Le quiproquo au théâtre : un moteur dramatique et comique

Nous vous convions à découvrir comment le quiproquo façonne la dramaturgie classique. De l’obstacle initial au dénouement final, ce ressort théâtral éclaire différents sujets et emplois, tout en révélant la fonction profonde du malentendu dans le jeu scénique.

Le théâtre a souvent recours à des procédés qui captivent et surprennent. Parmi eux, le quiproquo tient une place singulière : il surgit lorsque des personnages confondent des identités, des paroles ou des intentions, générant un nœuddramaturgique fort. Dans cette dramaturgie classique, le quiproquo agit comme un obstacle qui retarde l’action, avant de céder la place au dénouement une fois la vérité rétablie.

Cet article, qui s’adresse aux amateurs de littérature, aux étudiants en théâtre et aux professionnels du spectacle, se propose d’explorer les causes du quiproquo et d’en analyser la fonction sous divers sujets et emplois. Nous suivrons un plan précis, depuis la place du quiproquo dans le théâtre comique, jusqu’à ses variations de registre, en passant par ses mécanismes narratifs.

I. La place du quiproquo dans le théâtre comique

1. Un obstacle fondateur dans la dramaturgie classique

Dans la dramaturgie classique, la structure d’une pièce s’organise souvent autour d’un nœud complexe. Celui-ci naît d’obstacles qui contrarient le désir des personnages et se déploie par des péripéties, avant d’aboutir à un dénouement. Le quiproquo, défini comme une confusion — un personnage A est pris pour un personnage B, ou une situation est interprétée à l’envers —, constitue un obstacle temporaire, parfois qualifié de « faux obstacle » puisqu’il n’existe que dans l’esprit des héros.

Ce mécanisme s’observe notamment chez Molière, où l’erreur de compréhension génère tension et hilarité. L’emploi de ce ressort, bien dosé, permet de prolonger l’incertitude, maintenant l’intérêt du public jusqu’au dénouement.

Par exemple, dans l’acte V de L’Avare de Molière, un quiproquo oppose Harpagon à Valère. Harpagon soupçonne Valère d’avoir volé sa cassette remplie d’or et l’interroge à ce sujet. Or, Valère comprend de travers ces questions, parce qu’il aime en secret Élise, la fille d’Harpagon. Convaincu qu’Harpagon le questionne sur cet amour clandestin, il répond en croyant parler de la même chose que son interlocuteur. Cette scène, assez longue, illustre tout le plaisir que procure l’art du dialogue moliéresque, puisque le quiproquo dure plusieurs pages (et donc plusieurs minutes sur scène).

Pour aller plus loin sur le sujet du comique chez Molière, nous vous invitons à consulter notre article Comiques de situation, de mots et de caractère chez Molière.

Au-delà de Molière, de nombreux auteurs classiques ont fait du quiproquo une pierre angulaire de leur art. Corneille et Racine l’emploient parfois pour souligner la gravité d’une situation, montrant comment une simple méprise peut engendrer le chaos. Dans des pièces moins connues ou des « petites comédies » de l’époque, le quiproquo sert de « ciment » à l’action, reliant les scènes entre elles et amplifiant l’effet comique. L’un de ses atouts principaux est donc sa polyvalence : on peut en user pour un simple effet de rire rapide, ou pour déployer une intrigue plus vaste qui ne se résoudra que dans la scène finale.

2. Quiproquo et comique de situation

Le quiproquo s’avère particulièrement efficace pour susciter le comique de situation. Le spectateur, placé en position de surplomb, comprend que deux personnages parlent de sujets différents. Cette divergence provoque un décalage qui fait rire.

Par exemple, dans L’Avare, Maître Jacques entretient volontairement le malentendu entre Harpagon et Cléante, chacun croyant que l’autre est prêt à négocier. Cette technique rend la scène savoureuse, car l’obstacle n’est rien de plus qu’une incompréhension orchestrée. Le public est complice de cette ruse, guettant le moment où la vérité éclatera.

