Alain Resnais nous aura marqués parce qu’il mit la forme au premier plan. Mais quel en est l’intérêt ?
Smoking et No Smoking
J’ai connu Alain Resnais avec Smoking et No Smoking (1993), que je suis allé voir en salle à leur sortie. J’en garde un souvenir proprement éblouissant. Or, de quoi est fait ce souvenir ? De situations ? De répliques ? Pas vraiment. De quoi, alors ? D’images, sans doute. Du concept du film. Rappelons qu’il s’agit d’une adaptation de la pièce d’Alan Ayckbourn, Intimate Exchanges (1982).
Alan Ayckbourn est l’un des auteurs anglo-saxons les plus joués à travers le monde. Né en 1939, Ayckbourn est toujours de ce monde à l’heure où l’on écrit cet article. Il vient tout juste de signer son 90e texte de théâtre. Depuis 1959, ses pièces sont d’abord créées au Stephen Joseph Theatre de Scarborough, avant d’être représentées à Londres ou ailleurs. En France, le répertoire d’Ayckbourn s’est peu à peu taillé une place de choix au théâtre de boulevard, grâce à des plumes de qualité : Mariages et Conséquences, adaptation de Claire Nadeau (1974) ; Une Table pour six, adaptation de Gérard Lauzier (1992) ; Temps variable en soirée, adaptation de Michel Blanc (1994). Sa spécialité est d’allier une intrigue à un concept formel.
Pour Intimate Exchanges, dont sont issus Smoking et No Smoking, le concept est celui d’un cheminement à choix multiples. À chaque fin de séquence, l’action peut aller dans deux directions différentes. Le hasard décide de la poursuite de l’intrigue. Je me suis aperçu plus tard que ce fonctionnement correspondait à certaines recherches de l’OuLiPo. L’OuLiPo signifie Ouvroir de Littérature Potentielle. L’Ouvroir a été fondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau. Il se fixe comme objectif de développer les potentialités de la littérature, notamment par la mise au point et la mise en œuvre de contraintes. Ces contraintes ne sont pas un but en elles-mêmes, mais un simple moyen d’atteindre les potentialités qui elles, sont la vraie visée du groupe. Voici quelques-unes des contraintes les plus fameuses de l’OuLiPo. S+7 : on part ici d’un texte source, un texte déjà écrit et/ou publié. On remplace alors chaque substantif du texte par le 7e substantif qui le suit dans le dictionnaire. Lipogramme : on se refuse à employer une lettre dans l’écriture d’un texte. Sont alors proscrits les mots utilisant la lettre en question. Georges Pérec, par exemple, a écrit un roman entier sans utiliser de mots comportant la lettre e : La Disparition.
Littérature en graphe
La structure particulière d’Intimate Exchanges correspond donc à une contrainte identifiée par l’OuLiPo : la littérature en graphe ou, appelée autrement, « la littérature en arbre » voire « arbre à théâtre ». Dans cette contrainte, le texte se superpose à la forme d’un graphe mathématique. À chaque bifurcation, le lecteur, la lectrice peut choisir entre différentes solutions. Raymond Queneau a adopté le principe dans Un Conte à votre façon. Paul Fournel l’a utilisé dans Timothé dans l’arbre. Dans son roman Chamboula, il a également repris ce genre de structure, mais en gommant toutes les articulations, de sorte que la lecture chemine à travers toutes les possibilités. Georges Pérec a livré une version théâtrale de cette manière de faire dans L’Augmentation : il examine minutieusement toutes les hypothèses qui s’offrent à un individu désireux de demander une augmentation à son chef de service. Dans le domaine de la littérature populaire, on a pu faire l’expérience d’une trame narrative de ce genre dans les Livres dont vous êtes le héros qu’on lisait à l’adolescence. Cette construction, que j’avais découverte dans ce type de littérature de jeunesse et que je redécouvrais dans le film, est sans doute l’élément le plus important que je retenais du film juste après l’avoir vu.
