Le Bruit des coulisses 8F/4H



Et si les vrais rebondissements d’un spectacle se jouaient… derrière le rideau ?

Accordez-nous moins d’une heure vingt de lecture et plongez votre public dans une comédie de troupe vive, tendre et jubilatoire — des auditions au trac de la première, entre Paris et une grange en Aveyron. 

Avant de vous en dire plus, on a 3 questions rapides à vous poser :
🆘 Vous en avez assez des comédies qui ridiculisent leurs personnages de bout en bout ?
🆘 Vous redoutez les pièces à décors coûteux ou compliqués ? 
🆘 Vous trouvez frustrant de ne pas pouvoir donner un vrai rôle à chaque membre de votre troupe ? 

Si vous avez répondu oui à au moins deux questions, alors lisez vite ce qui suit !

Voici le résumé du Bruit des coulisses

Rose, metteuse en scène, convainc un producteur en difficulté de lancer un Dom Juan hors cadre : rassembler une troupe et répéter dans une grange, loin des formats habituels… et tout filmer pour créer l’engouement (ou assumer le naufrage). Auditions foldingues, egos cabossés, orage carabiné, vaches, live avant la première : la mécanique du plateau se dérègle — jusqu’à ce que la troupe retrouve l’essentiel : la sincérité et… le fameux bruit des coulisses.


En accédant au texte intégral de Le Bruit des coulisses

Vous obtiendrez un fichier PDF d’environ 900 ko, téléchargeable (ordinateur, tablette, téléphone) et imprimable. La mise en page permet d’annoter directement vos indications de régie et vos choix de mise en scène.

Avec Le Bruit des coulisses, vous offrez à votre troupe et à votre public :

✅ Des rôles qui valorisent chaque comédien : 12 personnages bien typés, chacun avec sa scène marquante, pour que personne ne reste en arrière-plan et que le public retienne toutes les interprétations.

✅ Une mise en scène simple à mettre en place : un bureau et une grange suffisent, ce qui réduit vos coûts, facilite les déplacements et rend le spectacle jouable partout (même en festival ou en salle polyvalente).

✅ Un rythme qui tient le public en haleine : auditions, répétitions, imprévus climatiques et compte à rebours jusqu’à la première… votre audience reste accrochée du début à la fin.

✅ Un sujet actuel qui parle à tous : communication sur les réseaux, transparence des coulisses, rapports humains dans une troupe — des thèmes que vos spectateurs reconnaîtront et savoureront.

✅ Des situations comiques inoubliables : fuites dans la grange, improvisations de secours, utilisation improbable… des vaches comme figurantes ! Des images qui déclenchent les rires et restent en mémoire.

✅ Un final qui marque les esprits : un moment d’émotion où le public partage le frisson d’avant-scène avec la troupe, en entendant ce fameux « bruit des coulisses ».

🎭 Intéressé(e) ? Téléchargez gratuitement le texte intégral de Le Bruit des coulisses et offrez à votre public l’énergie, l’humour et l’émotion d’un spectacle… où l’aventure humaine est le vrai premier rôle.

Attention : déconseillé aux spectateurs allergiques aux « vrais gens », aux répétitions qui dérapent et aux granges qui fuient.



Texte intégral du Bruit des coulisses à lire ou à imprimer

Personnages

Rose, metteuse en scène.

Eugène, producteur.

Inge

Bernard

Paul

Barbara

Steve

Emmanuel

Anna

Brad

André

Seraphina

Le décor

Le bureau d’Eugène, Paris. La grange d’André, La Rayasse, Aveyron.

1.  Le début d’un miracle ?

Dans le bureau d’Eugène.

Rose. —J’ai une intuition. Je sens quelque chose de fort, quelque chose de grand.

Eugène, sans lever les yeux de ses papiers. —C’est ce que tu m’avais dit pour Ein Leben im Gedanken. Vous avez tenu 3 jours et vous vous êtes fait huer tous les soirs.