Pour approfondir la tradition scénique qui a prolongé ce type de comique au-delà de l’époque de Molière, n’hésitez pas à parcourir notre article [Le théâtre de Boulevard], où nous abordons l’héritage de ces ressorts comiques dans une forme théâtrale plus récente. Le théâtre de boulevard reprendra en effet le principe d’une incompréhension multiple, en l’enrichissant d’autres ingrédients (coups de théâtre, portes qui claquent, personnages qui entrent et sortent à contretemps). Ainsi, le quiproquo devient presque un leitmotiv : on rit de voir la même situation se retourner sans cesse, décuplant l’hilarité.

Dans certaines pièces plus modernes, comme dans J’ai envie de toi de Sébastien Castro, le comique de situation lié au quiproquo peut également intégrer des éléments contemporains, comme la communication par messagerie instantanée ou téléphone portable. Le texte prend alors une dimension nouvelle, soulignant à quel point les malentendus peuvent se multiplier en l’absence d’interactions directes. Ce phénomène rappelle que le quiproquo, même s’il est ancien, demeure très actuel et ne disparaît pas malgré la constante évolution des moyens de communication.

II. L’utilisation du quiproquo : ampleur, entassement et rôles des personnages

1. L’ampleur du malentendu

Le quiproquo peut être très bref, résolu en quelques répliques, ou au contraire s’étendre sur tout un acte. Dans Oscar de Claude Magnier, Bertrand Barnier lance à sa femme « J’ai à te parler. Ta fille a un amant. » Sa femme lui répond : « Moi aussi », ce qui provoque le désarroi de Barnier, pensant que sa femme le trompe. Sa femme enchaîne : « Moi aussi j’ai à te parler », ce qui rassure immédiatement Barnier. En revanche, chez Georges Feydeau, l’entassement des quiproquos devient la clé de voûte du comique : un premier malentendu en engendre un second, puis un troisième, et ainsi de suite, étoffant progressivement le nœud de l’intrigue. 

Par exemple, dans La Puce à l’oreille, les quiproquos sont extrêmement nombreux. Raymonde a des doutes sur l’infidélité de son mari, Victor-Emmanuel. Elle a reçu par la poste des bretelles en provenance de l’Hôtel du Minet Galant. En réalité, son mari avait donné ces bretelles à Camille, le neveu de Victor-Emmanuel, qui était allé à l’hôtel et y avait égaré les fameuses bretelles. Pour piéger son mari, Raymonde décide alors d’écrire une fausse lettre dans laquelle une admiratrice propose à Victor-Emmanuel un rendez-vous à l’Hôtel du Minet Galant. En la lisant, ce dernier croit que la missive est en réalité destinée à son ami Tournelle : c’est ainsi que l’acte I met déjà en place deux quiproquos. L’acte II se déroule à l’Hôtel du Minet Galant, où l’on découvre un sosie de Victor-Emmanuel : un garçon d’étage nommé Poche. Ce troisième quiproquo va en entraîner bien d’autres…

2. Quiproquo subi ou provoqué

Un quiproquo peut survenir par hasard, fruit d’une mauvaise écoute ou d’une lecture erronée. Il peut aussi être délibérément provoqué par un personnage rusé qui en profite pour tromper un rival. Dans L’Avare, Maître Jacques est conscient de la situation et exploite cette fonction comique pour amuser le public tout en servant ses propres intérêts.

Qu’il soit subi ou voulu, le quiproquo est un obstacle qui freine la progression des personnages vers leur but. Il s’agit souvent d’un frein psychologique plutôt que physique, et son pouvoir réside dans le fait qu’il repose sur une illusion.

3. Les rôles des personnages dans la dramaturgie classique

Dans la dramaturgie classique, le quiproquo engage des sujets variés (l’amour, l’argent, l’honneur) et peut toucher tous les types de personnages. Du valet manipulateur au père autoritaire, chacun peut déclencher, subir ou résoudre la confusion.

