Selon la définition de Patrice Pavis, la direction d’acteurs est la manière dont le-la metteur-e en scène conseille et guide les acteurs, depuis les premières répétitions jusqu’aux représentations publiques. Mais quand est-elle née ?
Plusieurs sources s’accordent pour repérer sa naissance à la fin du XIXe siècle avec l’avènement de la mise en scène théâtrale et celui du cinéma. Est-ce à dire qu’auparavant on ne dirigeait pas les acteurs et les actrices ? Bien sûr que si.
L’Impromptu de Versailles de Molière
On trouve d’ailleurs un superbe exemple de direction d’acteur avant la lettre dans L’Impromptu de Versailles de Molière. Si vous ne connaissez pas cette pièce, dont la notoriété, il est vrai, est moindre que L’Avare ou L’École des femmes, précipitez-vous : c’est un petit bijou. Vous pouvez par exemple la lire ici. Molière s’y met en scène avec sa troupe, et nous montre ce qu’on pourrait nommer de façon anachronique une « répétition ». Il distribue les rôles à chaque membre de la troupe et donne des indications de jeu. En voici quelques exemples. S’adressant à Du Croisy (comédien de sa troupe) : « vous faites le poète, vous, et vous devez vous remplir de ce personnage, marquer cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du beau monde, ce ton de voix sentencieux, et cette exactitude de prononciation qui appuie sur toutes les syllabes, et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe. » S’adressant à Mademoiselle Béjart, autrement dit Armande Béjart, officiellement la belle-sœur de Molière : « Vous, vous représentez une de ces femmes qui, pourvu qu’elles ne fassent point l’amour, croient que tout le reste leur est permis, de ces femmes qui se retranchent toujours fièrement sur leur pruderie, regardent un chacun de haut en bas, et veulent que toutes les plus belles qualités que possèdent les autres, ne soient rien en comparaison d’un misérable honneur dont personne ne se soucie, ayez toujours ce caractère devant les yeux, pour en bien faire les grimace ». On le voit, ces indications sont d’une grande richesse. Elles précisent la source du jeu, qui se trouve dans le caractère du personnage, ce qui n’est guère surprenant dans la conception classique de la comédie, qui est celle de Molière et celle de son temps, à savoir celle d’une comédie censée mettre en scène des « types » universels. Ces indications de jeu présentent ainsi le caractère du personnage de manière détaillée et en nomment l’origine, la formation, la genèse. Elles décrivent aussi le jeu auquel doit aboutir le travail du comédien ou de la comédienne, pour ce qui est de l’expression faciale, l’intonation, l’élocution.
Direction d’acteur et mise en scène
On le voit, ce témoignage, avec ses limites puisque Molière ne nous montre que ce qu’il veut bien nous montrer, prouve que la direction d’acteur, quoique non nommée, existait bien avant le XIXe siècle. Alors, pourquoi fixer cette date pour son apparition ? La question est la même pour la mise en scène : son apparition date elle aussi du XIXe siècle, et pourtant, l’activité de mettre en scène, bien que non désignée de cette manière, était présente bien avant. Là encore, L’Impromptu de Versailles pourrait nous en fournir maints exemples. Pour ce qui est de la mise en scène, nous avons répondu à la question dans notre article sur la dramaturgie. On vous invite à vous y reporter. Vous pouvez le lire ici. Notre réponse sera peu ou prou la même pour la direction d’acteur. C’est à la fin du XIXe siècle que se forme peu à peu l’idée qu’une œuvre spectaculaire telle qu’un spectacle ou un film, bien que réalisée par une équipe, nécessite une unité de conception matérialisée par la figure d’un auteur ou d’une autrice, un metteur en scène, une metteuse en scène, un-e cinéaste. Dès lors la « mise en scène » devient une discipline à part entière et la « direction d’acteur », à mesure les autres composantes de la mise en scène se développent également, scénographie, costumes, accessoires, lumières, son, à mesure que tous ces postes prennent de l’importance, la « direction d’acteur » devient elle-aussi une discipline à part entière. Au théâtre, en France, l’un des premiers à se revendiquer « Metteur en Scène » est André Antoine (1858-1943). Il refuse notamment le cabotinage et la « déclamation » en vogue sur les scènes parisiennes. Il va donc « diriger » ses acteurs et actrices pour les faire accéder à un jeu qu’il juge plus « naturel ». La responsabilité du jeu incombe dès lors au metteur en scène, alors qu’auparavant, c’était le Doyen, à la Comédie-Française, qui l’assumait, ou bien le Directeur du théâtre dans les institutions privées.
