Le théâtre de Boulevard est régulièrement l’objet de critiques ou de louanges. On le blâme comme le théâtre d’une comédie facile aux effets grossiers. On en fait l’éloge comme la quintessence d’un théâtre avouant sa théâtralité. Longtemps voué aux gémonies par une partie de la critique de gauche, il a retrouvé quelque intérêt auprès de celles et ceux qui réfléchissent au théâtre. Genre typiquement français, ne trouvant aucun équivalent réel hors de France, il mérite pourtant attention, tant par sa vitalité actuelle que par son influence et ses échanges avec le cinéma comique, notamment.
La géographie du Boulevard
Le théâtre de Boulevard est un des rares genres à être désigné par son implantation géographique. Cette dernière remonte avant la Révolution. Les Parisiens qui veulent aller au théâtre ont alors deux possibilités. La première est de se rendre dans les salles officielles subventionnées par le Roi, comme la Comédie-Française ou l’Opéra. Ces salles, soutenues par le pouvoir, jouissent d’une grande caution artistique. La seconde possibilité est d’aller voir un spectacle dans une salle indépendante des foires saisonnières. On y joue des parades, des pantomimes, des spectacles de marionnettes… Le succès est grand et cela agace la Comédie-Française, qui tentera d’entraver cette effervescence, en vain. Vers 1760, les Parisiens, sans distinction de classes, délaissent les foires et fréquentent de plus en plus le Boulevard du Temple. Peu à peu, d’anciens forains s’y établissent de manière pérenne. Progressivement, plusieurs théâtres s’y construisent. Après la Révolution, on dénombre une quinzaine de salles, dont les plus vastes peuvent accueillir jusqu’à 800 spectateurs. Au XIXe siècle, les travaux d’Haussmann transforment profondément le lieu : le boulevard du Temple est réduit à 400m et les populations les plus modestes sont rejetées en banlieue. Les salles privées des boulevards voisins, dédiées au divertissement et à la fantaisie, sont peu à peu accaparées par la bourgeoisie. C’est alors qu’émerge le « théâtre de Boulevard » comme genre spécifique.
L’avènement de la bourgeoisie
Au XVIIIe siècle, Diderot (1713-1784) transforme l’art dramatique français. La scène doit être un miroir qui reflète la réalité sociale. Cette esthétique réaliste touche également le jeu des comédiens : il doit être plus naturel. Au XIXe siècle, alors que la bourgeoisie s’installe au pouvoir, ce mouvement initié par Diderot est sensible dans les pièces des théâtres des boulevards. Mélodrames, drames bourgeois et vaudevilles sont ancrés dans la réalité. Ils deviennent progressivement un reflet du monde bourgeois, également perceptible dans l’architecture des lieux : des salles à l’italienne très compartimentées, où la hiérarchie sociale s’étage des fauteuils d’orchestre, dévolus à la haute bourgeoisie, jusqu’au poulailler, réservé au petit peuple. Les dramaturges s’attachent à représenter les mœurs de la bourgeoisie et mettent en scène des personnages eux-mêmes attachés au respect des convenances. Les personnages appartiennent à la classe dirigeante : industriels, médecins ou magistrats. Le mariage est un thème fréquemment abordé. Le mariage de raison est le plus fréquent, mais ses difficultés ne sont pas masquées : l’adultère est indéniablement un thème central du boulevard comique. Tout au long du XIXe siècle, le théâtre de Boulevard diffuse une morale conformiste. Les pièces ne critiquent pas réellement la bourgeoisie et flattent ses valeurs. C’est avant tout un divertissement qui ne porte pas de révolte contre l’ordre établi. À l’aube du XXe siècle, le théâtre de Boulevard prend donc une existence tangible : il se définit sociologiquement par la bourgeoisie de son public et de ses valeurs, ainsi que par sa fonction de divertissement.
Le Boulevard sérieux
Les fééries
Ce serait une erreur de réduire le théâtre de Boulevard à la comédie. Le Boulevard sérieux, quoique moins développé aujourd’hui, représente une partie importante du genre. Les Fééries en font partie. Elles sont bâties sur des thèmes mythologiques ou des légendes. Fées et bons génies y croisent démons et autres monstres. Ce sont des spectacles avec de nombreux effets visuels, des chants et des danses. Au Théâtre des Funambules, le mime Debureau (1796-1846) présente des fééries silencieuses, par exemple Ma Mère l’oie.