Rose. —C’était un texte dérangeant. Le public n’était pas prêt…

Eugène. —Mais qui était prêt, hein ? Tu peux me le dire ? Qui était prêt pour voir un biopic sur un philosophe prussien du XVIIIe ? En allemand surtitré ? Pendant trois heures trente ? Sans entracte ? Par des acteurs français non-germanistes ? Qui jouent d’oreille et sans comprendre ce qu’ils disent ? Qui était prêt pour ça ? Le GIGN ?

Rose. —C’était un peu audacieux, j’avoue.

Eugène. —Ce n’était pas de l’audace, c’était de l’inconscience. Je parle aussi pour moi. 

Rose. —Eugène, écoute-moi. Cette fois-ci, le projet peut marcher. Mieux, il peut changer les choses.

Eugène, rangeant son bureau et le nettoyant. —Tu veux emmener une poignée d’acteurs à peine connus jouer Dom Juan dans un coin perdu de l’Aveyron. Qui ça va intéresser ?

Rose. —Tout le monde. Ceux qui en ont marre des productions formatées, ceux qui cherchent quelque chose de vrai, d’humain.

Eugène, ironique. —Quelque chose de vrai, d’humain… sur les conquêtes d’un manipulateur misogyne ? Tu me parles bien de gens qui vivent aujourd’hui ? 

Rose. —Un manipulateur misogyne… C’est ce que tout une tradition théâtrale dépassée a fait du personnage. Ce n’est pas aussi simple que ça. Don Juan est un homme qui masque sa peur du vide derrière des actes spectaculaires. Il fascine parce qu’il est une contradiction ambulante.

Eugène. —Une contradiction qui pourrait me coûter cher, Rose. Sans parler des risques. Imagine que personne ne vienne. Ou pire, que ça fasse un bad buzz sur les réseaux.

Rose. —Justement ! On n’attendra rien d’une compagnie comme la nôtre, une compagnie qui n’existe pas encore, une compagnie à constituer, une compagnie faite de quasi-inconnus. On peut surprendre. Tu sais quoi, Eugène ? Ta peur, c’est la même que celle de Don Juan. Tu affiches un air dur, mais toi aussi, comme ce grand seigneur, tu as peur de l’inconnu. 

Eugène est déstabilisé par cette réplique mais n’en montre rien. Son téléphone vibre. Il l’asperge d’un jet de gel hydroalcoolique et répond d’un ton sec.

Eugène. —Oui ? (Il écoute. Une pause. Puis il pâlit.) Attendez… je ne suis pas sûr de… Non, non, ce n’est pas possible… Comment ça, tout est arrêté ?… Et les fonds ?… D’accord, oui. Je vais gérer.

(Il raccroche lentement et reste figé. Rose l’observe.)

Rose. —Eugène, ça va ?

Eugène, riant nerveusement. —Oui, tout va bien. La comédie musicale que je viens de monter…

Rose. —« La Mélodie des Illusions » ?

Eugène. —Voilà. Terminé. L’argent envolé. Je suis foutu.

Rose. —Alors, fais quelque chose qui a du sens. Investis dans Dom Juan.

Eugène, sarcastique. —Ah oui, super idée. Ce qu’il me reste, je le mets dans ton projet. Et si on échoue ?

Rose. —Et si on réussit ? Eugène, tu n’as plus rien à perdre, mais tu peux encore tout gagner.

Eugène hésite. Il regarde Rose, puis son bureau, et enfin par la fenêtre. L’attente est palpable.

Eugène. —D’accord. On le fait.

Rose —Quoi ?

Eugène. —Je produis ton Dom Juan. Mais à une condition : on publie tout sur les réseaux. Les répétitions, les coulisses, les disputes. Tout. Si ça marche, on crée un engouement. Si on se plante, on fait parler.

Rose, serrant les dents. —Eugène… tu espères faire de l’argent sur un naufrage ?

Eugène. —Je veux rester debout, Rose.