Opacifier les signes
C’est quelque chose que j’ai retrouvé avec d’autres films de Resnais : j’en retenais avant tout la forme, non pas tant la matière du sujet que la manière avec laquelle il était présenté.
Une lecture m’a beaucoup marqué : Lire le Théâtre d’Anne Ubersfeld. Je crois me souvenir que dans le tome 2 de cette somme théorique, intitulé L’École du Spectateur, A. Ubersfeld tente de définir ce qu’est la mise en scène théâtrale. Elle y parvient à mon sens avec beaucoup de clarté, lorsqu’elle fait une distinction entre les signes transparents et les signes opaques. Un signe transparent est pour elle un signe traversé par le regard. Telle chaise est posée dans un coin du décor, un personnage s’assoit dessus. Certes nous voyons cette chaise, pourtant notre regard ne s’arrête pas dessus, il n’y prête pas attention, il la traverse, c’est un signe transparent. En revanche, si d’un seul coup, le Traître du mélodrame saisit un poignard accroché au mur et le plonge dans la poitrine du jeune paysan, cet objet, auquel nous ne prêtions pas attention, devient opaque. Notre regard bute sur lui, le détache du reste. Voilà l’une des missions de la mise en scène, selon Anne Ubersfeld : rendre les signes opaques, faire en sorte que le regard les prenne véritablement en compte.
Si j’évoque cette position théorique, c’est parce qu’il me semble qu’Alain Resnais réussit cela : opacifier les signes. Dans ses films, tout concourt à faire en sorte que les signes soient tirés de leur transparence, de leur banalité. Cet effet de « mise en exergue » ne provient pas du fait que le signe serait gorgé de significations particulièrement profondes. Pourtant le regard vient « buter » sur ces signes, sans forcément en inférer un sens implicite, de sorte que nous ne sommes pas « de plain-pied » avec la fiction, mais avec une certaine distance entre elle et nous. Bien entendu, ceci n’a pas prétention à être valable sur toute la filmographie de Resnais, mais sur ceux de ses films qui nous ont le plus marqués : Mon Oncle d’Amérique (1980), Mélo (1986), Smoking et No Smoking (1993), On connaît la chanson (1997), Pas sur la bouche (2003), Cœurs (2006), Vous n’avez encore rien vu (2012), Aimer, boire et chanter (2014). Ces films, qui dans leur majorité sont les derniers du cinéaste, ont divers points communs.
Le genre théâtral
D’abord, ces films ont tous à voir avec le théâtre. On l’a dit, Smoking et No Smoking viennent d’Intimate Exchanges d’Alan Ayckbourn. Deux autres films sont des adaptations de cet auteur : Cœurs, lequel vient de Private Fears in Public Places et Aimer, boire et chanter, lequel est tiré de The Life of Riley. Pas sur la bouche est la version filmée de l’opérette du même nom de Maurice Yvain et André Barde. Mélo est l’adaptation de la pièce du même nom d’Henry Bernstein. Certes, Mon Oncle d’Amérique est filmé sur un scénario de Jean Gruault, mais lui-même a indiqué de Resnais l’a poussé à inventer des situations « à la Bernstein », notamment dans la manière que certains personnages ont de manipuler les autres psychologiquement. Pour ce qui est d’On connaît la chanson, le scénario et les dialogues ont été écrits par Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, auteurs de théâtre accomplis, qui ont également signé les dialogues de Smoking et No Smoking. Par ailleurs, On connaît la chanson et Pas sur la Bouche penchent vers une autre théâtralité, celle de la comédie musicale. Quant à Vous n’avez encore rien vu, il mixe deux pièces de Jean Anouilh, Eurydice et Cher Antoine. Or, j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, théâtre et cinéma ont des régimes différents de représentation. Celui du théâtre implique une nécessaire économie de moyens, qui dans un film ne demeure qu’une option esthétique possible. Au-delà, la forme dramatique pousse à une certaine focalisation sur les relations interpersonnelles telles qu’elles se nouent dans le présent, en renonçant par exemple aux retours en arrière. Ces différents éléments, sensibles dans les œuvres dont sont tirés ces films, dans le profil des scénaristes ou les situations proposées, donnent à cet ensemble une manière particulière d’envisager l’action, au fond un style théâtral, qui lui confère une artificialité indéniable. Cette artificialité n’est pas plus artificielle que le réalisme basique et parfois impensé d’autres films. Cependant, puisque ce réalisme-là est en fait le mode de représentation « par défaut » d’un certain cinéma majoritaire, alors l’artificialité des films de Resnais n’en est que plus patente. Cette théâtralité, partant cette espèce de décalage, se retrouve sur d’autres plans.