Le mélodrame
Cependant, le grand genre du Boulevard sérieux reste le mélodrame. Le genre s’impose après la Révolution : il est destiné au peuple afin de lui présenter une action qui se veut vertueuse. Dans le mélodrame traditionnel, on distingue deux ensembles de personnages : d’un côté les bons et les vertueux, de l’autre leur persécuteur, le traître. On voit là l’incarnation du Bien et du Mal, aux sources d’un genre fondamentalement manichéen. Le grand auteur du genre est alors Guilbert de Pixérécourt (1773-1844) dont Coelina ou l’Enfant du mystère est un modèle. L’action du mélodrame demeure simple : elle est en effet fondée sur la persécution de la victime par le traître. À l’acte I, les héros vertueux vivent une existence heureuse troublée par l’émergence d’un secret et l’arrivée du traître. À l’acte II, le traître a raison des personnages vertueux : les enfants sont chassés, les fiançailles sont rompues, les victimes sont séquestrées. À l’acte III, le traître est démasqué, éliminé de la société, et le héros vertueux triomphe. La multiplication des rebondissements est censée maintenir l’attention du public. Le registre pathétique, manifesté par l’oppression des faibles par les forts, y est abondamment employé. Des effets musicaux soulignent volontiers l’action : une flûte accompagne l’entrée de la jeune fille, une contrebasse celle du traître.
Anne Ubersfeld a avancé qu’après la Révolution, un désir était né : celui de retrouver la paix qui régnait avant le traumatisme de la Terreur. Ainsi, la crainte du désordre fournit ses valeurs au genre, qui a une visée didactique et moralisatrice. Le mélodrame condamne le banditisme, l’adultère, la fourberie. Il valorise au contraire la chasteté, l’honneur, la probité, la fidélité, le courage, l’honneur, etc. Il diffuse également les valeurs de l’Église catholique. Le parcours de ses personnages ressemble en effet à un véritable chemin de croix. La prière et le pardon y sauvent bien des héros. Le genre demeure très populaire, attire des publics très différents et favorise une certaine cohésion sociale. Au XXe siècle, Henry Bernstein (1876-1954) reprend l’héritage du genre en l’embourgeoisant et en lui apportant un fond psychologique plus développé.
Sur la scène du Boulevard, on trouve également des drames dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Divers auteurs l’illustrent : Émile Augier (1820-1889), Alexandre Dumas fils (1824-1895), Victorien Sardou (1831-1908), etc. Ces « drames bourgeois » ou « comédies sérieuses » reprennent l’héritage de Diderot. L’action évolue dans une réalité contemporaine, dans un milieu bourgeois. Le registre pathétique sert à enseigner le spectateur. Si l’esprit critique des auteurs est perceptible parce qu’ils questionnent les valeurs de la bourgeoisie, ils ne remettent cependant pas en question l’ordre établi. Le succès est immense mais à la fin du XIXe siècle, on note une certaine désaffection du public, qui préfère la légèreté du vaudeville.
Le Boulevard comique
L’opéra-comique et l’opérette
C’est le versant du Boulevard le plus connu du grand public. On y trouve d’abord l’opéra-comique et l’opérette. Le premier naît au XVIIIe siècle et demeure synonyme de « pièce à ariettes », autrement dit avec musiques originales créées spécialement. Ceci est également vrai pour l’opérette, mais sa franche gaieté l’éloigne beaucoup de l’opéra-comique. Le maître du genre est Jacques Offenbach (1819-1880), qui s’adjoint souvent le service des librettistes Meilhac et Halévy.
