L’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle), fondé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais, a profondément transformé l’écriture littéraire en intégrant des structures mathématiques et des contraintes formelles. On a déjà évoqué ce mouvement dans notre article sur La Vie Mode d’emploi de Georges Perec. Si le groupe est surtout connu pour ses expérimentations en poésie et en prose, il a également exploré le théâtre, en repensant la dramaturgie à travers des mécanismes narratifs novateurs.
Les oulipiens conçoivent le théâtre comme un espace de jeu, où les contraintes littéraires et mathématiques permettent de générer des formes scéniques inédites. En appliquant des principes de combinatoire, de logique et d’itérations, ils proposent une vision renouvelée du texte dramatique, souvent modulable et interactif. Cette approche expérimentale, loin de restreindre la création, ouvre des perspectives inédites sur l’écriture et la mise en scène.
Cet article examine les différentes manières dont l’OuLiPo a abordé le théâtre, en insistant sur ses stratégies expérimentales et combinatoires.
Le Théâtre booléen
Le théâtre booléen, tel que défini par François Le Lionnais et repris par l’Oulipo, est une expérimentation dramatique qui applique les principes de la logique booléenne au théâtre. L’idée est d’introduire des opérations logiques telles que l’union, l’intersection et la négation dans la construction dramatique, créant ainsi un mode d’écriture basé sur des combinaisons logiques plutôt que sur une simple progression narrative.
Définition et Principes du Théâtre Booléen
Dans Pas de deux, la pièce de Jacques Jouet et Olivier Salon, le théâtre booléen se manifeste par la superposition de deux pièces jouées simultanément sur un même espace scénique, mais qui ne communiquent pas immédiatement entre elles. Voici les principes majeurs du théâtre booléen :
- Deux pièces différentes jouées en même temps
- Au départ, les deux intrigues évoluent séparément, comme deux ensembles distincts.
- Progressivement, elles commencent à interagir, ce qui crée des intersections, c’est-à-dire des points de contact entre les deux réalités scéniques.
- Application des opérations logiques à la dramaturgie
- Union : À certains moments, les deux intrigues fusionnent partiellement, partageant des éléments communs (comme un personnage ou une réplique qui s’applique aux deux contextes).
- Intersection : Certains éléments sont partagés entre les deux pièces, ce qui modifie leur signification en fonction de la scène où ils apparaissent.
- Négation : Un personnage ou un élément dramatique peut être nié dans l’une des pièces tout en existant dans l’autre, ce qui introduit un jeu de contrastes et de paradoxes.
- Mise en scène et lecture en colonnes
- Le texte de Pas de deux est présenté sous forme de colonnes parallèles, chacune correspondant à l’une des deux pièces.
- Cela impose au metteur en scène et aux acteurs une gestion précise du rythme et des interactions, avec la possibilité de décider si les dialogues doivent s’intercaler ou se superposer.
Implications Scéniques et Narratives
Le théâtre booléen transforme radicalement la manière dont un spectateur perçoit une pièce :
- Effet de simultanéité : Le spectateur est confronté à deux réalités narratives coexistantes, ce qui stimule son attention et son interprétation.
- Ambiguïté et interférences : Des répliques peuvent prendre des significations doubles selon qu’elles sont entendues dans une intrigue ou dans l’autre.
- Expérimentation narrative : L’intrigue devient un jeu de combinaisons, où le sens se construit par l’interaction des deux pièces.
En résumé
Le théâtre booléen est une expérimentation oulipienne qui applique la rigueur des mathématiques et de la logique au théâtre. Il crée une structure dramatique où les scènes ne se succèdent pas linéairement, mais selon un schéma combinatoire. Pas de deux illustre cette approche en explorant la manière dont deux récits distincts peuvent interagir et se modifier mutuellement lorsqu’ils sont joués simultanément.
La notion “d’Arbre à Théâtre” est une autre manière de proposer sur scène différentes réalités se combinant entre elles.