Rose. —Très bien. Mais je te préviens : tu ne pourras pas contrôler ce qui va se passer. Quand on part à la recherche de la vérité, on ne sait pas ce qu’on va trouver.

Eugène, tapant à l’ordinateur après l’avoir aspergé de gel. —« Recherche comédiens et comédiennes pour un projet théâtral audacieux. Une occasion unique d’expérimenter et de se faire connaître grâce à une large visibilité en ligne. »

Rose. —« Se faire connaître » ? Ce n’est pas une émission de télé-réalité, Eugène. Parle d’un projet humain, artistique. Quelque chose qui a du sens.

Eugène, tapant. —« Nous recherchons des talents passionnés pour un projet audacieux mêlant théâtre classique et modernité. Une expérience humaine forte, portée par une visibilité inédite sur les réseaux sociaux. »

Rose, dictant à Eugène, qui tape selon les indications de Rose.  — »Un projet collectif où chacun pourra exprimer sa singularité ». (Lisant par-dessus l’épaule d’Eugène.) Voilà.

Eugène. —Qui aurait cru qu’on arriverait à s’entendre ?

Rose. —C’est le début d’un miracle, Eugène. Profites-en.

Eugène—On verra bien.

Rose. —Tu verras surtout ce que ça veut dire d’avoir foi en un projet. Et en des gens.

Rose sort du bureau. Eugène reste seul, le regard perdu, mais une étincelle de défi dans les yeux.

2.  Un cocktail détonnant

Rose et Eugène font passer des auditions. Inge entre.

Inge, accent allemand. —« Vous avez… trahi votre parole… et détruit mon… mon cœur. » (Elle s’arrête, visiblement nerveuse.)

Rose. —Vous pouvez recommencer, si vous voulez.

Inge, plus affirmée. —« Sie haben trahi votre parole et détruit mein Herz. »

Eugène—Elle aurait dû auditionner pour Ein Leben in Gedanken.

Rose. —Elle dégage quelque chose.

Eugène—Si seulement elle pouvait dégager tout court…

Plus tard : Bernard.

Rose. —Comment vous appelez-vous ?

Bernard. — Bernard.

Rose. —Qu’est-ce qui vous a poussé à venir ?

Bernard. — Je travaille à la mairie, et l’autre jour, en enlevant des vieilles affiches sur le panneau d’affichage en bas, je suis tombé sur une annonce. Ça parlait d’une troupe de théâtre qui cherchait des gens, même sans expérience. Je me suis dit : tiens, c’est peut-être pour moi ! Ma mère a toujours dit que j’étais l’artiste de la famille, parce que je faisais rire tout le monde. Alors, pourquoi pas tenter le coup ? Bon, je cherche pas un grand rôle, hein, pas un De Niro ou un mec avec une grande cape et des épées… Juste une petite expérience, un truc à vivre ! Et puis, si vous avez besoin d’un coup de main, je suis toujours avec ma trousse à outils.

Eugène. —Ça tombe bien, on n’avait pas de factotum. 

Plus tard : Paul et Barbara.

Rose. —Vous venez pour quel rôle ?

Paul. —Je crois que c’est évident, non ? Don Juan.

Barbara. —Mon fils a toujours eu un talent naturel. Vous allez voir, il est exceptionnel. Depuis tout petit, il a cette présence… Je lui disais souvent : « Paul, tu es né pour être sur scène ».

Eugène. —Madame, peut-être pourriez-vous attendre dans le couloir pendant que votre fils passe son audition ?

Barbara, piquée. —Bien sûr, bien sûr. Je ne veux pas gêner, même si moi aussi, en mon temps… (Elle reste immobile, visiblement réticente à sortir.)

Paul, tendu. —Je vais commencer. (Avec intensité.) « Quoi ? Tu veux qu’on se lie à un seul objet ? »

Barbara, se laissant emporter. —Vous voyez ? Quelle diction ! Quel contrôle respiratoire ! Quelle émotion ! Quel sens du public !

Plus tard : Steve.

