Le prisonnier : une série télé sur notre enfermement

Patrick McGoohan est le prisonnier

S’il est bien une série télévisée qui est devenue culte, analysée et commentée par une communauté de fans, c’est bien Le Prisonnier ou, dans son titre original, The Prisoner. Tournée entre octobre 1966 et décembre 1967, la série a été diffusée pour la première fois en Grande-Bretagne entre septembre 1967 et février 1968. On la doit en grande partie à Patrick McGoohan. Le format de cette œuvre télévisuelle sort des standards industriels : une seule de saison de 17 épisodes de 50 min. Comme souvent, les épisodes n’ont pas été diffusés dans l’ordre prévu. En outre, l’ordre de diffusion aux États-Unis diffère de celui qui a été adopté pour la Grande-Bretagne. De même, la première diffusion en France, en 1968, ne propose qu’un nombre limité d’épisodes, lesquels furent aussi expurgés de leurs scènes jugées les plus violentes. Il fallut attendre 1991 pour découvrir ceux qui n’avaient pas été montrés initialement. 

Un espion se réveille un matin chez lui. Or, surprise, lorsqu’il regarde par la fenêtre, il ne voit pas le paysage habituel de la rue londonienne où il habite. Il se rend compte qu’il est dans un village, ce dernier étant posé sur une île. Chacun-e des habitant-e-s est doté un numéro, affiché sur son buste, dans un petit badge. Aucun nom ni aucun prénom n’est donné. Le sien est le N°6. De multiples activités sont proposées aux résident-e-s du Village : concerts, échecs, promenades, etc. Pourtant, le N°6 comprend peu à peu que s’il est là-bas, c’est pour livrer les renseignements qu’il a pu acquérir au cours de son activité. C’est le N°2 qui est chargé de cette mission. Mais il échoue, bien des fois et, après chacun de ses échecs, il est remplacé par un nouveau N°2. Le N°1 ? On ne le voit jamais. Sauf dans le dernier épisode. 

Patrick McGoohan

Le prisonnier, élection

                  Si cette série est devenue mythique, c’est aussi parce qu’elle est liée à un seul homme, Patrick McGoohan. Le Prisonnier semble être devenu son chef-d’œuvre, son message ultime envoyé au monde. Il faut cependant également mentionner George Markstein, qui dirigea la rédaction des 13 premiers épisodes, avant de se retirer en raison de divergences de vues avec McGoohan. Ce dernier revendique le concept de la série (tout comme Markstein), mais il cumule aussi les casquettes de scénariste, réalisateur, producteur et même directeur de casting. En fait, il était devenu ce qu’aujourd’hui, dans le vocabulaire des séries on appelle le « show runner ». 

                  Le personnage du prisonnier rejoint Patrick McGoohan : le premier lutte contre l’enfermement prodigué par l’Institution, quand le second lutte pour imposer ses vues dans un système industriel très normatif. Si au départ la série n’appartient pas en propre à McGoohan, au fil du temps il va lui apposer son empreinte, se mêlant de tout, de manière parfois irascible. Élevé dans le respect de la foi catholique, il imprime à la série d’un certain puritanisme, gommant tout ce qui pourrait ressembler à des relations de séduction entre le N°6, son personnage, et les figures féminines qu’il rencontre. Dès lors, ces dernières s’apparentent à deux archétypes : l’innocente et l’aventurière. Ce deuxième archétype s’éloignent des habituels stéréotypes machistes et confère aux personnages une épaisseur intéressante. Cependant, il n’en demeure pas moins que les femmes de la série sont associées à la mort ou, de manière plus diffuse, à une menace qui empêcherait le N°6 de recouvrer sa liberté. 

