Introduction
Non seulement la mise en scène constitue le cadre visuel et sonore de la représentation, mais elle est également une interprétation artistique, une vision subjective du texte dramatique ou du concept mis en œuvre. Si l’on parle aujourd’hui du metteur en scène comme d’une figure centrale dans le processus de création théâtrale, cela n’a pas toujours été le cas. Longtemps, le théâtre a été dominé par les acteurs et le texte dramatique, reléguant l’organisation scénique à un rôle secondaire.
C’est au XIXe siècle que la mise en scène, telle que nous la connaissons, apparaît véritablement. En France notamment, elle naît grâce à des figures comme André Antoine, Jacques Copeau ou Jean Vilar, qui en révolutionnent les codes.
1. Définition de la Mise en Scène Théâtrale
La mise en scène théâtrale désigne l’ensemble des choix artistiques et techniques permettant de transformer un texte dramatique ou un concept en un spectacle vivant. Le metteur en scène est ainsi l’architecte de la représentation, coordonnant différents éléments :
- Les acteurs : Direction d’acteurs, orientation de l’interprétation, de l’émotion et des déplacements sur scène.
- L’espace scénique : Organisation du décor, des lumières, des costumes et des accessoires.
- La temporalité : Rythme général de la pièce, alternance entre pauses, silences et mouvements.
- L’environnement sonore : Utilisation de la musique, des effets sonores ou du silence pour souligner des moments-clés.
Un spectacle n’est pas une simple lecture scénique d’un texte. Il devient une interprétation singulière, façonnée par le metteur en scène, qui insuffle son regard, sa sensibilité et sa créativité. Cette interprétation peut être fidèle au texte original ou, au contraire, en proposer une réinvention radicale.
Le rôle du metteur en scène est également d’établir une cohérence entre ces différents éléments, afin d’offrir une expérience cohérente au spectateur.
2. L’Origine et l’Émergence de la Mise en Scène
2.1. Les Origines dans l’Antiquité
Dans le théâtre grec antique, les représentations se déroulaient dans des espaces ouverts, les amphithéâtres, où l’architecture jouait un rôle majeur. Les décors étaient minimalistes : une simple façade ou des objets symboliques suffisaient à évoquer les lieux. Les masques portés par les acteurs accentuaient les expressions, tandis que le chœur incarnait une mise en mouvement collective, préfigurant une forme rudimentaire de mise en scène.
Les pièces d’Eschyle ou de Sophocle suivaient des conventions strictes : les acteurs étaient peu nombreux et le jeu était solennel. Le texte demeurait la priorité, tandis que l’organisation scénique restait fonctionnelle plutôt qu’artistique.
2.2. Le Moyen Âge : Le Théâtre Religieux
Au Moyen Âge, le théâtre investit les parvis des églises avec les mystères et les miracles. Ces pièces à vocation religieuse représentaient des épisodes bibliques. Le décor était encore limité, souvent symbolisé par des « mansions » (petites structures évoquant différents lieux). La mise en scène, pour employer un terme anachronique, était collective et souvent improvisée, l’objectif principal étant d’éduquer le public.
2.3. La Renaissance : Les Premières Innovations Scéniques
Avec la Renaissance, le théâtre se structure davantage. En Italie, l’apparition de la commedia dell’arte marque un tournant : les acteurs improvisent autour de canevas précis, avec des costumes et des masques codifiés, pour prêter vie aux personnages d’Arlequin, de Colombine, etc. L’espace scénique évolue également : l’invention de la perspective en peinture inspire les premiers décors en trompe-l’œil dans les théâtres à l’italienne. Toutefois, la mise en scène, qui n’existe pas sous ce nom-là, demeure encore secondaire.
En France, les troupes itinérantes jouent souvent en plein air ou dans des salles rudimentaires. Les grands dramaturges comme Molière ou Corneille privilégient le texte et la performance des comédiens, tandis que la mise en scène reste limitée à l’organisation pratique de l’espace.
2.4. Le Tournant du XIXe Siècle : La Naissance de la Mise en Scène Moderne
C’est au XIXe siècle que la mise en scène prend son essor avec André Antoine. Ce phénomène est également évoqué dans notre article sur la dramaturgie et celui sur la Direction d’acteur. À la fin du siècle, l’avènement du réalisme et du naturalisme influence profondément le théâtre. Les auteurs comme Émile Zola plaident pour une représentation fidèle de la vie quotidienne, ce qui nécessite une approche nouvelle du décor, du jeu et de l’interprétation.
Antoine fonde le Théâtre Libre en 1887 avec pour objectif de renouveler le théâtre en imposant un réalisme strict. Il utilise des décors en trois dimensions, souvent inspirés de lieux réels, et introduit le « quatrième mur », une convention où les acteurs ignorent le public pour favoriser l’illusion du réel.
3. La Mise en Scène en France : Une Tradition Riche et Innovante
3.1. André Antoine et le Théâtre Libre
André Antoine est le pionnier de la mise en scène moderne en France. Son travail révolutionne les codes théâtraux :
- Décors réalistes : Antoine introduit des objets réels sur scène, parfois récupérés dans des lieux du quotidien.