Steve. —« Les femmes… les femmes, c’est… c’est moi qui les dirigeons… euh… qui les dirigez… non, dirigeâsse ? »

Eugène. —Un Don Juan qui réinvente la grammaire. Fascinant.

Steve. —J’ai le troc, c’est pour ça. Quand je suis tressé, j’ai le troc. Excusez, je suis en retard, faut que j’y vais. Mais je vous jure que je vais casser la barbaque.

Rose. —C’est intéressant de casser les codes de la langue.

Eugène. —Lui, il va nous faire buzz sur buzz

Plus tard : Emmanuel.

Emmanuel. —Ça va vous paraître un peu osé, peut-être. Pourtant, je me lance : je vois Don Juan comme une fonction. Une fonction exponentielle, qui croît de manière infinie : chaque conquête est un point sur la courbe, mais la courbe ne touche jamais l’axe des sentiments réels. Les femmes qu’il séduit sont des variables. Elles influencent la fonction localement, mais la trajectoire globale reste inchangée. Et Sganarelle ? C’est un simple coefficient. Il module la fonction sans en modifier le principe. Problème : Si à la fin de sa vie, Don Juan a séduit mille et trois femmes, sachant qu’à trente-deux ans il en déjà séduit quatre cents vingt-huit, combien en aura-t-il séduit à trente-sept, étant donné que la progression…

Plus tard : Anna.

Anna. —Excusez-moi si je suis un peu en retard, je n’arrivais pas à trouver le numéro de la salle. Bonjour ! (Elle s’avance en tendant la main et se heurte à une chaise.) Oh pardon, je ne vous avais pas vu. (À Eugène.) Vous êtes la metteuse en scène ? (Eugène fait « non » de la tête et montre Rose.) Ah ! Et voilà l’affiche. J’aime beaucoup : elle correspond tellement à Don Juan. Je commence ?

Rose. —Allez-y.

Anna. —« Ah ! (Entrechat.) Perfide ! (Pirouette.) Est-ce là le gage de votre foi ? » (Elle se penche, comme pour une révérence, manque de tomber) Le sol est un peu penché, non ?

Rose. —Nous avons tous nos penchants et ce sont eux qui nous font.

Plus tard : Brad.

Eugène. —Allez-y.

Brad. —Oui, bien sûr, mais laissez-moi juste vous dire que j’ai une vision très moderne de Sganarelle. Il est comme un influenceur TikTok, vous voyez ? Toujours à disserter, à commenter, à…

Eugène, exaspéré. —Jouez. Maintenant.

Brad. —Bien sûr. Mais laissez-moi juste vous dire une chose que peu de gens savent sur Sganarelle : Molière interprétait lui-même le rôle et le soir de la première, il avait mangé trop de rôti de veau, et au moment d’entrer en scène, Armande Béjart lui dit « écoute Momo… »

Plus tard : Eugène et Rose.

Eugène. —Alors ? Tu crois toujours que ce projet est une bonne idée ?

Rose. —Plus que jamais. Tu sais, Eugène, ce qui compte, ce n’est pas d’être parfait. C’est d’être sincère.

Eugène. —Sincère ? Avec un influenceur raté, une danseuse myope, un Don Juan matheux et un grammairien autodidacte ?

Rose. —Exactement. Un cocktail détonnant et inouï.

Rose laisse Eugène dubitatif.

3.  Bienvenue à La Rayasse

La grange d’André, La Rayasse. André inspecte le lieu. Séraphina, yeux clos, est en position du lotus. Bruit d’autobus qui arrive, s’arrête, repart. Arrivent Rose, Bernard, Eugène, Anna, Inge, Brad, Paul, Emmanuel, Steve. 

André. —Ah ! Les gens de la ville ! Bienvenue à La Rayasse ! Voici votre nouveau terrain de jeu. Mais attention, tout reste à sa place !

Rose. —Merci de nous accueillir, André.