Certaines pièces repoussent encore plus loin cette mécanique, en faisant reposer tout le nœud dramatique sur une erreur persistante. Le dénouement se produit alors lorsque le « faux obstacle » s’évanouit et que les protagonistes découvrent la vérité. Pour découvrir comment nous, Rivoire & Cartier, abordons le quiproquo et l’utilisons à travers toutes les nuances du comique, vous pouvez consulter Le registre comique dans notre théâtre.


III. Les causes du quiproquo

1. L’équivoque verbale : causes linguistiques

Une large part des causes de quiproquo relève de l’équivoque verbale. Dans Le Menteur de Corneille, Dorante rencontre deux jeunes filles, Clarisse et Lucrèce, dont il ignore le nom, et tombe amoureux de l’une d’elles. Un cocher lui explique que la plus belle s’appelle Lucrèce, si bien que Dorante choisit de l’épouser, persuadé d’avoir trouvé l’élue de son cœur. Or, les goûts du cocher diffèrent de ceux de Dorante : celui-ci est en réalité épris de Clarisse. La vérité n’éclatera qu’au dénouement de la pièce.

Le pouvoir du langage réside précisément dans sa capacité à induire en erreur lorsque le contexte demeure ambigu. L’auteur exploite alors cette ambiguïté pour retarder le dénouement et créer un obstacle éphémère dans la scène.

2. Le geste ou l’apparence trompeuse

Un geste équivoque peut générer un quiproquo. Croire qu’un personnage en menace un autre parce qu’il tient un objet contondant, imaginer un adultère parce qu’on surprend deux individus en tête à tête… Dans Phèdre, la vision de Thésée constatant la présence de son fils auprès de Phèdre entraîne des conclusions hâtives et tragiques.

Ces sujets sont plus souvent traités dans le drame ou la tragédie, mais on retrouve parfois des versions comiques, où le héros est surpris dans une posture particulière et accusé à tort.

3. L’erreur sur la personne

Cause extrêmement fréquente du quiproquo : un personnage est pris pour un autre. Feydeau adore ce ressort : un costume échangé, un serviteur portant la robe de chambre du maître… Dans Tailleur pour dames, une confusion d’identité déclenche un tourbillon de situations cocasses.

Dans cette dramaturgie classique, la méprise identitaire peut constituer le nœud central : le public connaît la vérité, mais les héros se trompent durablement. Le dénouement survient lorsque l’usurpation ou la confusion est levée, marquant la fin de l’obstacle narratif. Pour en savoir plus sur l’univers de ce grand auteur, n’hésitez pas à consulter Georges Feydeau vaudevilliste : un auteur inspirant.


IV. Sur quoi porte le quiproquo : motifs, sentiments, actions, personne

1. Les motifs (sujets de conflit)

Un quiproquo peut faire croire à un personnage qu’un autre agit pour des sujets bien particuliers (l’argent, l’amour, la vengeance), alors que ses véritables motivations sont tout autres. On observe cette dynamique dans L’École des femmes, où Agnès pense qu’Arnolphe désire la marier à Horace.

2. Les sentiments

Il n’est pas rare que le quiproquo naisse de l’incapacité à reconnaître les véritables sentiments d’autrui. Roxane, dans Cyrano de Bergerac, croit que Christian est l’auteur des lettres qu’elle reçoit, alors que Cyrano les rédige en secret. Ce nœud sentimental mène à un dénouement tragique, prouvant que la fonction du quiproquo dépasse le simple comique.

3. Les actions

Une action mal comprise, comme un échange d’objets ou un rendez-vous ambigu, peut devenir un obstacle de taille. Dans les vaudevilles de Feydeau, le fait de surprendre quelqu’un dans une chambre d’hôtel suffit à faire éclater un malentendu. Le public rit de voir jusqu’où peut aller cette illusion, sachant pertinemment qu’elle sera tôt ou tard résolue.

4. La personne (l’erreur d’identité)

Le quiproquo identitaire reste le plus connu. Il peut être exploité de mille façons, depuis l’échange de rôles jusqu’au déguisement volontaire. Son emploi dramatique va du comique le plus outrancier (voir les farces de Molière) au tragique (voir Oedipe, qui ignore sa propre filiation).


