Coriaces : une comédie noire

Une comédie absurde : L’Étoffe des songes

En 2018, plusieurs textes furent mis en ligne sur le site Rivoire & Cartier. L’un d’entre eux était L’Étoffe des songes. En voici le résumé : Anne-Sophie et Charles, partant en voyage, n’ont personne pour faire garder leur chat. Ils demandent à Cindy et Freddy de venir habiter quelques jours chez eux pour s’occuper de l’animal. Or, Cindy et Freddy, profitant de l’aisance de leurs hôtes, n’ont aucune envie de partir.

La pièce se fonde sur une structure à quatre genres : la comédie de situation classique, la comédie satirique, l’absurde et le méta-théâtre. La comédie de situation correspond à la donnée de départ : un couple huppé demande à un couple populaire d’habiter chez lui quelque temps. La situation, avec tout son pouvoir de malaise et de décalage, naît sous les yeux du public, avec ses hésitations et ses heurts. Le chat est un sphinx, symbole de l’énigme que L’Étoffe des songes se plaît à proposer au décodage du public. Pourtant, cet échange de couples demeure très classique et évoque nombre de pièces ou films connus. Les choses changent lorsqu’on arrive au deuxième genre auquel nous avons eu recours : la comédie satirique. 

Cette dernière ne se fonde plus sur la situation mais sur la critique des valeurs des personnages. Car pour se fondre dans la personnalité de Charles et Anne-Sophie, Freddy et Cindy vont emprunter leurs habits, mais aussi leurs gestes, leurs goûts et leurs discours. Plus question de pastis : on boira désormais du whisky. On oubliera vite sa série télé policière bavaroise pour écouter avec recueillement une fugue de Bach. En voyant passer Freddy et Cindy d’un monde à l’autre, nous offrons cette possibilité : mettre en scène la façon dont une classe sociale justifie sa propre existence à travers une série de codes incluant langage corporel et verbal.

Mais la comédie satirique s’achève là où commence la farce : lorsque Charles et Anne-Sophie reviennent en Paul et Louise, les enfants de Charles et Anne-Sophie. On s’oriente ainsi vers un absurde vécu comme une distorsion de la réalité. C’est dans cette veine qu’il faut comprendre les premières réactions de Cindy-Anne-Sophie à la vue de ses prétendus « enfants » Paul et Louise : elle n’y croit pas, avant d’être forcée d’admettre cette donnée. La farce va alors faire se succéder différentes situations qui vont se détruire les unes les autres. 

Cette succession de déguisements emmène la pièce vers le méta-théâtre, car quel est le sujet de L’Étoffe des songes, si ce n’est le théâtre, le pouvoir de l’image et l’image du pouvoir, l’être et le paraître ? Constituer une image c’est, en effet, prendre un potentiel ascendant sur ceux qui la contemplent, de même que prendre le pouvoir c’est en prendre d’abord les habits. C’est tout le sens de cette concurrence que se livrent successivement des personnages historiquement attestés comme Néron, Agrippine et Napoléon, également théâtralisés chez Racine ou Séverine, et un personnage mêlant l’extrême contemporain et la fantaisie : Barack Ohanna. À ce point du texte, tout semble exploser : le quatrième mur, les personnages, les régimes de fiction et le décor. 

                  Comédie gigogne, comédie de la comédie, L’Étoffe des songes, qui prend son titre chez Shakespeare, amoureux des mises en abyme, n’a rien à dire car elle ne s’occupe guère de construire un discours critique. Elle met en place une série de jeux sur les différents niveaux de la représentation et ne peut s’achever qu’en chantant une ode au theatrum mundi, reprenant les mots de Carmilla, la vampire de notre comédie mordante Hôtel Dracula, comme si une pièce de Rivoire & Cartier ne pouvait s’achever que par une autre pièce de Rivoire & Cartier, comme si le théâtre ne renvoyait, in fine, qu’à lui-même : un miroir où se reflète non la réalité mais les chimères qui nous effraient ou nous amusent.

Genèse de « Coriaces »

Or, voici qu’en 2024, nous publions Coriaces, qui présente cette donnée suivante : Amaury se résout à faire garder le chat de sa femme Diane par Samantha et Tony, trop heureux de pouvoir passer quelques jours chez ces grands bourgeois. Cette situation est la reprise, sous forme de variation, de celle qui était exploitée dans L’Étoffe des songes. Pourquoi une telle reprise ? Tout d’abord parce que si cette situation correspond bien à la base de celle de L’Étoffe des songes, la pièce ne la développait pas sur un mode réaliste. Au contraire, le régime réaliste de fiction se craquelait progressivement avant de se fissurer, à l’image du quatrième mur qui s’écroule lors de la représentation. La situation initiale était donc laissée en plan, au profit d’un jeu sur les identités et un questionnement sur l’art théâtral. 

