La farce : un théâtre du rabaissement

Définition de la farce

La Farce est une pièce brève mettant en scène des personnages populaires. Ceux-ci cherchent la plupart du temps à se duper ou à se dominer les uns les autres. On trouve déjà ce genre dans l’Antiquité gréco-romaine. Pourtant le terme apparaît au Moyen-Âge, époque à laquelle le genre se consolide et accède à une grande notoriété. La farce demeure très liée au carnaval. Rappelons qu’il s’agit de la période festive précédant le carême et notamment le mardi gras. Durant ce temps, les valeurs sont inversées. Pendant ces réjouissances, mais aussi à l’occasion d’un mariage ou de l’arrivée d’un important personnage, on joue volontiers une farce, seule ou intégrée à un spectacle plus important et parfois édifiant. 

Excréments et sexe dans la farce

La Farce a hérité des fêtes carnavalesques en ce qu’elle se plaît à représenter tout ce que la bienséance commande de cacher. Les excréments, qu’ils soient mentionnés dans le dialogue ou matérialisés sur scène, sont très présents puisqu’on n’hésite pas à chier devant le public, si le besoin s’en fait sentir, comme dans L’Aveugle et le boiteux. Plus : la matière fécale devient un ingrédient central du jeu. Ainsi, dans Le Retrait, un amant sort du lieu (le retrait en question, à savoir les toilettes) « le visage plein d’ordure » et passe ainsi pour le diable aux yeux du mari. Notons que le personnage « emmerdé » se trouve souvent ridiculisé. N’y voyons aucune perversité, mais plutôt un ton direct et rabelaisien : c’est une manière de revenir aux fondamentaux de la vie, manger et se reproduire. 

Ainsi, les évocations obscènes et érotiques font aussi partie de l’expression farcesque. Les plaisanteries de nature sexuelle y sont d’ailleurs souvent réservées aux personnages à qui elles seraient interdites dans la vie réelle : les hommes d’église et les femmes. Les curés-amants sont très nombreux dans les farces et parlent de manière très libre de leurs amours adultères. Les femmes ont-elles-aussi l’obscénité facile et s’expriment ordinairement de manière bien peu amène. Certaines farces vont même jusqu’à simuler l’acte sexuel à travers une métaphore scénique sexuelle : les Femmes qui font écurer leurs chaudrons et Les Femmes qui font rembourrer leurs bas en sont quelques exemples. Si l’on adjoint à ces farces toutes celles où un rapport sexuel est réalisé ou décrit, alors on peut dire sans exagérer que l’obscénité est une constante farcesque. Une très grande partie des farces sont fondées sur un rapport sexuel, qui plus est à chaque fois hors des liens sacrés du mariage. La norme de la farce est donc inverse à celle de l’Église et de la société : les époux se cocufient à tire-larigot et les gens d’église n’y respectent jamais leur vœu de chasteté. Ce serait une erreur de ne voir dans ces situations qu’un comique un peu épais. Leur présence constante dans tout le répertoire farcesque est bien plus que cela : un rabaissement global des institutions, et au premier rang un rabaissement de l’institution conjugale. 

Le couple dans la farce

Dans une très grande majorité des farces, les femmes s’affirment comme le pôle dominant du couple : c’est à l’homme de combler leurs besoins, qu’ils soient sexuels, alimentaires ou financiers. Et si monsieur se révèle peu ardent, paresseux ou endetté, alors il est châtié et la femme va chercher ailleurs de quoi se satisfaire. Dans la farce, les femmes sont forcément agressives ou d’hypocrites dévergondées. Les hommes sont ou bien des vieillards impotents ou bien d’impénitentes brutes en gestes et en paroles. Les couples qui durent sont ceux où la morale est brisée par l’aveuglement, la domination ou la complicité dans la truanderie. Le mari ne connaît pas le cocufiage dont il est l’objet, comme on le voit dans Frère Guillebert, Le Retrait ou Le Galant qui a fait le coup. Ou bien l’un des époux tyrannise tant l’autre que la victime ne peut que dire amen à tout. C’est souvent la femme qui a le dessus, ainsi qu’on le voit dans Le Meunier, par exemple. Et lorsque l’entente règne dans le couple, c’est pour mieux plumer un benêt ou battre quelque prétentieux. La règle universelle des affaires du monde est celle de l’intérêt immédiat totalement égoïste. Si le mari est le plus faible, il est giflé, s’il est le plus fort, il est trompé dans son dos. Quant à monsieur, il gifle aussi, hurle ou pleure. 

La religion dans la farce

La farce met en scène des situations strictement inverses aux enseignement de l’église. On pourrait y puiser nombre d’exemples susceptibles d’illustrer les sept péchés capitaux.

  • Avarice : les femmes marchandent leurs faveurs, les commerçants gonflent leurs prix
  • Orgueil : les benêts rêvent de hautes fonctions, les trompeurs se gorgent de la gloire de leurs tromperies
  • Paresse : au lieu de travailler, on se laisse volontiers aller aux commérages, à l’ivrognerie ou à la sieste
  • Colère : ingrédient indispensable de la farce, elle ne résout rien et chaque querelle porte en elle la querelle suivante
  • Envie, gourmandise, luxure : dérober un met sur un étal ou une femme à son voisin, quoi de plus plaisant ?