V. Les fonctions du quiproquo dans la dramaturgie classique

1. Divertir le public et révéler la virtuosité de l’auteur

La première fonction du quiproquo demeure le divertissement. Il fait naître le rire et met en valeur la capacité de l’auteur à orchestrer des situations délicieusement absurdes. Les dialogues sont ciselés pour que chacun parle de sujets différents, tandis que le public s’amuse de voir se poursuivre l’illusion.

2. Susciter la complicité

Le théâtre, art de l’illusion, repose souvent sur la complicité entre l’auteur et le spectateur. Un quiproquo exacerbe cette connivence : le public sait, tandis que les personnages se trompent. Dans certaines pièces, l’inverse se produit : le public aussi est abusé, et n’apprend la vérité qu’au moment du dénouement.

3. Exacerber le tragique ou le pathétique

Bien qu’on l’associe principalement au comique, le quiproquo peut nourrir la tragédie. L’exemple le plus frappant est Œdipe, persuadé de n’avoir aucun lien avec Laïos et Jocaste. Il cherche le meurtrier du premier sans savoir que c’est lui-même qui l’a tué. Il s’est marié avec la seconde et a eu des enfants avec elle, sans savoir que c’était sa propre mère. Cette erreur sur l’identité provoque son malheur, et le dénouement survient dans l’horreur lorsqu’il découvre la vérité. 

4. Révéler des sentiments cachés

Lorsque la pression du quiproquo devient insoutenable, certains personnages avouent enfin leur amour, leur jalousie ou leur ambition. Ainsi, le quiproquo agit comme un révélateur, accélérant la résolution de l’obstacle au moment décisif. Dans Le Cid de Corneille, une série de quiproquos amène Chimène à prouver son amour à Rodrigue, persuadée qu’il est mort.

5. Un levier pour aborder divers sujets

Qu’il s’agisse d’un drame, d’une comédie ou d’un vaudeville, le quiproquo se prête à différents emplois scéniques : critique sociale, satire morale, tableau psychologique. Il permet de traiter divers sujets (amour, argent, pouvoir) en insistant sur la dimension trompe-l’œil du théâtre.

Conclusion

Le quiproquo incarne un obstacle narratif aussi drôle que stimulant. Dans la dramaturgie classique, il s’intègre au nœud de l’intrigue, reliant différents sujets jusqu’au dénouement. Ses multiples causes — l’équivoque verbale, l’erreur sur la personne, le geste ambigu — en font un ressort incontournable pour aborder divers emplois théâtraux, du comique au tragique.

À travers ce procédé, les auteurs démontrent leur ingéniosité et invitent le public à partager un jeu d’illusions. Qu’il amuse par sa confusion ou qu’il émeuve par ses conséquences, le quiproquo demeure un instrument privilégié pour explorer la fonction profonde du malentendu scénique. Pour nous, Rivoire & Cartier, il révèle la puissance de l’illusion théâtrale, montrant à quel point un simple malentendu peut redessiner tout le cours de l’intrigue.


Le quiproquo dans nos pièces

Nous vous remercions d’avoir parcouru avec nous cette exploration du quiproquo, depuis son nœud jusqu’à son dénouement. Si vous souhaitez prolonger l’expérience et découvrir de nouveaux sujets où le quiproquo occupe une place de choix, nous vous invitons à plonger dans nos vaudevilles et plus largement dans les comédies que nous avons écrites. Venez y vivre, de l’intérieur, la magie d’un obstacle qui se transforme en moteur théâtral. Nous serons ravis de partager avec vous ces emplois créatifs du malentendu pour surprendre, émouvoir et amuser le public.

Dans cette quête, vous pourrez observer la façon dont nous jouons sur la durée et la multiplicité des quiproquos, ainsi que sur la psychologie de nos personnages : certains s’y engouffrent avec insouciance, d’autres y mettent toute leur malice, d’autres encore en sont victimes sans jamais rien deviner. Au final, cette mécanique du malentendu constitue l’un des plus beaux témoignages de la vitalité du théâtre, art de l’illusion par excellence, où chacun cherche à déceler la vérité derrière la mascarade.


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