Début de la direction d’acteur
On l’a dit, traditionnellement, on place le début de la direction d’acteur à partir de la première répétition. Mais, comme le souligne Sophie Proust, ne commence-t-elle pas auparavant ? Avant même que la première répétition n’ait eu lieu ? Dès lors que l’on distribue un acteur ou une actrice dans un rôle, ne le fait-on pas en fonction de directions, justement, où l’on pense pouvoir l’emmener, où l’on pense qu’il ou elle va pouvoir nous emmener ? Il est d’ailleurs commun de dire que la moitié du travail de mise en scène repose sur la distribution des acteurs. Il est fréquent que les répétitions commencent par une première lecture. La metteure-en-scène peut alors l’accompagner ou la clôturer par un certain nombre de propos, dessinant les axes d’une future mise en scène, ce qui pose d’emblée les bases de la direction d’acteur.
Mise en espace
Lorsque l’heure de fouler le plateau est venue, au moins deux possibilités existent : soit le metteur-en-scène propose une mise en place immédiate, pouvant subir des modifications ultérieures ; soit on laisse la liberté aux interprètes de circuler librement sur le plateau. L’écoute et l’observation sont alors la clef de l’intervention de la directrice d’acteurs. La première approche semble être davantage présente dans les pratiques professionnelles d’Amérique du Nord. Cette mise en place préalable au travail d’interprétation est désignée sous le terme de « blocking ». Pour une part, le choix de ces deux possibilités dépend des rapports qu’entretiennent mise en scène et direction d’acteur. La mise en scène est-elle première ? Alors la direction d’acteur a tendance à en découler. La direction d’acteur est-elle première ? Alors la mise en scène a tendance à se développer à partir d’elle.
Chronologie
Comment se déroule la chronologie du travail ? Première possibilité, iI est possible de répéter rapidement la totalité du spectacle pour avoir vite un premier dessin de l’ensemble. La seconde possibilité consiste à se focaliser d’abord sur des scènes clef ou difficiles, comme le faisait Meyerhold, par exemple. La direction d’acteur peut alors se concentrer directement sur les nœuds de l’action. On peut diriger en fonction d’un projet rêvé. Une part importante de direction d’acteur consiste alors à réduire l’écart entre le rêve et la réalité du spectacle. En revanche, la prise en compte du public n’est pas souvent énoncée comme une composante influant sur la direction d’acteur, bien que toute une tradition française représentée par Louis Jouvet, ait mis le public dans le triangle relationnel de l’actrice ou de l’acteur. On peut s’en convaincre en lisant les transcriptions de ses cours au Conservatoire. Ils insistent sur le fait que la relation de l’interprète de théâtre est triple : relation à son personnage, à son partenaire et au public.
Comment diriger ?
Diriger par le corps
Pour diriger les acteurs et les actrices, on peut passer par le corps ou par la parole. La place physique du directeur ou de la directrice d’acteurs est déterminante. Souvent, il ou elle prend place au milieu de la salle, de cet endroit qu’on appelle « l’œil du prince », et qui est censé représenter la meilleure place pour regarder le spectacle. Il est répandu de considérer qu’il se trouve au 7e rang de l’orchestre. Aussi bien, on souhaitera être sur scène pour diriger au plus près. Dès lors, deux options sont possibles : on stage, lorsque le directeur ou la directrice est sur scène, off stage, lorsqu’il ou est dans la salle. Une proximité avec les acteurs et actrices permet de leur donner des indications précises, sans forcément interrompre le jeu. Une distance permet une vue d’ensemble et limite les interactions, par la force des choses.
Parfois, le directeur ou la directrice peut montrer un déplacement ou un geste. Cette « monstration » a pu être critiquée, comme limitant la liberté des comédien-ne-s. N’oublions cependant pas que ces derniers, ces dernières ne sont jamais des imitateurs parfait-e-s et ne refont jamais à l’identique un jeu ou une intonation qui leur a été montrée. Ils ou elles le transforment toujours selon leur sensibilité propre. Meyerhold évoquait le procédé de montrer comme ce qui permet au directeur ou à la directrice de jeu d’éprouver dans sa peau ce qu’il ou elle venait d’indiquer. Un metteur en scène comme Bob Wilson travaille essentiellement par monstration. C’est lui-même qui réalise tous les mouvements du spectacle, les montrant aux artistes, chacun d’eux ou d’elles retravaillant ensuite les mouvements de manière plus détaillée avec les assistants de Wilson. Parfois, montrer ce qu’on veut atteindre va plus vite qu’un long discours.
Diriger par la parole
Lorsque la direction d’acteur emprunte la voie orale, c’est pour suggérer, pour commenter ou pour critiquer. En suggérant, la parole énonce ce qui peut être fait ; en commentant, elle dit ce qui a été fait ; en critiquant, elle dénonce, elle formule le non-désirable. Pour ce qui est de la suggestion, on peut distinguer au moins 4 modes d’intervention :
- Demander un résultat en précisant le parcours à suivre
- Demander un résultat sans préciser le parcours qui y mène
- Demander un parcours sans révéler le résultat qu’il pourrait produire
- Inviter à improviser, là encore, vers un résultat issu d’un parcours, vers un résultat seul, à partir d’un parcours, ou dans une plus large liberté.
