La Vie Mode d’emploi de Georges Perec : quand la forme appelle le fond

La Vie Mode d’emploi, sous-titré « romans », est un texte de Georges Perec, membre de l’OuLiPo, paru en 1978. Obtenant le prix Médicis, ce livre est l’aboutissement d’un travail de plus de dix ans, basé sur de multiples contraintes. Ouvrage de plus de 600 pages, l’ouvrage comporte 99 chapitres et des annexes. La structure de l’ensemble est remarquable : elle coordonne une masse fabuleuse d’histoires, de personnages, d’époques, de mondes, dans un espace et un temps bien défini. L’espace est celui d’un immeuble sis au 11 rue Simon-Crubelier. Le temps est une date : le 23 juin 1975, vers vingt heures. 

La lectrice va découvrir peu à peu les habitants des différents appartements et chambres de l’immeuble et des pans entiers de leurs vies.

La Vie Mode d'emploi de Georges Perec, plan de l'immeuble.
Plan de l’immeuble de La Vie Mode d’emploi

Une intrigue, cependant, sert de fil conducteur. Elle tourne autour d’un des résidents, un certain « Bartlebooth ». Entre 1925 et 1935, il prend des leçons d’aquarelle avec un peintre, lui aussi habitant de l’immeuble, nommé « Valène ». Pendant 20 ans, de 1935 à 1955, Bartlebooth fait le tour du monde et peint une aquarelle marine tous les quinze jours. Cela représente donc un ensemble de 500 tableaux. Chaque aquarelle est envoyée à Wincker, un marchand de jouet, lui aussi résident de l’immeuble, qui découpe chaque aquarelle et la transforme en puzzle. Pendant vingt ans, de 1955 à 1975, Bartlebooth reconstitue les puzzles, les pièces étant recollées ensemble par Morellet, autre habitant de l’immeuble. Les aquarelles sont ensuite renvoyées dans les ports où elles ont été peintes, avant d’être plongées dans un dissolvant. Elles redeviennent alors des pages blanches. Cependant cette belle mécanique se grippe avec la mort de plusieurs protagonistes de l’intrigue.

OuLiPo

Georges Perec fait partie de l’OuLiPo. L’OuLiPo signifie Ouvroir de Littérature Potentielle. L’Ouvroir a été fondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau. Il se fixe comme objectif de développer les potentialités de la littérature, notamment par la mise au point et la mise en œuvre de contraintes. Ces contraintes ne sont pas un but en elles-mêmes, mais un simple moyen d’atteindre les potentialités qui elles, sont la vraie visée du groupe. Voici quelques-unes des contraintes les plus fameuses de l’OuLiPo. Premier exemple, S+7 : on part ici d’un texte source, un texte déjà écrit et/ou publié. On remplace alors chaque substantif du texte par le 7e substantif qui le suit dans le dictionnaire. Deuxième exemple, le Lipogramme : on se refuse à employer une lettre dans l’écriture d’un texte. Sont alors proscrits les mots utilisant la lettre en question. Georges Perec, par exemple, a écrit un roman entier sans utiliser de mots comportant la lettre e : La Disparition. Autre œuvre de Perec : L’Augmentation, qui raconte les différentes possibilités d’un employé souhaitant demander une augmentation. La contrainte relève ici de la littérature en graphe, dans laquelle le récit suit les ramifications d’un schéma. Queneau s’y était également essayé avec Conte à votre façon, récit à choix multiple, encore appelé récit en arbre, où l’on peut choisir une partie du déroulement de l’histoire, comme pouvaient le faire les « livres dont vous êtes le héros ».