Dans cet univers, pas de douceur, pas de charité chrétienne, pas de chasteté. Le rire farcesque se marque donc par une dégradation des valeurs établies. Il ne s’agit pourtant pas de subversion : l’idéologie dominante du christianisme résiste. Les farces sont d’ailleurs intégrées aux Mystères, pièces religieuses s’il en est. Rire et religion deviendront incompatibles plus tard, au XVIe siècle. Mais pour la période où fleurit la farce, à savoir le Moyen-Âge et la Renaissance, le christianisme tolère et admet qu’on rabaisse ses valeurs. La farce use de ce droit jusqu’à un point qu’il nous est difficile de comprendre aujourd’hui. On s’y amuse volontiers de la confession, qui est une occasion de voler le prêtre, de le faire tourner en bourrique ou de l’exciter sexuellement. 

Certes, on va en pèlerinage, mais c’est à « Sainte-Caquette ». On honore la relique de Saint-François, mais c’est en fait l’ « étui à couilles » d’un moine peu orthodoxe. Dieu Lui-Même apparaît dans la farce et y intervient parfois. Quant au curé ou au moine, c’est un célibataire contraint, donc inassouvi et par conséquent toujours en quête d’une aventure charnelle. 

La farce et l’autorité

Pourtant, les prêtres ne sont pas les seuls à être rabaissés dans la farce, ce sont toutes les figures d’autorité qui sont l’objet d’un tel traitement, petits bourgeois ou nobliaux. Jamais les Grands ou le gouvernement ne sont pris pour cible : la fable n’ambitionne pas de changer le monde en profondeur. Les fonctions intellectuelles ne sont pas épargnées : les médecins de la farce profitent de la médecine pour assouvir leurs envies et on les distingue mal des charlatans. Maîtres d’écoles et personnels de justice sont logés à la même enseigne. Les sergents sont présentés comme inefficaces, maladroits. Quant aux soldats, ils fanfaronnent pour mieux cacher leur poltronnerie. Le fait même que l’abaissement farcesque concerne toutes les figures d’autorité lui enlève tout aspect subversif. Il s’agit de les ramener «  en bas », là où tentent de survivre celles et ceux qui tirent le diable par la queue. Quel plaisir, pour le peuple, de voir ainsi descendu à son niveau la personne qui est d’ordinaire juste au-dessus de lui. Notons que les hautes sphères sont totalement absentes de la farce. Parfois, on trouve dans la farce une inversion des places entre riches et pauvres. Mais c’est une inversion qui demeure temporaire, le temps qu’une bonne leçon soit donnée par les premiers aux seconds, comme dans Le Gentilhomme et Naudet.

La farce et le désir

Dans la farce, les désirs des personnages se résument à deux catégories : manger et frapper. Manger veut aussi dire boire. Dès que le mari est à la taverne, l’amant prend sa place et sa venue s’accompagne souvent d’un repas amoureux qui précède l’union charnelle. Le sexe est ainsi constamment assimilé à la nourriture. Et si le propriétaire légitime du bien dérobé découvre qu’il est floué, les coups de bâton suivent, qu’il s’agisse d’un pâtissier à qui on a volé son pâté ou d’un mari cocu devant la tromperie de sa femme. Il est vrai que la meilleure façon de rabaisser quelqu’un est encore de le frapper. S’approprier un bien ou une personne, dominer les autres, voilà l’horizon du personnage farcesque. Et pour parvenir à ses fins, tous les coups sont permis. La farce se révèle alors comme le genre théâtral où les pulsions élémentaires des un-e-s ne trouvent d’autres entraves que les pulsions élémentaires des autres. 

La farce et le conflit

Ainsi, toute farce se ramène à un conflit. On peut esquisser un schéma farcesque de base, en s’appuyant sur le modèle actantiel de Greimas adapté pour le théâtre par Ubersfeld. Rappelons que ce modèle suppose qu’il y a un sujet de l’action, dont le désir le porte à acquérir un objet. En cela, le sujet peut être aidé d’un adjuvant ou entravé par un opposant. Objet, adjuvant et opposant peuvent à leur tour devenir les sujets d’autres schémas actanciels. Sur la base de ce schéma, il est ainsi possible de définir la séquence farcesque comme un conflit dans lequel un personnage réussit à triompher de son opposant et souvent à le transformer en adjuvant. On peut distinguer deux types de conflits : le conflit ouvert et le conflit caché. Ainsi, dans L’Obstination des femmes, Finette veut ouvertement un coucou dans la cage, tandis que son mari, Rifflard, s’y oppose. En revanche, dans La Farce de Maître Pierre Pathelin, Pathelin veut prendre le drap du drapier sans le payer, mais cache cela à l’intéressé. Ce dernier ne sait donc pas qu’il est l’opposant de Pathelin. On parle bien ici de « séquence farcesque », ce qui signifie qu’une farce peut contenir une ou plusieurs séquences. La séquence s’achevant lorsque le sujet a eu gain de cause, cela peut coïncider avec la fin de la farce ou avec l’ouverture d’une autre séquence.

