quoi mes petits travers ?

Valérie. Ben, je sais pas… tu… quand… bah… en fait… pour être franche… tu fais trop de trucs. Tout le temps. C’est fatigant pour les autres. T’es active, mais… de manière agressive. Enfin bon, moi aussi j’ai mes petits travers…

Sophie. Tu me rassures…

Valérie. Mais Paul, il les connaît pas, mes petits travers.

Sophie. Je crois qu’il a eu le temps de se rendre compte. 

Valérie. T’as plus besoin de moi, c’est ça ?

Sophie. C’est toi qui as besoin de toi…

Sophie sort sans un bruit. Valérie reste au centre du canapé, seule. Long silence. Noir. 

La lumière revient. Valérie est en peignoir, assise par terre, un coussin sur les genoux, une tasse à côté d’elle.

Valérie. Il fait jour. C’est déjà ça. Le corps s’est levé. Pas haut. Mais levé. Mission du jour accomplie. (Un temps.) Je me suis lavé les dents à dix-sept heures. C’est une heure plus tôt qu’hier.

Sophie paraît. Valérie ne la remarque pas.

Valérie. Je suis pas malade. Qu’est-ce qu’ils ont tous avec ce mot, « malade » ? Juste ralentie. Ralentir, c’est pas fuir. C’est ma manière de tenir. Je tiens. Comme je peux.

Sophie fait un pas. Valérie se retourne, surprise, puis sourit, presque fière.

Valérie. Je me disais que tu reviendrais. Le vide, parfois, ça attire. C’est un espace d’accueil, le vide.

Sophie. Je n’ai jamais eu l’intention de partir. 

Valérie. Qu’est-ce que tu racontes ?

Sophie. Tu restes fidèle à toi-même.

Valérie. J’ai plié deux t-shirts. Et j’ai lancé une tisane. Alors tu vois… c’est une journée dense.

Sophie, regardant autour d’elle, puis Valérie, longuement. J’ai cru que tu étais lente. Mais tu étais en train de couler.

Valérie, essayant de s’en sortir par une pirouette. À moins que je ne sois amphibie. Tu sais, je vis très bien en apnée.

Sophie, doucement. Peut-être que tu n’as plus pied. Et que tu n’oses pas le dire ?

Long silence. Sophie s’accroupit à côté de Valérie.

Sophie. Je suis contente de te voir.

Bruit de porte qui s’ouvre.

Paul, off. Venez, c’est par ici !

Bruit de porte qui se referme. Entre Paul suivi d’Anaïs et de Maya.

Paul. Bonjour !

Anaïs. Ça sent fort ici. 

Maya. C’est un peu comme un aquarium vide, mais avec de l’électricité. 

Tout le monde regarde Valérie, qui ne bouge pas et lève lentement les yeux. 

Valérie. Pas si vide. Il y a quand même une tasse. Mais j’ai oublié d’y mettre quoi que ce soit. 

Paul. Valérie, je vous dois des explications. Je suis le docteur Puymartin, de l’Hôpital Sainte-Marie. Je n’ai aucune intention de prendre une chambre dans votre appartement, de même que Valérie n’a aucune intention de partir. Simplement, elle était inquiète, alors elle est venue me trouver. J’assure le suivi de personnes qui ont perdu certains repères. Elle m’a demandé de venir vous voir. C’est pour cela que vous avez reçu ma visite, l’autre jour. Durant mon passage, j’ai eu le temps de bien vous observer. Et de poser un diagnostic. Vous avez besoin d’aide, et je peux vous aider. Je vous présente Anaïs et Maya, deux de mes patientes. Elles ont vécu ce que vous vivez. Une sorte de… de perte d’élan… 

Anaïs. Plus envie de rien faire.

Maya. Enfin, plus exactement, la conscience de tout ce qu’il y a à faire, mais la conscience aussi que c’est au-dessus de nos forces. 

Paul. Aujourd’hui, Maya et Anaïs sont guéries. Elles ont suivi un protocole que j’ai moi-même mis au point. Il s’agit de la Thérapie de Réalignement domestique, ou TRD. La TRD est une approche innovante issue de la neuropsychiatrie environnementale. Son principe : chaque objet déplacé dans votre espace de vie réorganise, par effet miroir, vos circuits neuronaux. En réalignant vos meubles, vos vêtements et vos couverts, vous réalignez vos priorités, vos émotions et votre estime personnelle. Démonstration !

Maya et Anaïs se mettent à ranger la pièce, en alignant le plus d’objets possibles. 

Paul. Vous voyez ? Diminution significative de la charge cognitive périphérique due à l’éradication des stimuli visuels chaotiques. Réduction du syndrome de fragmentation attentionnelle grâce à l’homogénéisation spatiale et chromatique des zones de vie. Amélioration de la circulation bio-psycho-spatiale : le déplacement dans la pièce est fluide, entraînant une augmentation de la dopamine d’anticipation locomotrice (DAL). Stabilisation des constantes émotionnelles : baisse de l’irritabilité ambiante et hausse des micro-joies environnementales. Réduction du risque de désalignement affectivo-domestique (DAD) par consolidation des repères visuels. (Long silence.) Mais les effets mettent parfois du temps à venir. Au début, on peut être un peu perdu.

Valérie. Perdue ? Je ne sais pas. Peut-être. Je suis dans l’eau. Des fois, j’aperçois des gens au bord. C’est tout.

Long silence. Sophie déplace la table basse près de Valérie, sort une nappe, la donne à Anaïs, qui la pose sur la table basse. Sophie donne ensuite des couverts à Maya, qui les met sur la table. Sophie découpe le pain. Paul sort des verres. Valérie regarde, ne bouge pas. Tout le monde est maintenant réuni autour de la table. Sophie donne un morceau de pain à Valérie. Elle le prend, le porte à sa bouche, mâche lentement. Elle regarde les autres.

Valérie.  C’est chaud. C’est bon. Merci.

Elles et il mangent en silence, dans une sorte de communauté d’émotion.

***

Fin 

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FIN 

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Les Sept Péchés Capitaux

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