Des contraintes multiples

Georges Perec a décrit à plusieurs reprises la manière dont il a élaboré La Vie mode d’emploi. Dans Espèces d’espaces il écrit : « J’imagine un immeuble parisien dont la façade a été enlevée – une sorte d’équivalent du toit soulevé dans « Le Diable boiteux » ou de la scène du jeu de go représentée dans le Gengi monogatori emaki de telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles. » Perec mentionne alors plusieurs contraintes dictant la description des pièces, « dont, ajoute Perec, les seuls énoncés me semblent avoir quelque chose d’alléchant » : « polygraphie du cavalier (adaptée, qui plus est, à un échiquier de 10X10), pseudo-quenine d’ordre 10, bi-carré latin orthogonal d’ordre 10. » L’auteur s’exprimera encore à plusieurs reprises sur la construction singulière de son œuvre. Certes, la structure d’un roman n’est pas le roman. Pourtant, celle de La Vie mode d’emploi est suffisamment singulière pour être en elle-même un objet d’intérêt, d’explications, de commentaires. En effet, Perec essaie ainsi un alliage inédit dans le domaine de l’écriture romanesque : d’une part un système mathématique, d’autre part une fiction ayant pour ambition de représenter le réel. L’ensemble complexe de règles que Perec se donne devient un moyen d’organiser des récits parfaitement « réalistes ». 

En présentant à plusieurs reprises les règles qu’il a suivies pour la rédaction de son livre, Perec exprimait le fait que l’art de raconter pouvait être renouvelé en profondeur non plus d’après la logique interne du récit, mais d’après une construction formelle indépendante de toute situation narrative ou dramatique. N’oublions pas que, pour les auteurs du XXe siècle, le « Roman » avec un grand R, celui de Balzac, de Flaubert, de Zola est un modèle très intimidant, ayant la prétention de rendre compte du monde entier, dans toutes ses strates et tous ses plis. Le projet de Perec se présente donc comme une réponse ironique à cette statue littéraire, ce genre devenu impossible, qui serait par-là tout à la fois pulvérisé et renouvelé, mis à mort et resuscité.  

La polygraphie du cavalier

La trame du roman, on l’a vu, est la description, pièce après pièce, d’un immeuble. Son plan en coupe est un carré que l’on peut rapprocher d’un échiquier de 10 cases sur 10. Chaque case correspond à une pièce de l’immeuble où à une partie commune : hall d’entrée, escalier, machinerie de l’ascenseur, chaufferie. La question est : quel parcours envisager ? Quel ordre adopter pour la description des pièces ? Perec, de par ses choix esthétiques, ne peut envisager ni une solution réaliste ni le fruit du hasard. Un choix réaliste aurait pu se reposer sur la déambulation d’un visiteur de l’immeuble se déplaçant de pièce en pièce et d’étage en étage. C’est d’ailleurs le choix de Zola dans Pot-Bouille. Afin de présenter l’immeuble de la rue de Choiseul, c’est l’architecte Campardon qui guide Mouret dans le grand escalier, et lui précise, pour chaque niveau, comment les pièces sont distribuées et qui les occupe. La solution reposant sur le hasard aurait consisté à tirer au sort les numéros des pièces. Mais Perec étant oulipien, la solution retenue sera mathématique. Il s’agit d’un modèle formel, la polygraphie du cavalier. 

C’est en fait un célèbre problème d’échecs. En partant d’une case de l’échiquier avec un cavalier, il s’agit de lui faire parcourir 63 autres cases par 63 sauts consécutifs, sans répétition ni omission. Perec l’adapte à son échiquier de 100 cases. Le parcours détermine l’ordre dans lequel les pièces seront présentées, et donc l’ordre des chapitres, puisque chacun d’entre eux est dédié à une pièce. Ce principe est l’objet d’un « clinamen », autrement dit un dérèglement local. Lors de son 66e déplacement, le cavalier s’arrête dans la cave de l’immeuble. Or cet arrêt n’est pas pris en compte. Le 66e chapitre esst consacré à l’arrêt 67, à savoir la boutique d’antiquités de Mme Marcia. Comme dans le puzzle de Bartlebooth, il manquera une pièce. 

Des listes

Une fois le parcours dans l’immeuble déterminé, il faut encore savoir ce que l’on va dire dans chacun des chapitres. Là encore, Perec ne décrit pas des appartements réels ou supposés tels par l’imagination, et il ne veut pas non plus répartir au hasard le contenu de chaque chapitre. Voici comment il procède : d’une part il se base sur 21 paires de listes de 10 éléments, d’autre part il utilise un algorithme pour distribuer ces éléments selon une logique déterminée. 

Tableau général des listes de La Vie Mode d'emploi
Tableau général des listes de La Vie Mode d’emploi.

Voici quelles sont les listes utilisées par Perec.  

Position : agenouillé, à plat ventre, etc. 