André. —Avec plaisir. Par contre, si je pouvais avoir le premier loyer…

Rose, bas. —Vois avec Eugène. (Haut 🙂 Je vous présente André, qui nous prête sa grange pour les répétitions et les représentations.

Eugène. —Les représentations ? Tu espères qu’il y en aura plusieurs ?

On dit bonjour à André.

Bernard. —Ah ! C’est magnifique. L’odeur de l’herbe sèche… J’aime ce coin, j’ai des amis pas loin.

Paul. —Moi, ça me rappelle surtout que j’ai horreur du foin.

Séraphina. —Ce lieu est empli des énergies des générations passées… Je sens que les costumes viendront à moi naturellement.

Rose. —Je vous présente Séraphina, notre scénographe-costumière. Elle est aussi la sœur d’André.

On lui dit bonjour.

Eugène, filmant avec son téléphone, parlant pour la caméra. — »Immersion totale dans le décor champêtre… Authenticité garantie… (Il éternue.) Et allergènes offerts gracieusement par Dame Nature. » (Il met un masque.)

Brad. —J’adore ! J’adore ! J’adore ! Cette grange, cette campagne, ce foin, ces oiseaux, ces champs, ces vaches, ce blé, ce…

Anna, virevoltant entre les ballots de paille. —C’est clair, l’espace est grand, mais il faudra bien penser aux placements scéniques. (Heurtant Inge.) Oh pardon !

Inge. —C’est… très beau, mais… l’acoustique ?

Emmanuel. —On peut sans doute modéliser la résonance en fonction des angles des poutres… Quelqu’un a un rapporteur ?

Steve. —C’est si-z-inattendu, ce lieu. Je suis vraiment… étonnifié.

Barbara, surgissant d’on ne sait où. —Tu as fait bon voyage, mon poussin ?

Paul. —Maman ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Barbara. —J’ai pris une chambre à la boulangerie du village. (Joignant le geste à la parole.) Tu veux une chouquette ?

André. —Alors, quelques petites règles : les bottes de foin restent là où elles sont.

Eugène, toussant et enlevant son masque —Vous êtes sûr que c’est une bonne idée ?

 André. —Ne touchez pas aux outils, tout est soigneusement rangé.

Emmanuel. —Techniquement, on peut déplacer les bottes de foin en respectant un algorithme d’optimisation de l’espace…

Steve, à André, sarcastique. —Donc, à ce que j’ai comprendu, c’est une grange-musée ?

Rose, à André. —On respectera l’espace, promis.

Eugène, filmant. — »La tension monte au sein de la troupe… Un conflit ruralo-artistique éclate dans la paille. »

Rose. —Eugène, on va se mettre à bosser, alors s’il te plaît. Tiens, Barbara, vous êtes là ?

Barbara. —Oui, je fais du tourisme dans la région. C’était prévu de longue date.

Rose, avec une malice bienveillante. —Un hasard, quoi !

Barbara. —Voilà.

André. —Pour faire votre toilette, vous avez le puits juste à côté. (Dénombrant rapidement le groupe.) Par contre, j’ai pas des lits pour tout le monde… Mais fouinez dans la remise, vous trouverez peut-être votre bonheur, si vous êtes bricoleur…

Bernard. —Je jetterai un œil tout à l’heure.

Séraphina, comme dans un état second. —Moi, je vois bien des costumes en lin brut, du gros velours côtelé, des carreaux…

Paul. —C’est marrant, j’ai vu ça en face, sur un épouvantail.

Eugène, toussant. —Je ne m’en sors pas, avec cette poussière…

 Emmanuel. —La poussière est inévitablement distribuée selon un modèle fractal…

Bernard. —Bon, attendez… Si le souci, c’est qu’on ne peut rien bouger, on peut faire des marques au sol, non ? Comme ça, on sait où remettre les choses après.

Un silence. Tout le monde se regarde et regarde Bernard.

Rose. —Voilà ! On s’adapte, on avance.

Eugène, filmant. — »Un simple homme du peuple apporte le sens pratique aux artistes en quête d’absolu… »

Anna. —C’est clair, on a un bon compromis.