L’Arbre à Théâtre dans l’OuLiPo
L’arbre à théâtre est un concept oulipien qui applique une structure arborescente au déroulement dramatique. Inspiré des arbres décisionnels et des logiques conditionnelles, il permet de créer des pièces où les scènes se ramifient en fonction des choix des personnages ou des interventions du public.
Un arbre à théâtre repose sur une série de nœuds décisionnels qui déterminent l’orientation du récit. Chaque scène présente plusieurs options, et en fonction du choix effectué, l’histoire suit une branche spécifique. Cela permet plusieurs évolutions possibles d’une même pièce, donnant une expérience différente selon les représentations.
Expériences
- Théâtre interactif : le public peut choisir la suite de l’histoire.
- Pièces combinatoires : plusieurs déroulements sont possibles en fonction de contraintes préétablies.
- Théâtre à choix multiples : chaque représentation peut être unique en fonction des décisions prises en cours de jeu.
Georges Perec et d’autres oulipiens ont expérimenté cette approche, rendant le théâtre non linéaire et offrant une nouvelle manière d’écrire et de jouer une pièce. Cette notion “d’Arbre à Théâtre” rejoint celle de “Littérature en Graphe”, expérimentée par l’OuLiPo dans d’autres domaines que le théâtre.
La Littérature en Graphe selon l’OuLiPo
La littérature en graphe est une approche expérimentale développée par l’OuLiPo, qui repose sur l’organisation d’un texte selon une structure en réseau de relations interconnectées, plutôt qu’une narration linéaire traditionnelle. Elle permet de générer plusieurs parcours de lecture et de construire des récits non-linéaires où chaque choix du lecteur ou de l’auteur oriente l’histoire différemment.
Principes et Fonctionnement
- Nœuds et Arcs : Un texte est conçu comme un graphe, où chaque élément narratif est un nœud relié à d’autres par des arcs définissant les transitions possibles.
- Hypertextualité : L’organisation en graphe permet d’établir des parcours multiples, influençant la signification et l’expérience du texte selon l’ordre de lecture.
- Combinatoire et Algorithmes : Les oulipiens intègrent des structures mathématiques pour organiser ces graphes, créant des récits dynamiques et évolutifs.
Exemple : Histoire de trois petits pois de Raymond Queneau
Un exemple emblématique de littérature en graphe est Histoire de trois petits pois de Raymond Queneau. Ce conte repose sur une structure interactive où chaque choix du lecteur le conduit à une nouvelle bifurcation narrative.
Dès le premier paragraphe, le lecteur est invité à choisir s’il veut connaître l’histoire des trois petits pois ou une autre histoire. Selon son choix, il est dirigé vers un autre paragraphe, créant ainsi un réseau d’embranchements où chaque nœud mène à une nouvelle décision. Les petits pois peuvent rêver ou non, porter des gants noirs ou bleus, et même réagir différemment à leurs mésaventures.
Ce procédé offre plusieurs caractéristiques propres à la littérature en graphe :
- Une lecture non-linéaire : Chaque parcours est unique et dépend des décisions du lecteur.
- Une structure combinatoire : Chaque lecture peut aboutir à un développement narratif distinct, ce qui invite à relire le texte pour explorer d’autres chemins.
- Une interactivité poussée : Le lecteur devient acteur du récit en déterminant le parcours de l’histoire.
Ce modèle narratif a influencé le développement des récits interactifs, du théâtre à embranchements et des œuvres numériques où les choix modifient le cours du récit.
L’Histoire de trois petits pois illustre une narration dynamique, où le lecteur est plongé dans un univers aux embranchements multiples. À travers l’exploration des différentes possibilités, le texte révèle plusieurs aspects :
- Le rôle du lecteur : En prenant des décisions qui influencent le récit, il devient un co-auteur de l’histoire, une idée qui préfigure les récits interactifs modernes.
- La variabilité narrative : Les éléments de l’intrigue sont conçus de manière modulaire, permettant une expérience de lecture différente à chaque itération.