Le style du texte
Dans ces films, le style du dialogue lui-même est souvent théâtral. On peut définir cette théâtralité du dialogue comme un style concentré, rythmique, ou au contraire permettant de donner une certaine ampleur à la parole. Ainsi dans la séquence « la visite du jardinier » de Smoking, Hepplewick rend visite à Celia. Alors que Celia, se sachant trop que dire, commence à parler du temps, lui ne répond que par des phrases non verbales comme « oui », « ah oui ». Le fossé social entre ces deux personnages est par conséquent souligné dès ces premiers mots : l’une maîtrise le langage, l’autre non. Un autre exemple encore plus patent est le passage de Mélo durant lequel André Dussollier raconte son trouble de musicien. Violoniste, il aime passionnément une femme. Tandis qu’il donne un concert, cette femme est dans la salle. Le violoniste s’immerge alors dans l’œuvre qu’il est en train de jouer, pour la partager avec celle qu’il aime ainsi qu’avec le public. C’est alors qu’il aperçoit un jeu de séduction se mettre en place entre cette femme et un homme du public. Cela le déstabilise mais il ne peut faire autrement que de poursuivre son interprétation. Ce récit, qui dure dans le film une dizaine de minutes, est filmé en un plan séquence sur André Dussollier, sans aucun contre-champ sur les autres personnages, et ce durant plus de 7 minutes. Le monologue, parole éminemment théâtrale, est ainsi filmée pour ce qu’elle est, un moment fondamentalement irréaliste durant lequel un personnage dévide le fil de son discours sans être interrompu par personne.
Troupe
Progressivement, Resnais s’est constitué une troupe, comme on constitue une compagnie de théâtre. Le public s’est mis à retrouver peu ou prou les mêmes acteurs et actrices de film en film. Sabine Azéma, Pierre Arditi et André Dussolier forment le cœur de cette petite société. Azéma et Arditi ont souvent joué le rôle du couple. Il en est ainsi dans Smoking, No Smoking, On connaît la chanson, Pas sur la Bouche. Ailleurs, la question du désir est posée entre Azéma et Dussollier, comme dans Cœurs. André Dussollier joue d’ailleurs à deux reprises le rôle d’agent immobilier : dans On connaît la chanson ainsi que dans Cœurs. La conséquence en est une prise de distance avec l’illusion. Là aussi, j’ai déjà eu l’occasion de le dire : au cinéma, l’illusion est souvent plus forte qu’au théâtre. Le film nous immerge dans la fiction, tandis qu’au théâtre, on n’oublie jamais tout à fait qu’on se trouve en face d’acteurs et d’actrices. Le fait d’utiliser de film en film les mêmes interprètes va dans ce sens : le comédien ou la comédienne refait surface, rejetant parfois le personnage au second plan et instaurant ainsi une distanciation typiquement théâtrale. Ainsi, quand nous voyons Gilberte Valandray dans Pas sur la Bouche, cette épouse affolée par le retour de son passé interprétée par Sabine Azéma, on se souvient d’Odile Lalande dans On connaît la chanson, si sensible au charme d’un agent immobilier ou de Romaine dans Mélo, qui avait une relation extra-conjugale. Ces rôles antérieurs viennent se superposer au personnage plus récent et installent ainsi une mise en perspective qui nous tire du cœur de la fiction. Ce fonctionnement se trouve à la puissance 10 dans Smoking et No Smoking où Azéma et Arditi jouent à eux seuls 9 personnages. L’un des plaisirs du public est donc d’observer la manière avec laquelle ces artistes s’emparent de leurs rôles. On voit toujours l’art d’Azéma et d’Arditi comme en surimpression de leurs personnages.