- Direction d’acteurs : Il exige un jeu naturel, à l’opposé de la déclamation emphatique du théâtre classique.
- Expérimentation spatiale : Il joue avec l’organisation de l’espace pour renforcer le réalisme.
Des pièces comme La Terre d’Émile Zola ou Le Père d’August Strindberg incarnent cette quête de vérité théâtrale. Antoine inspire une nouvelle génération de metteurs en scène en France et à l’étranger.
3.2. Jacques Copeau et l’Épure Scénique
Au début du XXe siècle, Jacques Copeau fonde le Théâtre du Vieux-Colombier. Opposé aux excès du réalisme, il prône un retour à l’essentiel :
- Texte et acteurs : Copeau recentre le théâtre sur le jeu et le langage, rejetant les décors chargés.
- Simplicité : Sa mise en scène est épurée, presque minimaliste.
Pour lui, le théâtre doit privilégier la rencontre entre le spectateur et l’acteur, sans artifices inutiles. Il forme également une troupe pour explorer une nouvelle approche du jeu, axée sur la sincérité et la créativité. C’est alors que le « metteur en scène » apparaît sur les affiches comme celui qui porte la responsabilité du spectacle.
3.3. Jean Vilar et le Théâtre Populaire
3.3.1. Le Théâtre Populaire : Démocratiser l’Art
L’apport fondamental de Jean Vilar à la mise en scène réside dans sa volonté de rendre le théâtre accessible à tous, y compris aux classes populaires qui en étaient souvent exclues. À une époque où le théâtre restait perçu comme une pratique élitiste, il défend un théâtre démocratique, capable de toucher un large public sans compromettre la qualité artistique.
- Le Théâtre National Populaire (TNP) : En 1951, Vilar prend la direction du TNP, un théâtre de service public qu’il transforme en un véritable outil culturel. Il y développe une programmation mêlant grands classiques (Shakespeare, Corneille, Racine) et œuvres modernes. Son objectif est de mettre en scène des pièces accessibles par leur langage et par leur émotion tout en maintenant une exigence artistique élevée.
- Les prix abordables : Jean Vilar propose des représentations à des tarifs très bas afin que les ouvriers, employés et étudiants puissent assister aux spectacles.
- La décentralisation théâtrale : Par son travail, il amorce un mouvement de décentralisation du théâtre en France, sortant les représentations des salles traditionnelles pour toucher un public provincial ou en plein air.
3.3.2. Une Mise en Scène sobre et épurée
Sur le plan artistique, Jean Vilar révolutionne la mise en scène par son style épuré, débarrassé du superflu. Son approche est marquée par :
- Le dépouillement scénique : Vilar privilégie des décors sobres et fonctionnels, en opposition aux surcharges décoratives des mises en scène traditionnelles. L’espace scénique est libéré pour mettre en valeur le texte et le jeu des acteurs. Par exemple, dans Le Cid de Corneille, les décors sont minimalistes et symboliques, permettant au spectateur de se concentrer sur les mots et les émotions.
- La clarté du texte : Pour Jean Vilar, le texte dramatique est au cœur de la mise en scène. Il met un point d’honneur à ce que le public comprenne le texte dans sa globalité. Il dirige les comédiens dans un jeu précis, rythmé et accessible, tout en restant fidèle à l’esprit de l’œuvre.
- La lisibilité des émotions : Il développe un style de jeu simple, dépouillé d’artifices, permettant aux acteurs d’exprimer des émotions sincères. Cette sobriété donne une intensité particulière aux pièces qu’il met en scène.
En cela, Jean Vilar s’éloigne des excès du théâtre bourgeois de son époque, souvent emphatique et figé, pour proposer une mise en scène moderne, fluide et centrée sur l’essentiel : le texte et le spectateur. D’ailleurs il récuse le terme de “metteur en scène” et lui préfère celui de régisseur et parle de ses “régies” et non de ses mises en scène.
3.3.3. Le Festival d’Avignon : Une Nouvelle Scène pour la Mise en Scène
L’une des contributions les plus marquantes de Jean Vilar à la mise en scène est la création du Festival d’Avignon en 1947. En transformant la Cour d’Honneur du Palais des Papes en un espace théâtral, il révolutionne la façon d’envisager la scène :
- Un espace atypique : La Cour d’Honneur, vaste et monumentale, impose de repenser la mise en scène. Vilar y développe des solutions innovantes pour gérer l’espace et l’acoustique, tout en maintenant une grande proximité avec le public.
- La mise en scène en plein air : Les représentations en extérieur nécessitent une approche différente de l’espace et du rythme. Jean Vilar utilise cet environnement pour donner une nouvelle dimension aux œuvres classiques et leur offrir un souffle moderne.
- Le public comme partenaire : La configuration ouverte du Festival d’Avignon favorise un dialogue direct entre le spectacle et le public. Vilar considère les spectateurs comme des partenaires actifs, capables de s’approprier les œuvres.