- L’humour et l’absurde : Queneau joue avec la logique du conte en proposant des bifurcations inattendues et des réactions cocasses de ses personnages.
- Une critique des conventions narratives : En brisant la linéarité habituelle des récits, Queneau souligne l’artificialité des structures narratives traditionnelles et explore de nouvelles façons de raconter des histoires.
Ce modèle narratif a influencé le développement des récits interactifs, du théâtre à embranchements et des œuvres numériques où les choix modifient le cours du récit. L’exemple le plus abouti de théâtre à embranchements est sans doute L’Augmentation de Georges Perec.
L’Augmentation de Georges Perec
L’Augmentation (ou L’Art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation) est un texte de théâtre expérimental écrit par Georges Perec en 1968. On traite d’une autre oeuvre de cet auteur dans notre article sur La Vie Mode d’emploi. Ce texte est emblématique de son approche oulipienne, utilisant des structures mathématiques et combinatoires pour organiser la narration.
La pièce repose sur un schéma logique rigoureux qui imite le raisonnement algorithmique, transformant une situation banale (demander une augmentation) en un parcours labyrinthique marqué par les probabilités, les obstacles et les impasses. Analysons cette construction en détail.
1. Un Schéma Combinatoire Inspiré des Arbres Logiques
Perec construit son texte comme un arbre de décisions, à la manière d’un programme informatique ou d’un raisonnement mathématique. L’ensemble du texte suit une structure arborescente où chaque tentative du personnage principal se ramifie en plusieurs possibilités.
Schéma de l’arborescence :
- Vous décidez d’aller voir votre chef pour demander une augmentation.
- Plusieurs scénarios s’offrent à vous :
- Il est dans son bureau → Oui / Non
- Il est disponible → Oui / Non
- Il vous écoute → Oui / Non
- Il accepte → Oui / Non
- Chaque réponse entraîne un nouveau développement, créant une arborescence complexe de situations.
Si une voie échoue, le texte reprend en arrière et explore une autre possibilité, imitant ainsi la mécanique d’un algorithme itératif.
2. Un Texte Récursif et Cyclique
L’Augmentation est caractérisée par une répétition systématique de phrases et de segments textuels, qui fonctionnent comme des boucles logiques. Ce procédé reflète :
- L’absurdité bureaucratique : on tourne en rond sans jamais vraiment avancer.
- L’échec programmé du protagoniste : il essaie toutes les stratégies possibles mais finit toujours par retomber sur un obstacle.
- Une structure mathématique rigoureuse inspirée de la combinatoire.
Chaque échec renvoie au début, et chaque succès partiel génère une nouvelle bifurcation.
3. Une Approche Inspirée de la Programmation Informatique
Le texte de Perec anticipe les logiques informatiques modernes, notamment les structures conditionnelles et répétitives des algorithmes :
- Les boucles “SI – ALORS – SINON” : chaque tentative suit une logique conditionnelle.
- Les retours à la case départ (“GOTO”) : quand une option échoue, on revient au début.
- Les embranchements logiques (“IF / ELSE”) : chaque décision ouvre de nouvelles possibilités.
Ainsi, L’Augmentation pourrait presque être exécutée comme un programme informatique, où l’on explore toutes les combinaisons possibles jusqu’à épuisement.
4. Une Déconstruction du Discours Administratif
Le texte pastiche la langue administrative et les rituels absurdes de la bureaucratie :
- Le ton est impersonnel et mécanique, reflétant l’inhumanité du système.
- Le protagoniste n’a pas de nom, ce qui le rend interchangeable et anonyme.
- Le chef de service n’est jamais caractérisé, renforçant l’idée d’une hiérarchie abstraite et inaccessible.
Perec joue sur la déshumanisation du langage pour illustrer l’absurdité de la demande d’augmentation.
5. Un Théâtre Potentiel et Ludique
Comme dans d’autres œuvres oulipiennes, L’Augmentation est une pièce qui explore des formes alternatives du théâtre:
- Elle ne suit pas une narration linéaire mais une structure combinatoire.