Le vocabulaire de la direction d’acteur
La parole de la direction d’acteur peut emprunter au jargon théâtral. Différents mots et expressions règlent en effet les répétitions. En voici quelques-unes : « filage », « générale ». Certains réfèrent plus particulièrement au jeu scénique. Florilège.
- « téléphoner » : réaliser trop tôt une situation qui doit se réaliser plus tard
- « bouler » : dire son texte trop vite et sans marquer les nuances
- « être en carafe » : se retrouver dans l’espace sans avoir de motivation visible
- « jouer concret » : donner à voir ce qu’on joue
- « monter » : aller dans le fond de la scène
- « descendre » : aller sur le devant de la scène
- « jardin » : à droite, du point de vue du public
- « cour » : à gauche, du point de vue du public
- « avant-scène » : partie de la scène la plus proche du public
Pourquoi parler ?
Le ou la metteur-e en scène parle pour aider les acteurs et les actrices à construire une interprétation qui perdurera des répétitions aux représentations. On peut distinguer deux moments de parole : la parole inaugurale, avant le travail scénique, et celle qui l’accompagne, au cours du jeu. Un grand nombre d’indications durant le travail ont vocation à produire un effet immédiat. Mais ce n’est pas forcément dans l’instant qu’un résultat est obtenu. Parfois, comme si un travail souterrain avait opéré, c’est plusieurs jours, plusieurs semaines plus tard que la parole trouve sa réalisation dans le jeu.
Quand parler ?
Avant une scène, pour en tracer le dessin général, au cours d’une scène, en se glissant dans un silence, une brève interruption, ou bien parler à l’issue d’une scène, pour faire un bilan du travail.
Cependant, les choses ne fonctionneront que si un art de diriger se mêle à un art d’être dirigé-e, dont l’empathie demeure le fondement.
Qui assume la direction d’acteur ?
La plupart du temps, c’est le metteur en scène ou la metteuse en scène qui est chargé-e de la direction des acteurs et actrices. Cependant, lorsqu’on a affaire à une instance collective (deux ou trois metteuses en scène), il n’est pas rare qu’un ou plusieurs membres de l’instance se focalise(nt) sur la direction d’acteur. Comment différencier mise en scène et direction d’acteur ? La mise en scène, par exemple, fixera l’entrée de telle comédienne, lui indiquera son point de départ, son point d’arrivée, éventuellement un objet qu’elle doit amener, déposer ou prendre. La direction de l’actrice se focalisera sur sa façon d’entrer, sur la manière dont le corps peut investir cette entrée d’une intention, d’un état, d’un résultat visible. Dans le monde professionnel, lorsque des assistant-e-s participent au travail de mise en scène, ils-elles peuvent être chargé-e-s, après que la mise en scène a fixé les mouvements, de retravailler certaines séquences avec les acteurs ou actrices. D’ailleurs, la direction d’acteur, si elle peut se focaliser sur le jeu de tel ou telle, peut aussi s’adresser à l’ensemble de la compagnie. Les indications inaugurales sont souvent le lieu de telles adresses, comme les notes que la metteuse en scène peut faire à ses comédien-ne-s, après un filage par exemple.
Fin de la direction d’acteurs
Quand s’achève la direction d’acteurs ? Lors des représentations publiques ? Là encore, ce point d’achèvement, souvent donné, est à prendre avec prudence. Il n’est pas rare, en effet, que des points doivent encore être réglés durant, au moins, les premières représentations. La metteuse en scène, si elle n’assiste pas à toutes les représentations, peut néanmoins le faire et cette présence peut donner lieu à des « notes » adressées à la compagnie, soit en présentiel, soit par l’intermédiaire de feuillets affichés au tableau de service. On se souvient du témoignage d’Ingmar Bergman voyant sa mise en scène du Misanthrope après une tournée, ne la reconnaissant plus et appelant à un retravail pour rectifier le tir.
Gardons cependant à l’esprit que la direction d’acteur doit éviter de rêver à une maîtrise toute puissante du jeu. L’acte de jouer est en effet un élément profondément humain qui, de ce fait, échappe toujours à une relation saine entre directeur d’acteur et acteurs, même lorsque ceux-ci font le choix d’une « servitude volontaire » à l’autorité d’une direction de jeu. Au bout du compte, ce sont bien les interprètes qui ont le dernier mot sur scène et elle et ils le savent si bien qu’en cas de conflit avec la mise en scène, ils ou elles ne se privent que rarement d’exercer cette liberté devant le public.
Bibliographie
PAVIS, Patrice, « Direction d’acteur », Dictionnaire du théâtre, Dunod, 1996.
PROUST, Sophie, La Direction d’acteurs, l’Entretemps, Les Voies de l’acteur, 2006.
PROUST, Sophie, « La Direction d’acteurs », Dictionnaire Encyclopédique du Théâtre à travers le monde, Bordas, 2008.
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