Ainsi, le Festival d’Avignon devient un laboratoire artistique, où la mise en scène est repensée pour s’adapter à un cadre inédit, loin des conventions des théâtres parisiens.
3.3.4. La Direction d’Acteurs : Un Jeu Réaliste et Accessible
Jean Vilar accorde une importance cruciale à la direction des acteurs. Il dirige les comédiens pour qu’ils adoptent un jeu :
- Sincère et naturel : Les acteurs doivent se débarrasser des postures figées et des déclamations emphatiques pour offrir un jeu réaliste et vivant. Vilar cherche à établir une vérité scénique, où chaque geste et chaque parole sont justifiés.
- Énergique et clair : Les comédiens, sous sa direction, incarnent un jeu rythmé, vibrant et intelligible. Leur jeu doit servir la compréhension du texte et capter l’attention du public.
- Accessible : Il exige de ses acteurs qu’ils trouvent un équilibre entre modernité et fidélité au texte, pour que même les spectateurs non initiés puissent apprécier pleinement la pièce.
Jean Vilar est également un grand pédagogue. Il collabore avec des acteurs comme Gérard Philipe, qui deviendra l’un des symboles de cette nouvelle approche du théâtre populaire.
3.3.5. Un Théâtre Engagé et Social
Enfin, Jean Vilar utilise la mise en scène comme un outil pour délivrer un message social et politique. Son théâtre interroge des thèmes universels comme la justice, le pouvoir ou la condition humaine. En remettant au goût du jour les œuvres classiques (Corneille, Shakespeare, etc.), il leur donne une résonance contemporaine, ancrée dans les préoccupations de son temps.
Il aborde des pièces comme un miroir de la société. Sa mise en scène sobre et accessible permet au public de s’interroger sur sa propre condition, dans un esprit citoyen et humaniste.
Exemples Concrets de Son Travail
- “Le Cid” de Corneille (1948) : Sa mise en scène se distingue par sa simplicité et son efficacité. Il redonne au texte une modernité saisissante, tout en respectant son lyrisme et sa grandeur.
- “Macbeth” de Shakespeare : La pièce est mise en scène dans un décor dépouillé où les lumières et le jeu des acteurs prennent une importance centrale.
- “Le Prince de Hombourg” de Kleist : Vilar réussit à mettre en valeur les dilemmes moraux et psychologiques de l’œuvre en privilégiant un jeu sobre et intense.
3.3.6. L’apport de Vilar
L’apport de Jean Vilar à la mise en scène repose sur une double révolution : artistique et sociale. D’une part, il modernise l’art théâtral en développant une mise en scène sobre, centrée sur le texte et l’acteur. D’autre part, il fait du théâtre un service public, un lieu d’échange entre l’œuvre et le spectateur, accessible à tous.
Par le biais du Théâtre National Populaire et du Festival d’Avignon, il transforme profondément la pratique théâtrale en France, en imposant un théâtre humaniste, engagé et universel. Sa vision influence encore aujourd’hui les metteurs en scène contemporains, qui voient dans le théâtre un espace de création, d’émancipation et de partage.
Jean Vilar reste ainsi une figure emblématique qui a su allier exigence artistique et ouverture au plus grand nombre, redonnant au théâtre sa fonction première : réunir et questionner l’humanité
3.4. Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil
Ariane Mnouchkine, fondatrice du Théâtre du Soleil, révolutionne la mise en scène avec un travail collectif et visuellement spectaculaire. Elle s’inspire des traditions asiatiques (kabuki, kathakali) pour créer un théâtre gestuel, rythmé et universel. Ses productions comme Les Atrides ou 1789 mêlent histoire, politique et esthétique.
3.5. Patrice Chéreau : Entre Modernité et Intensité
Patrice Chéreau incarne la modernité théâtrale avec des mises en scène audacieuses et viscérales. Il revisite des classiques comme Hamlet de Shakespeare ou Phèdre de Racine avec une intensité dramatique qui renouvelle leur sens. Chéreau explore les émotions humaines, souvent dans des décors contemporains.
4. Les Aspects Fondamentaux de la Mise en Scène
La mise en scène est une œuvre collective qui repose sur plusieurs aspects clés :
- Scénographie : Construction des décors et choix esthétiques.
- Lumière et son : Création d’ambiances visuelles et sonores.
- Jeu d’acteurs : Direction artistique pour guider l’interprétation.
- Temporalité : Organisation du rythme de la pièce.
Chaque metteur en scène apporte sa vision unique en jouant avec ces éléments pour créer une expérience théâtrale singulière.
5. Grands Metteurs en Scène Internationaux
- Stanislavski : Fondateur du jeu réaliste moderne.
- Peter Brook : Son Mahabharata explore un théâtre universel.
- Tadeusz Kantor : Fusion du théâtre et des arts plastiques.
Conclusion
La mise en scène est l’âme du théâtre moderne. Des précurseurs comme André Antoine aux figures contemporaines comme Ariane Mnouchkine, elle a façonné le théâtre comme un art en constante évolution. Par son pouvoir d’interprétation, elle offre une vision nouvelle et toujours renouvelée des textes, en reliant émotion, esthétique et innovation.