- Elle n’a pas de personnages clairement définis, seulement des rôles fonctionnels.
- Elle peut être jouée de différentes manières, selon la mise en scène (certains choix peuvent être aléatoires ou interactifs).
Ce théâtre expérimental et conceptuel s’inscrit dans la lignée des recherches de l’OuLiPo, qui visent à explorer les contraintes comme moteur de création.
Un Chef-d’Œuvre de la Logique Absurdiste
L’Augmentation est une démonstration magistrale de l’application des principes oulipiens à l’écriture dramatique. En utilisant une structure arborescente inspirée des algorithmes et de la combinatoire, Perec transforme une scène banale en une exploration quasi-mathématique des possibilités du langage et de la narration. Son texte illustre à la fois l’absurdité du monde du travail et le pouvoir créatif des contraintes formelles.
Mise en scène d’Anne-Laure Liégeois
Anne-Laure Liégeois propose une interprétation qui met en lumière l’absurdité du monde bureaucratique décrit par Perec. Le décor est épuré, avec une moquette rase, un bureau laqué et un distributeur d’eau, symbolisant l’uniformité et la monotonie des espaces de travail. En fond de scène, une image d’une forêt sur papier glacé suggère une évasion possible, contrastant avec l’environnement aseptisé du bureau.
Liégeois met l’accent sur le rythme et la musicalité du texte de Perec. Les dialogues sont interprétés de manière à souligner la répétition et la circularité des situations, reflétant la complexité et l’absurdité des démarches administratives. Les comédiens, Anne Girouard et Olivier Dutilloy, incarnent tour à tour différents rôles, passant de l’employé au supérieur hiérarchique, illustrant la polyvalence et la flexibilité requises dans le monde du travail.
Cette mise en scène offre une vision à la fois comique et effrayante de la bureaucratie. Les spectateurs sont confrontés à la vacuité des procédures administratives, tout en étant amusés par la dérision et le grotesque des situations. La performance des acteurs, combinée à la mise en scène épurée, permet une immersion totale dans l’univers de Perec.
Mise en scène de Jacques Nichet
Jacques Nichet propose une interprétation qui interroge la relation entre le texte et la performance. Dès la première réplique, la pièce surprend par son adresse ambiguë : s’adresse-t-elle au spectateur, à l’acteur ou au personnage ? Cette mise en scène joue sur cette ambiguïté pour créer une réflexion méta-théâtrale.
Nichet met en avant la structure algorithmique du texte de Perec, en soulignant les différentes étapes et conditions nécessaires pour obtenir une augmentation. Les comédiens incarnent les différentes hypothèses et alternatives, rendant visible la mécanique sous-jacente du texte.
Cette approche offre au spectateur une compréhension approfondie de la complexité du texte de Perec. La mise en abyme créée par l’adresse ambiguë et la représentation des structures conditionnelles engage le public dans une réflexion sur la nature même du théâtre et de la performance
Mise en scène de Didier Bezace
Didier Bezace a présenté L’Augmentation de Georges Perec lors du Festival d’Avignon en 1989. Sa mise en scène se distingue par une approche réaliste, recréant fidèlement l’environnement bureaucratique décrit par Perec. Le décor est minutieusement conçu pour refléter un bureau typique, avec des éléments tels que des classeurs, des téléphones et des papiers éparpillés, plongeant le spectateur dans l’univers administratif.
Bezace met l’accent sur la dimension humaine du texte de Perec. Les dialogues sont interprétés de manière naturelle, mettant en lumière les hésitations, les doutes et les stratégies de l’employé cherchant à obtenir une augmentation. Cette approche souligne la complexité des relations hiérarchiques et la difficulté de la communication au sein de la structure bureaucratique.
Les spectateurs sont invités à s’identifier au protagoniste, ressentant ses angoisses et ses espoirs. La mise en scène réaliste de Bezace rend le récit de Perec accessible et poignant, offrant une réflexion profonde sur la condition humaine au sein du monde du travail.
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