Espions

Chapeau Melon et bottes de cuir

La série se déroule en pleine Guerre Froide, qui exacerbe les tensions entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Le personnage de l’espion passionne. Il devient de plus en plus présent dans les séries. On peut citer les séries anglaises Destination Danger (avec Patrick McGoohan, 1960) et Chapeau Melon et Bottes de cuir(1961). Cette dernière comporte bien des ingrédients du Prisonnier : violence stylisée, humour, une certaine théâtralité, un goût pour l’absurde, des thématiques se rapprochant de la Science-Fiction. Le personnage de James Bond, créé par Ian Flemming, apparaît dans les années 1950. En 1960, on propose le rôle à McGoohan pour l’adaptation cinématographique. Il refuse. Sean Connery prendra sa place et ce sera Dr. No, un immense succès. Au fond, on sait que McGoohan méprisait James Bond, ses gadgets et sa personnalité simpliste. On peut considérer que le personnage du N°6 est en quelque sorte le contrepied de James Bond, qui porte d’ailleurs le numéro 007.

Un certain rapport au théâtre

Le prisonnier : le dénouement

                  Comme de nombreux interprètes de l’époque, Patrick McGoohan débute au théâtre. Orson Wells lui-même, impressionné par son jeu, lui fait passer une audition. La série comporte bien des aspects très théâtraux, durant les deux épisodes finaux, notamment. Les dialogues, ciselés, se prêtent à une certaine emphase. Tout semble joué avec une dépense physique évoquant le théâtre. Quant à la mise en scène, elle déploie des effets de groupes qui font penser à des tableaux scéniques. 

                  L’une des inspirations ayant conduit au personnage du N°6 pourrait d’ailleurs être le personnage de Brand, de la pièce éponyme d’Ibsen, que McGoohan avait joué et pour lequel il avait obtenu un grand succès. Brand est un prêtre qui reproche à ses contemporains leur manque de volonté, leur incapacité à servir une œuvre plus grande qu’eux. Il s’isole des autres par son caractère intransigeant, comme le N°6 le fera. Mais l’influence de la série Destination Danger est elle aussi importante. Ce qui fut l’une des premières séries d’espionnage au monde a rendu Patrick McGoohan célèbre, à travers le personnage de John Drake. Plusieurs similitudes entre les deux séries peuvent être relevées : l’absence de vie personnelle du héros, des relations distantes avec les femmes, crise d’identité, le village de Portmeirion. George Markstein n’hésitait pas à faire le parallèle entre Patrick McGoohan et le N°6, indiquant qu’à son sens le premier était devenu prisonnier de sa propre série, prisonnier de lui-même. On pourrait aussi citer l’influence de 1984 de George Orwell, affirmée par McGoohan, dont on retrouve des traits dans la série : notamment le contrôle étatique des individus, associé aux régimes dits « communistes ». Markstein revendique quant à lui l’idée originale de la série. Il avait en effet eu connaissance durant la Deuxième Guerre Mondiale d’un établissement situé en Écosse et réservé aux espions récalcitrants. Le débat n’est aujourd’hui toujours pas tranché mais il est probable que la vérité se situe au croisement de ces différentes affirmations. 

Un véritable show runner tyran

Patrick McGoohan sur le tournage du Prisonnier.

                  Sur le tournage, Patrick McGoohan va s’imposer comme celui dont tous les choix vont peu à peu dépendre : scénario, casting, choix des lieux, réalisation, etc. Il force régulièrement sur la bouteille, réécrivant les scripts qu’il juge faible pendant la pause déjeuner. S’il juge le réalisateur peu fiable, il surveille son travail par-dessus son épaule, voire le remplace carrément : l’un d’entre eux a juste le temps de faire une demi-journée de prises de vue. Les changements de scénario sont fréquents, engendrant la confusion chez les interprètes. McGoohan, volontiers tyrannique voire obsessionnel, refuse également de finir de tourner plusieurs épisodes, comme pour se laisser maître du rendu final. Bref, il contrevient à toutes les règles de la production industrielle, notamment la division des tâches. C’est pour lui un moyen de garder la haute main sur une série à laquelle il s’est profondément identifié. 