La situation portée par le début de L’Étoffe des songes s’est réinvitée dans nos lectures, à la faveur d’une nouvelle de Raymond Carver mettant en scène des voisins un peu trop curieux. Cette situation nous semblait porteuse : qu’est-ce qu’un pourrait nous pousser à investir l’espace d’un autre que nous ? À nous l’approprier ? L’Étoffe des songes ne traitait pas cette matière, tout occupée à ses jeux de masques. Il paraissait donc intéressant de reprendre la donnée, riche de potentialités, pour la développer. Débutée en novembre 2023, l’écriture s’est achevée en février 2024. Le développement du matériel dramaturgique a pris fin en septembre 2023. C’est alors qu’a commencé la rédaction du dialogue, qui a été terminé fin octobre 2023. S’en sont suivies de multiples réécritures, de novembre 2023 à février 2024.

Pour reprendre la donnée de L’Étoffe des songes, nous avons ici utilisé le genre de la comédie noire. Sous-genre de la comédie, elle est la comédie de l’obsession, dans laquelle les personnages, obnubilés par leurs objectifs, ne voient pas l’absurdité de leur propre logique. On comprend ici le titre du texte, Coriaces. En effet, deux des personnages principaux de la pièce, Amaury et Samantha, ne se détournent pas de la visée qu’ils se sont fixée, au risque de la folie ou de la mort. En plus de ces deux-là, Diane, Tony et Albane forment le quintet central de la pièce. Ils nous permettent d’activer ce qui est pour nous une des spécificités de la fiction théâtrale : entremêler plusieurs intrigues. Le roman possède un tropisme monologique important : un narrateur prend en charge le déroulement du récit, homogénéisant l’histoire. Au théâtre, le tropisme dialogique fait éclater la parole en points de vue. Il est dès lors intéressant de tirer les conséquences de cette polyphonie sur le plan de l’intrigue, en imbriquant plusieurs lignes d’action qui donnent une vision complexe de la fiction. C’est ainsi une manière de retrouver l’un des plaisirs de la culture populaire, qui tient justement dans cette imbrication que l’on voit dans le feuilleton et qui remonte au goût baroque du mouvement perpétuel et de l’instabilité, lequel se remarque aussi dans le genre de la comédie noire, tenant ensemble les registre du rire et celui de la mort, alors qu’on aurait pu les croire opposés.

Construction

Les actes ont des titres. C’est une manière de renforcer leur unité. Au-delà, un titre crée un horizon d’attente. Après en avoir pris connaissance, le lecteur ou la lectrice se demande ce qui va se passer ensuite. C’est aussi un clavier supplémentaire offert à la compagnie. En effet, ces titres sont bien lus par le lectorat, mais qu’en faire à la représentation ? Les faire dire par une comédienne ? Les faire entendre par une voix-off ? Les montrer, les faire apparaître par des panneaux ou des projections ? Ou bien, plus simplement, oublier leur existence ? Le choix en revient à la troupe mais lui amène en tout cas une occasion d’ajouter une corde à l’aspect visuel du spectacle.

L’acte I pose les bases de la situation et noue l’action de deux intrigues. L’acte II corse les choses en apportant plusieurs obstacles à ces deux intrigues et en en démarrant quatre autres. L’acte III exacerbe les tensions et résout l’ensemble des intrigues, de manière définitive ou ouverte. Les trois actes ne sont pas d’égale longueur et les choses se modifient encore selon la version que l’on prend comme étalon. Si on se fonde sur la version écrite pour le plus grand nombre, à savoir dix personnages, les actes ont le nombre de pages et de scènes suivantes : 

  • Acte I : 39 pages, 7 scènes
  • Acte II : 40 pages, 17 scènes
  • Acte III : 50 pages : 27 scènes

Ces chiffres montrent que l’acte III, loin d’être un simple épilogue, représente une partie très importante des développements narratifs de la pièce. De plus, le rythme général de la comédie est en constante augmentation.

Les six intrigues en jeu sont les suivantes : 

  • L’installation de Samantha et Tony chez les Bellanger
  • Les problèmes financiers d’Albane
  • Les sentiments entre Tony et Diane
  • La rivalité entre Samantha et Diane
  • Le dépit d’Amaury envers Albane
  • Le projet de mariage de Tony

Les personnages

Le personnage moteur de l’action est Samantha. C’est son désir de revanche sociale qui apporte un changement notable dans le cours des événements : par sa volonté, nonobstant jamais exprimée telle quelle, elle et Tony vont s’installer chez les Bellanger le temps d’un weekend. Cette intrusion fondatrice va entraîner toutes les autres intrigues. Chaque acte possède un ou plusieurs points culminants. Pour l’acte I, c’est le moment au cours duquel Samantha se propose pour garder Peanut. Pour l’acte II, il s’agit de la scène dans laquelle Samantha obtient d’Amaury de se maintenir dans la maison. L’acte III comporte deux moments de bascule : celui où Samantha est éliminée, et celui où Diane prend une autre dimension. 