Le vaudeville
Mais le grand genre du boulevard comique reste le vaudeville, né au XVIIIe siècle. On y trouve alors également des couplets chantés, mais contrairement à l’opéra-comique, ils sont issus d’airs populaires. L’intrigue y est simple et les personnages stéréotypés. Eugène Scribe (1791-1861) rénove profondément le genre. Il lui fournit une intrigue rigoureusement construite. Le critique Francisque Sarcey parle à son sujet de « pièce bien faite », pour désigner une dramaturgie où un élément initial va avoir des répercussions sur un ensemble plus vaste, comme une boule de billard roulant sur le tapis. L’auteur insuffle par ailleurs au vaudeville un certain réalisme, le tirant vers la comédie. Les couplets y sont toujours nombreux. Eugène Labiche (1815-1888) donne au vaudeville une touche d’absurde. Il reprend de Scribe la savante élaboration des intrigues. Ses personnages se trompent sans cesse. Libéré de la vraisemblance, Labiche ose la fantaisie et le burlesque. Georges Feydeau (1862-1921) est sans doute le vaudevilliste le plus joué en France et à l’étranger. Dans l’esprit de la « pièce bien faite », il propose des personnages issus pour la plupart de la bourgeoisie. Obstinés, ils s’enferment dans des situations parfois cauchemardesques qui se développent dans des dialogues où l’on ne trouve plus de couplets.
La comédie de Boulevard
L’autre genre phare du Boulevard est la comédie dite « de Boulevard ». En effet, à la fin du XIXe siècle, des auteurs s’interrogent sur le caractère trop mécanique du vaudeville.
La comédie rosse
C’est alors qu’Henry Becque (1837-1891) crée la « comédie rosse », dans laquelle les personnages sont volontiers brutaux et peu sentimentaux. La place du rire y est réduite. Dans cette mouvance, on peut citer Georges de Porto-Riche (1849-1930), qui tente d’aborder le réel de face. Jules Renard (1864-1910) fait de même mais se rattache au mouvement naturaliste. Sa dimension satirique est importante : il s’attaque au type du parasite, de la bigote ou à l’institution familiale. Georges Courteline (1858-1929) est encore plus féroce. Ses pièces sont majoritairement en un acte et brèves. Il y présente des instants de vie. Ce qui le rattache au Boulevard est l’aspect caricatural de ses personnages, qu’il aime jeter dans des situations cocasses voire absurdes. Après la Deuxième Guerre Mondiale, Marcel Aymé (1902-1967) fait jouer des œuvres, il met en scène les travers de l’âme humaine dans un style particulièrement pessimiste. Steve Passeur (1899-1966) atteint dans le genre un niveau de dureté peu comparable.
La comédie bourgeoise
Dès le début du XXe siècle, le public plébiscite des comédies plus réalistes, qui mélangent les registres. Jacques Deval (1890-1972) propose ainsi des comédies, lesquelles, tout en reprenant la fantaisie des situations de vaudeville, explore des tonalités variées et présente des personnages plus nuancés qui ne sont plus des caricatures, mais qui possèdent une véritable évolution. Édouard Bourdet (1887-1945) bâtit des comédies qui portent une véritable ambition critique et morale. Marcel Pagnol (1895-1974) met en scène des situations qui rejoignent parfois le mélodrame et ses personnages animés de bons sentiments. Marcel Achard (1899-1974) explore le triangle amoureux boulevardier traditionnel mais y injecte de la poésie et une certaine tendresse.
Évolution au XXe siècle
Au XXe siècle, le Boulevard se prend parfois lui-même pour objet. Ainsi, Sacha Guitry (1885-1957) reprend les procédés traditionnels du Boulevard. Un certain libertinage amoureux s’y déploie dans un dialogue volontiers équivoque et grivois, au cours d’une véritable comédie humaine, dans laquelle chacun-e joue un rôle et ment volontiers aux autres. Jean Anouilh (1910-1987) a écrit dans divers genres mais revendique son appartenance au Boulevard. S’il reprend en effet les apprêts du Boulevard (structure rigoureuse de l’intrigue, personnages stéréotypés, triangle amoureux), il les met au service d’une critique acerbe des relations sociales, de l’égoïsme, de l’hypocrisie, de la lâcheté, etc. La valeur centrale qu’il revendique est la liberté : liberté de ne vouloir que l’amour absolu, liberté de choisir sa famille, liberté de jouer, etc. Il présente aussi très souvent des situations de théâtre dans le théâtre. André Roussin (1911-1987) orchestre avec maestria un jeu où se mêlent théâtre, réalité et rêve. Françoise Dorin (1928-2018) propose une comédie de Boulevard qui ambitionne de délivrer un propos sur le théâtre lui-même et sur le monde.