Activité : peindre, toilette, etc.

Citations 1 & 2 : comportant uniquement des noms d’auteurs : Flaubert, Proust, Kafka, etc.

Nombre de personnages dans l’appartement et rôle : occupant, démarcheur, client, etc.

Troisième secteur. Cette expression vient de François Le Lionnais et désigne ce qu’on appelle maintenant la paralittérature : fait divers, faire-part, recette de cuisine, etc.

Ressort. Ce mot est ici à prendre dans son sens actanciel de déclencheur de l’action : recevoir une lettre, faire un rêve, résoudre une énigme, etc.

Murs : peinture mate, tissu de jute, boiseries, etc.

Sols : parquet à l’anglaise, parquet à point de Hongrie, moquette, etc.

Époque : Antiquité, Moyen-Âge, Renaissance, etc.

Lieu : Italie, Allemagne, Grande-Bretagne, etc.

Style : chinois, contemporain, Louis XV, etc.

Longueur : quelques lignes, 1 page, @ pages, etc.

Divers : armes, argent, maladie, etc.

Âge et sexe : Femme 35-60, Homme 35-60, vieillard homme, vieillard femme, etc.

Animaux : chat, chien, oiseau, poisson, etc.

Vêtement : costume, ensemble, manteau, veste d’intérieur, etc. 

Tissus (nature) : Uni, à rayures, à pois, etc.

Tissus (matières) : soie, laine, cashmere, etc.

Couleurs : blanc, vert, brun, etc. 

Accessoires : chapeau, cravate, foulard, etc.

Bijoux : collier, bague, bracelet, etc.

Lectures : Quotidien, roman, essai, etc. 

Musiques : ancienne, classique, romantique, etc.

Tableaux : chute d’Icare, Ménines, Bosch, etc.

Livres : Moby Dick, Cristal qui songe, Hamlet, etc.

Boissons : eau, vin, alcool, etc.

Nourriture : pain, charcuterie, abats, etc.

Petits meubles : horloges, cendriers, lampes, etc.

Jeux et jouets : cartes, dés, dominos, etc.

Sentiments : indifférence, joie, douleur, etc.

Peinture : mur nu, dessin, gravure, etc. 

Surfaces : carré, rectangle, triangle, etc. 

Volumes : cube, pyramide, cylindre, etc.

Fleurs : arbustes, plante verte, fruits séchés, etc.

Bibelots : marbre, pierres semi-précieuses, etc.

Les listes « manque » et « faux » sont des méta-contraintes et permettent d’introduire un clinamen programmé. Manque : un des éléments du groupe concerné n’est pas respecté. Faux : un des éléments du groupe concerné est remplacé par un autre élément de la liste. 

Autre liste à fonctionnement particulier : couples : Laurel Hardy, faucille marteau, Racine Shakespeare, etc. Ces couples peuvent être utilisés tels quels ou séparés : Laurel marteau, par exemple. Cette distribution obéit à des règles qu’on ne développera pas ici.

Le bi-carré latin orthogonal d’ordre 10

Pour répartir la matière des listes dans les différents chapitres, Perec utilise un bi-carré latin orthogonal d’ordre 10, structure qui intéressait les Oulipiens depuis au moins 1967. 

Si l’on se fonde sur ce modèle, on a un carré bi-latin d’ordre 10 si l’on place, par exemple, les symboles A, B, C, D, E, F, G, H, I, J et a, b, c, d, e, f, g, h, i, j dans un carré de dimension 10 sur 10 en respectant les règles suivantes : 

  • Chacune des 100 cases du carré contient un couple majuscule-minuscule, 
  • Aucun des couples n’est répété,
  • Aucun symbole ne figure plus d’une fois dans la même colonne ni dans la même rangée. 
bi-carré latin orthogonal d'orde 10
Bi-carré latin orthogonal d’ordre 10.