                  Le style de la série obéit à des principes clairement définis et en opposition : les lieux où le N°6 se meut reproduisent des lignes verticales qu’on peut assimiler aux barreaux d’une prison, comme ceux qui se referment sur le visage du personnage à chaque fin d’épisode. La tour de contrôle du N°2, au contraire, adopte une forme sphérique qui rappelle un globe oculaire, plaçant le personnage au cœur de la surveillance. Le Grand-bi, devenu symbole du Village, peut renvoyer aux occupations futiles que l’on donne aux habitants, et qui se transforment en spectacles d’activités plus qu’en activités elles-mêmes. 

                  Patrick McGoohan rentre de plus souvent en opposition avec George Markstein. Ce dernier souhaite certes produire une série d’espionnage avec un style nouveau, maisveut rester assez conventionnel quant à l’intrigue, car il pense que cela sera bénéfique pour l’exportation de la série. Le premier voit au contraire la série comme une œuvre personnelle détonante. La rupture est inévitable et Markstein se retire du projet après que 13 épisodes ont été mis en production. McGoohan rédige le script de l’avant-dernier épisode, Degree Absolute, en à peine 36 heures et demande à Leo Kern, dont l’interprétation l’a totalement convaincu dans l’épisode Le Carillon de Big Ben, de reprendre du service dans le rôle du N°2. Cela donne un épisode magistral, fondé sur la confrontation intense de deux acteurs au sommet de leur art. Mais Leo Kern en sort épuisé. 

Portmeiron, lieu singulier

Portmeirion

                  C’est lors du premier épisode de Destination Danger que Patrick McGoohan fait la découverte de Portmeirion, village situé sur la côte nord du Pays-de-Galles. Le lieu est construit sur une période de quarante-ans par Clough William-Ellis. Il s’approprie les éléments architecturaux de différents styles et différents pays. McGoohan est séduit par l’endroit, qui a servi de villégiature à plusieurs écrivains célèbres : H.G. Wells, George Bernard Shaw ou encore Noel Coward. Depuis les années 1970, le lieu accueille les conventions de l’association « Six of one, The Prisoner Appreciation Society, qui réunit les fans de la série à travers le monde. On s’y costume comme les personnages de la série et l’on y reconstitue les épisodes clefs. Palais, dômes et clochers se succèdent, on peut une maison en style vénitien, jouxtant un restaurant adoptant le style bavarois. Il y a quelque chose de magique, mais aussi d’anxiogène dans un tel patchwork. 

Critique de la coercition sociale

                  Le générique du Prisonnier est inhabituellement long pour une série : plus de 3 minutes. C’est en fait un teaser à lui tout seul, un prélude qui donne des éléments de contexte nécessaire à la compréhension de l’intrigue. Comme il l’a fait pour presque tous les postes de la série, Patrick McGoohan s’est aussi mêlé de la musique, donnant des éléments à Ron Grainer, le compositeur du générique. 

                  L’un des thèmes majeurs de la série est la coercition sociale qui résulte de la vie en société : les individus sont poussés à adopter des codes extérieurs à leur personnalité, à se conformer pour continuer à faire partie de la communauté. Ils sacrifient leur liberté au profit de leur sécurité. McGoohan a voulu que la série soit une allégorie de ce mécanisme. Mais c’est aussi une série profondément ancrée dans son temps, une époque qui a vu le développement des Beatles et la Guerre de Vietnam. La série est un également une mise en garde contre la confiance aveugle accordée au progrès technologique, quand celui-ci peut être utilisé pour l’asservissement insidieux et quotidien de tout un chacun. Mais loin de démontrer avec lourdeur une thèse, la série se borne à poser des questions sans y apporter des réponses définitives, ce qui contribue à la fascination qu’elle continue d’exercer. Complexe, provocatrice, parfois absconse, la série reste une œuvre de divertissement, mais déborde ce cadre par la myriade d’analyses auxquelles elle se prête, tout en naviguant entre espionnage, science-fiction, western et parabole politique. 