Une tradition boulevardière comique toujours vive
Jean-Pierre Grédy (1920-2022) et Pierre Barillet (1923-2019) recyclent les ficelles traditionnelles du Boulevard pour tailler des personnages sur-mesure aux grandes vedettes de leur temps : Jacqueline Maillan, notamment. Parfois doux-amer, leur théâtre est adapté à Hollywood. Il devient connu dans la France entière ainsi que les autres formes de la comédie de Boulevard grâce à l’émission de télévision Au Théâtre ce soir, qui diffuse des pièces enregistrées notamment au théâtre Marigny à Paris, entre 1966 et 1985. Pour revenir aux auteurs, Jean Poiret (1926-1992) réemploie lui aussi l’arsenal de la tradition boulevardière et la renouvelle par une ironie constante. Il est aussi un adaptateur recherché de tout un « boulevard anglais » qui arrive sur les scènes parisiennes dès les années 1980. Plus récemment, Éric Assous (1956-2020), Didier Caron (né en 1963) ou Sébastien Castro (né en 1975) reprennent la tradition du Boulevard en y insufflant une originalité propre. Le cinéma comique français présente aussi nombre de similitudes avec le Boulevard.
La Dramaturgie du Boulevard
La « pièce bien faite »
La dramaturgie du Boulevard repose sur la notion de « pièce bien faite », que nous avons développée dans notre article sur Feydeau. Cette dramaturgie se fonde avant tout sur une situation, dont la clé de voûte est très souvent le triangle amoureux, ou l’opposition entre personnages d’un même cercle familial, professionnel ou relationnel. Divers incidents permettent de relancer l’action : révélations spectaculaires, rencontres fâcheuses, quiproquos. L’action doit avancer sans aucun temps mort.
Personnages
Ils se définissent par une catégorie sociale, un métier ou une place dans la famille. Ils sont un miroir du public et appartiennent donc à un univers bourgeois. Ils font partie de « types » qui réagissent de manière identique d’une pièce à l’autre et se conforment plus ou moins à un cliché. Ils sont pris dans divers conflits qui les opposent à plusieurs personnages en même temps.
Espace
Très souvent, l’espace du Boulevard est figuratif : il représente un lieu avec une volonté d’illusion réaliste. L’action se déroule souvent dans un intérieur bourgeois cossu, meublé selon le goût du moment. Il arrive que la pièce se déroule en extérieur, mais c’est plus rare. Les mensonges, les méprises et les quiproquos ont besoin d’un espace pouvant se compartimenter et isoler certains personnages du reste du personnel dramatique. Dans la comédie de Boulevard, l’espace est peu impliqué : les fauteuils y tiennent une place de choix puisqu’il s’agit d’un genre essentiellement conversationnel. Dans le vaudeville en revanche, l’espace doit générer du mouvement : les portes sont nombreuses et elles claquent volontiers.
Le langage du Boulevard
Le registre de langue sert à révéler la condition du personnage : bourgeoise ou populaire. Les écarts à la norme sont sources de comique : accents ou registres non adaptés à la situation. Le comique de mot y a une grande importance et le Boulevard est également célèbre pour ses « mots » d’auteur.
Un théâtre de la connivence
Le Boulevard est un travail collectif. Dès le XVIIIe siècle, le travail d’auteur est le fruit d’une collaboration, souvent entre deux auteurs : Scribe associe son travail à Legouvé, Feydeau avec Desvallières. Le public veut sans cesse des nouveautés, et ces collaborations permettent d’accélérer le rythme des parutions. La relation auteur-acteur est également déterminante : beaucoup d’auteurs écrivent en pensant à leurs interprètes, qui peuvent aménager le texte, aménagements qui peuvent être pris en compte par l’auteur après-coup. Les acteurs et les actrices du théâtre de Boulevard sont par ailleurs souvent très populaires et n’hésitent pas à s’adresser directement à lui voire à improviser : c’était le cas de Jean Poiret, Michel Serrault ou Jaqueline Maillan.
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Bibliographie
Olivier Barrot, Ciel mon mari ! Le Théâtre de Boulevard, Découvertes Gallimard.
Brigitte Brunet, Le Théâtre de Boulevard, Nathan Université.
Michel Corvin, Le Théâtre de Boulevard, PUF, Que sais-je ?