Le conflit ouvert

L’abandon

Dans ce cas de figure, l’opposant quitte purement et simplement le champ de bataille. Un valet écoeuré se sépare de ses maîtres, une cliente regardante quitte le marché sans rien acheter. Ainsi, ni le sujet ni l’opposant n’ont gain de cause : la défaite est générale, personne n’a gagné.

La réconciliation

Ici, sujet et opposant décident d’un commun accord d’oublier leur conflit et de faire alliance. Il y a donc une réconciliation entre les anciens ennemis, réconciliation souvent temporaire et pouvant se réaliser aux dépens d’un tiers pris pour nouvelle cible par les deux premiers. 

La défaite par K.O.

C’est ici l’issue la plus fréquente du conflit : un des combattants lâche prise au profit du vainqueur. Parfois, le vainqueur semble désigné dès le départ, parfois la situation initiale est plus incertaine et laisse place à la surprise. Il est à noter que la femme se décourage moins vite que l’homme dans ces conflits conjugaux et c’est plus souvent elle que lui qui aura la victoire. En dehors du cadre conjugal, la violence physique suffit à donner la victoire, qu’elle soit sobre ou s’obstine jusqu’à humilier le perdant.

La défaite après arbitrage

Une autre solution pour départager les adversaires est d’avoir recours à un arbitre. Mais là encore, ces procès possèdent une bonne dose d’absurdité, par leur forme ou les propos qui y sont tenus.

Le conflit caché

Ici, le sujet n’avoue pas l’objet de sa quête, qui reste caché comme demeure caché le conflit qui le place contre l’opposant. Cela oblige le sujet à mettre en œuvre diverses tromperies.

La promesse non tenue

Le sujet va s’engager mais sans volonté réelle de le tenir. On peut promettre un repas dont on ne verra pas la couleur ou une union charnelle qui ne sera pas consommée. Aussi, comme le paiement de la promesse tarde à venir, la personne trompée s’aperçoit de la tromperie dont elle a été victime, qui est l’une des fins ordinaires de la farce.

Le mensonge

Le trompeur donne ici à sa dupe des informations qui ont pour but de l’envoyer sur une fausse piste, en faisant semblant de lui donner de l’aide, par exemple. Le mensonge peut aussi servir à éloigner le mari, dans le cas de l’adultère. On peut également simuler une maladie, qui s’exprime ordinairement par une logorrhée, ou des sons dépourvus de sens. 

L’objet trompeur

Le mensonge passe ici par un objet venant à l’appui du discours du trompeur. Ainsi, lorsque le mari trouve le pantalon de l’amant dans sa chambre, on lui fait croire qu’il s’agit des reliques de quelque saint. D’autres objets sont carrément piégés : comme le pourpoint de Tierry qu’on a recousu pour lui faire croire qu’il a grossi. 

La fausse identité

Tromper en se faisant passer pour un opposant

Le trompeur agresse sa dupe sous une fausse identité. Le déguisement peut aussi servir à faire peur. 

Tromper en se faisant passer pour un adjuvant

C’est souvent le moyen d’obtenir un bénéfice matériel et financier tout en étant bien accueilli. 

Tromper sur l’identité d’autrui

Il s’agit non plus de mentir sur sa propre identité mais sur celle d’autrui. La femme adultère présente ainsi son amant à son mari, en le faisant passer pour un cousin. 

Le conflit avorté

Le conflit inversé

Dans ce type particulier de conflit, le sujet transforme son adjuvant en opposant. Ainsi en va-t-il de ces femmes qui, pour avoir voulu dominer des époux qui étaient de « bonnes pâtes », en font des maris durs et violents.

Le conflit dévitalisé

Dans certaines farces, les opposants sont inexistants, l’action jouant alors sur l’aphasie du héros ou l’érotisme de la situation, comme dans les « parades érotiques » où les personnages se satisfont sans obstacle. 

La structure des farces

Il apparaît que le mouvement fondamental de la farce est le retournement de l’action. À partir du moment où l’on y trouve domination et/ou tromperie, alors quatre structures sont possibles : 

  • Le dominateur trompé : le mari jaloux enferme sa femme qui trouvera un moyen de sortir sans se faire voir
  • Le dominateur dominé : le cuvier voit sa femme acariâtre choir dans une cuve et ainsi implorer son aide
  • Le trompeur dominé : l’adultère est découvert et la femme fautive est punie
  • Le trompeur trompé : on escroque celui dont on a découvert l’escroquerie. Cependant, c’est une configuration beaucoup plus rare.

Cet article est un résumé de Bernard Faivre, « Cul par-dessus tête », Répertoire des farces françaises, Le Spectateur Français, 1993. 


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