Même si les personnages ont un aspect obsessionnel marqué venant en partie du genre de la comédie noire, ils ne sont pas univoques, loin de là. Nous avons en effet souhaité montrer des êtres complexes. Tous ont leurs contradictions. Amaury pare son discours de logique mais sombre peu à peu dans la folie. Samantha méprise Diane mais se sent également attirée par elle. Cette dernière veut s’émanciper de son rôle de femme au foyer mais sert à Samantha un abrégé de bonnes manières des plus sexistes. Tony voudrait bien améliorer son existence mais refuse de participer à une remise en cause profonde de sa situation. La distribution de la pièce n’est pas égale : divers personnages ayant moins de textes sont utilisés, notamment dans les versions pour 8, 9 et 10 interprètes. Le texte de la pièce est disponible en quatorze versions. Seuls cinq personnages sont présents sur ces 14 versions : 

  • Diane
  • Amaury
  • Samantha
  • Tony
  • Albane

Les autres apparaissent ou non selon l’étendue de la distribution.

Certains interprètes peuvent compter leurs lignes et en déduire on ne sait quoi sur l’importance de leur rôle. On leur demandera ici de mettre leur égo de côté et d’acquérir plus de hauteur de vue : Coriaces raconte une histoire et exprime plusieurs thèmes. Pour ce faire, chaque rôle y contribue à sa manière, avec son nombre de scènes de présence et son nombre de répliques ; chaque rôle apporte sa pierre à l’édifice et c’est cette vue d’ensemble qu’il convient de reconsidérer. 

Espace

L’espace joue un rôle important, ce qui est perceptible dès le départ par la taille de la didascalie inaugurale. Le décor propose cinq ouvertures, dont une d’entre elles reste cachée jusqu’au dernier quart de la pièce. Elle symbolise le secret qu’abrite la maison. Les didascalies sont nombreuses et parfois très développées : c’est une pièce dans laquelle les personnages agissent concrètement presque continûment. Le texte inscrit ainsi le jeu scénique au cœur de l’écriture. Différents moments de la pièce se résument d’ailleurs à des actions effectuées par les personnages, sans un son. Cela n’est pas totalement étranger au processus créatif : on a en effet tenu à poser d’abord le déroulement de l’action, et ce dans le détail, avant de laisser parler les personnages. Cela peut d’ailleurs esquisser une méthode de répétition toute stanislavskienne : les interprètes auront en effet matière à travailler d’abord leur partition gestuelle et scénique, avant de poser la parole sur ce cadre. La pièce en son ensemble repose d’ailleurs sur une donnée spatiale : des intrus font irruption dans la maison puis en sont expulsés. Dans cet espace, plusieurs objets tiennent une place particulière : le moineau gisant dans le couloir, symbole des intrusions à venir, le médaillon retrouvé de Diane, signe qu’elle veut croire magique.

Lorsqu’ils prennent la parole, les personnages de « Coriaces » ne font pas de l’esprit, pas de « mots d’auteur » destinés à provoquer le rire du public. Ils s’expriment le plus simplement possible. Le style a été travaillé dans la perspective de la scène : les répliques ont été choisies pour leur aspect direct ainsi que leur rythmique. Elles sont plus destinées au jeu qu’à la lecture. 

Thématiques

Le thème principal de la pièce est le capitalisme et ses conséquences : une violence intrinsèque détériorant la solidarité et favorisant les mécanismes de parasitisme. Il s’agit d’un système : autrement dit ce phénomène ne procède pas de dérives individuelles mais bien de structures qui orientent l’action et la pensée vers ce type de conclusions. Des sous-thèmes viennent complexifier ce thème principal : 

  • On est tous le parasite de quelqu’un
  • Le parasitisme reste une violence et peut engendrer des violences directes
  • L’argent vient corrompre toutes les relations : amour, amitié
  • La richesse financière détermine le statut social

Le thème secondaire aborde la notion d’accomplissement : quand est-on accompli·e ? Quand estime-t-on avoir réalisé son potentiel ? Quels moyens se donne-t-on pour l’atteindre ?

Un dernier thème traite de l’idée du « chez soi ». Quand est-on chez soi ? Est-ce parce qu’on a un « chez soi » qu’on se sent « chez soi », justement ? Il n’est pas anodin qu’une partie de l’acte I tourne autour d’un chat nommé « Peanut », terme dégradé de « Pénates », ces dieux de la domesticité chez les Romains, terme qui peut aussi signifier « rien ».

Ces thèmes et leurs développements construisent une progression d’ensemble qui est aussi une progression de valeurs propre au mélange de quatre genres : la comédie noire, le récit criminel, la comédie, le récit d’action. La pièce va ainsi : 

  • De la logique à la folie en passant par la confusion et l’absurde
  • De l’action répréhensible pour faire le bien à la zone de non-droit en passant par la malhonnêteté à son profit et l’injustice
  • De l’attention portée aux autres à la volonté de solitude en passant par la volonté d’intégrer le groupe et l’égoïsme
  • De l’action à la mort en passant par l’hésitation et l’inaction.

Reste, pour la pièce, à trouver son public et d’abord ses interprètes. Il s’agira d’une troupe friande d’humour noir, et trouvant comment porter les parcours dramaturgiques des personnages, qui vont bien au-delà d’eux·elles-mêmes.


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