Le gardien intérieur

Le prisonnier, série télé, N°1

                  Après la crise des missiles de Cuba en 1962, une détente se met en place entre les deux blocs. Des éléments internes de contestation apparaissent dans chacun des camps : printemps de Prague d’un côté, hippies de l’autre. Les Baby boomers arrivent à l’âge adulte et critiquent la société dont ils héritent. À quel camp le Village appartient-il ? Qui le dirige vraiment ? La série se garde de trancher hâtivement. Le Village est un lieu international, ce qui est renforcé par l’architecture de Portmeirion. On a pu critiquer l’individualisme qui serait porté par la série, le personnage du N°6 étant seulement guidé par sa recherche de liberté au détriment des autres. Or le personnage est préoccupé par le sort des villageois. A plusieurs reprises, il tente d’organiser une évasion collective ou de réveiller la conscience politique des uns et des autres. 

                  Le Village met en scène un pouvoir sans visage. À chaque épisode, le pouvoir trouve une nouvelle incarnation dans le nouveau N°2, qui apparaît après l’échec du précédent, qui n’arrive pas à faire livrer ses secrets au N°6. Mais qui est le N°1 ? C’est une des questions centrales. 

                  La série trouve peut-être sa miniature dans les parties d’échecs humaines qui sont organisées au Village. Chacun-e n’est qu’un pion, obéissant aux ordres de quelqu’un qui lui indique ses déplacements au moyen d’un porte-voix. Si Patrick McGoohan reconnaît avoir été influencé par 1984 de George Orwell, la situation du prisonnier n’est pas sans rappeler celle que Franz Kafka propose dans Le Procès. Dans ce roman, Josef K est arrêté pour une raison qu’il ignore et doit se défendre contre des chefs d’accusation qu’il ne connaît pas. 

Le prisonnier, série télé, Angelo Muscat.

                  Le Village reste une vaste entreprise visant à épuiser le libre-arbitre de chacun au moyen de la manipulation, du conditionnement, de la désinformation, de l’endoctrinement. Dans ce monde du contrôle, le majordome du N°2, joué par Angelo Muscat, semble le symbole du fonctionnaire accomplissant sa fonction avec un détachement tout administratif, quelle que soit la gravité de ce qui peut se tramer autour de lui. Un autre personnage emblématique est le « Rôdeur », en réalité un ballon atmosphérique. Léger, rapide, bondissant, il est quant à lui le symbole d’une surveillance généralisée, renforcée par l’expression « Be seeing you », par laquelle se saluent les personnages, qui place le regard au centre de la vie. 

                  L’ultime épisode de la série, Le Dénouement, provoqua l’incompréhension : on le jugea complètement hors sujet et de nombreux téléspectateurs furieux écrivirent pour demander des explications. Une animosité se développa contre Patrick McGoohan, laquelle alla jusqu’à l’agression physique. Il quitta alors l’Angleterre pour les États-Unis. Attention, spoiler : le N°1 est en fait le N°6. En effet, le N°6 réussit à rencontrer le N°1. Cependant l’individu est masqué. Le N°6 parvient à lui arracher son masque et se trouve face à son propre visage. Il ne peut que se laisser submerger par son rire, un rire démesuré qui évoque la folie. Cette révélation choc, celle-là même qui indigna une partie des téléspectateurs, permet de réinterpréter toute la série comme la mise en scène d’une schizophrénie. Cette fin laisse aussi entendre que chacun-e n’est que le prisonnier de soi-même, que chacun-e est son propre gardien. La véritable liberté est intérieure, au-delà de nos actions concrètes. 

                  La série reste une des séries à une seule saison les plus rediffusées au monde. Dans les années 1990, Patrick McGoohan pensa à réaliser un remake, mais le projet resta inabouti. En 2009, la série a été reprise sous la forme d’une mini-série de 9 épisodes, également intitulée Le Prisonnier, avec Jim Caviezel. Le N°2 est interprété par Ian McKellen. Cependant sa signification diffère beaucoup de celle de la série originale. Il s’agirait donc plus d’un hommage que d’un remake à proprement parler. Il est également à noter que plusieurs répliques de la série sont utilisées dans l’album « Les mauvaises fréquentations » de Philippe Katerine.  


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