Les signes du théâtre
Alain Resnais a d’ailleurs souvent mis en valeur la parenté de ses films avec le théâtre, notamment lorsque les scénarios sont directement issus d’œuvres théâtrales. Il instille ainsi plusieurs références à la représentation théâtrale en tant qu’événement. On le voit dans Mélo, le générique présente un programme de théâtre, que l’on feuillette, comme on pourrait le faire juste avant une représentation. Ce programme semble d’ailleurs posé sur le velours rouge d’une baignoire, cet élément architectural typique du théâtre à l’italienne. Tout se passe comme si le film nous emmenait au spectacle. Des procédés du même genre sont présents dans Pas sur la Bouche. Lorsque le film commence, nous entendons d’abord un orchestre qui s’accorde, comme cela peut être le cas juste avant une opérette, quand les musiciens donnent le la. Concernant le final, il s’agit de véritables « saluts », comme ceux que l’on peut voir à la fin d’un spectacle, moment durant lequel les interprètes remercient le public de leurs applaudissements.
Mise en scène théâtrale
Plus généralement, c’est l’ensemble de la mise en scène de Resnais qui adopte des codes théâtraux. Ainsi, le décor, souvent construit par Jacques Saulnier, évoque clairement l’artificialité du théâtre. On peut prendre exemple sur Smoking et No Smoking, lesquels ne se déroulent qu’en extérieurs, mais en extérieurs intégralement reconstitués en studio. Mais la lumière n’est pas en reste : elle aussi s’écarte d’un réalisme trop étroit. Ainsi, dans monologue d’André Dussollier de Mélo, cité plus haut, tout disparaît progressivement autour de Dussollier, seul lui semble exister, comme flottant dans l’espace, avant que l’arrière-plan ne réapparaisse progressivement. La lumière n’est pas ici pensée comme la représentation d’un environnement fictif réel, mais plutôt comme un support à la focalisation du public.
Quel est le sens de cette artificialité théâtrale ? Tout d’abord, c’est la marque d’une certaine maturité artistique. L’œuvre d’art est un artefact, aussi ne prenons pas le public pour plus bête qu’il ne l’est. Il sait que c’est artificiel, alors autant ne pas essayer de le lui masquer. Ensuite, c’est également une manière de réaffirmer sa place d’artiste : non pas disparaître derrière un flux d’actions et de paroles qui pourraient sembler réel, mais se tenir devant un objet élaboré grâce à un geste artistique. Enfin, il s’agit de nous proposer un détour qui doit nous permettre de mieux saisir le réel. Si ces films s’imposent d’abord par leur forme, par leur style, par la manière qu’ils ont de représenter le monde, ils nous détournent dans un premier temps de la réalité, en nous plongeant dans un univers de pur artifice. Pourtant, ce détour n’est justement qu’un détour, car ce qui se joue entre les personnages nous ramène à la réalité, mais nous y ramène avec une certaine distance, celle que permet d’acquérir l’œuvre d’art. En cela, on peut rapprocher ce double mouvement de prise de distance avec le réel et retour vers le réel de celui qu’on retrouve chez d’autres cinéastes : Fellini ou Hitchcock, par exemple. On peut également penser à certains procédés que l’on peut retrouver dans le Nouveau Roman, mouvement littéraire qui a aussi intéressé Resnais dans Hiroshima mon amour ou L’Année Dernière à Marienbad.
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