La pseudo-quenine d’ordre 10

Ce modèle a l’avantage de proposer une organisation ne reposant ni sur le hasard ni sur le réalisme d’une histoire. Pourtant son inconvénient est la rigidité. Rappelons que ce modèle permet d’associer les 10 éléments de 2 listes pour parvenir à 100 couples. Si l’on utilise cette méthode pour chaque paire de liste, alors, pour le chapitre 59, dernière case en haut à gauche, ce seront toujours les premiers éléments de chaque paire de listes qui seront utilisés. Pour éviter cette monotonie, Perec va produire un bi-carré latin différent pour chaque paire de liste. Pour cela, il va appliquer au bi-carré originel une transformation : pour chaque paire de liste, il va permuter deux colonnes. Là encore, ces permutations ne seront pas issues du hasard, mais basées sur la « quenine », qui est un concept dû à Raymond Queneau, élaboré à partir de la « sextine ». Cette dernière est une invention du troubadour Arnaut Daniel. La sextine est un poème de 6 strophes de 6 vers chacune. Les 6 mots qui terminent respectivement chacun des 6 vers de la première strophe terminent également les 6 vers des strophes suivantes, mais à chaque fois dans un ordre différent. Si on identifie chacun de ces mots par les chiffres 1,2,3,4,5,6, leur ordre d’apparition est le suivant :

1ère strophe : 1 2 3 4 5 6

2ème strophe : 6 1 5 2 4 3

3ème strophe : 3 6 4 1 2 5 

4ème strophe : 5 3 2 6 1 4

5ème strophe : 2 4 6 5 3 1

En fait, chaque séquence prend dans la séquence précédente le dernier chiffre, puis le premier, puis l’avant-dernier, puis l’après premier, puis l’avant-avant-dernier, puis l’après-après-premier. 

L’utilisation de la quenine présentait pourtant un défaut : il n’existe pas de quenine d’ordre 10, ce pour des raisons qui ne seront pas développées ici. Perec a donc inventé un algorithme qui s’inspire de la quenine et qu’il a appelé pseudo-quenine d’ordre 10.

Pseudo-quenine d'ordre 10.
Pseudo-quenine d’ordre 10.

Quatre autres contraintes

À tout cela, Perec a ajouté quatre contraintes. La première consiste à utiliser dans son écriture un nombre de deux chiffres correspondant aux coordonnées de la pièce dans le plan-échiquier. 

La deuxième contrainte est nommée par Perec « marquage autobiographique ». Elle consiste à intégrer dans l’écriture un événement étant arrivé à Perec lui-même durant la rédaction du chapitre. 

La troisième contrainte est l’utilisation de « document spéciaux » ou allusions à des « objets particuliers ».

La quatrième contrainte est une allusion à un autre livre de Perec. 

Ayant en possession le tableau général des listes et les règles commandant la répartition du contenu de ces listes dans les 99 chapitres, Perec établit la liste des éléments qui doivent apparaître dans chacun d’entre eux. Il rédige donc sur des feuillets, un par chapitre, ce que l’on doit lire dans le chapitre, à la manière d’une liste qui présente toujours la même structure. 

Pour préparer son roman, Perec a donc créé tout un univers de listes, qui avait pour lui une fonction de « pompe à imagination ». Laissons-lui la parole : « À partir de là, je faisais entrer dans le livre tout ce que je voulais raconter : des histoires vraies comme des histoires fausses, des passages d’érudition complètement inventés, d’autres qui sont scrupuleusement exacts. Le livre est devenu une véritable machine à raconter des histoires, aussi bien des histoires qui tiennent en trois lignes que d’autres qui s’étalent sur plusieurs chapitres. »

La Vie Mode d’emploi demeure un texte unique. C’est une tentative d’épuisement du monde, qui témoigne d’une volonté boulimique de tout raconter et dans le même temps qui met en exergue l’aspect chimérique de cette volonté. L’imaginaire du puzzle dont il manquera à jamais une pièce ou encore celui du labyrinthe dont on ne sort pas hantent cette œuvre. Perec adopta au sujet de sa construction une attitude ambiguë : expliquant comment il l’avait construite tout en masquant certains aspects de sa préparation. 

Cette œuvre reste exemplaire d’un processus créatif commençant par l’élaboration d’une forme déconnectée a priori de toute réalité. Et pourtant cette structure très élaborée se fait aussi réceptacle d’une matière fictionnelle abondante, traversant tous les régimes de représentation : l’historique, l’autobiographique, l’allusion, l’invention pure. On voit ici comment la structure est apte à mettre en marche l’imaginaire et à la stimuler de manière foisonnante. 


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