Bernard. —C’est moi, le simple homme du peuple ?

Rose, souriant. —On y est, enfin. Je sens qu’on va faire quelque chose de beau ici.

Séraphina. —Bon, moi, je vais commencer à croquer des esquisses !

Elle sort.

Bernard. —Et moi je vais faire un tour dans la remise. 

Il sort.

Anna. —Et nous, on installe un premier espace de jeu. (Elle fonce vers la sortie de la grange.)

Emmanuel. —Non, Anna, reviens, c’est par ici…

Rose. —Faisons un cercle. (Tout le monde fait cercle autour d’elle.) Don Juan, tel qu’on le perçoit aujourd’hui, est souvent résumé à un simple séducteur cynique, un manipulateur qui accumule les conquêtes par pure jouissance du pouvoir. Mais cette vision est incomplète, biaisée par une lecture trop rapide du personnage. Ce que je veux que nous mettions en lumière, c’est sa faille, sa contradiction essentielle. Don Juan n’est pas un homme sûr de lui. Au contraire, c’est un être hanté par le vide, un homme qui ne cesse de fuir. Il ne recherche pas l’amour, mais la confirmation de son existence à travers les regards des autres. 

Bernard, entrant avec deux matelas gonflables sous chaque bras. —Regardez ce que j’ai trouvé ! (Silence un peu gêné de tout le monde.) Ah… je gêne, pardon, excusez-moi…

Il sort.

Rose, reprenant. —Chaque conquête est une preuve éphémère qu’il est encore vivant, encore libre. Pourtant, cette liberté l’enferme dans un schéma répétitif, un cycle dont il ne peut se défaire. Nous avons quinze jours. Quinze jours pour donner vie à Dom Juan dans cet espace, pour transformer cette grange en un théâtre vivant. Ce sera intense, exigeant, mais je vous promets une chose : si chacun et chacune d’entre vous s’y implique avec sincérité, ce sera une aventure inoubliable.

Bernard, revenu avec des porte-manteaux —Ça me va. Vous avez vu ? Avec ça, chacun va pouvoir déballer ses valises !

Paul. —Quinze jours, c’est peu. Faudrait pas qu’on parte dans tous les sens.

Anna, enthousiaste. —C’est clair, ça va être un vrai défi, Inge. 

Paul. —Moi, c’est Paul.

Anna, enthousiaste. —Eh bien, qui que vous soyez, en avant !

Inge. —Ich bin Inge. Für mich, C’est… plutôt impressionnant, mais je veux essayer.

Brad. —Oh, tant qu’on me laisse improviser, ça me va ! Ce que j’adore, c’est ouvrir des parenthèses dans des parenthèses, d’ailleurs, petite digression, mon professeur au conservatoire s’appelait Georges Le Roy et un jour, le 8 septembre, d’ailleurs j’ai toujours eu un truc avec le chiffre 8, bref, ce 8 septembre-là, au fait, vous aimez septembre, vous ? Parce que pour ma part c’est typiquement le genre de mois qui m’insupporte, le genre de mois faux-jeton, on croit qu’on va avoir droit à …

Barbara. —Paul, mon bijou, tu es prêt à briller ?

Emmanuel. —Si on regarde bien, quinze jours, c’est 360 heures, ce qui est largement suffisant. 

Rose. —D’accord, commençons par la première scène. Brad, Bernard, c’est à vous.

Bradavec emphase. —« Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. » Si t’as pas ton tabac, t’es pas prêt pour la vraie vie, frère !

Paul. —C’est dans le texte, ça ?

Rose. —Merci pour ton énergie, Brad. Mais pour cette première approche, restons plus dépouillés, plus sobres. On creusera les reliefs dans un second temps. Et puis le texte de Molière n’a pas besoin d’ajouts. D’accord ?

Brad—Comme tu veux, Rose. (Avec la même emphase que précédemment.) « Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. » Si t’as pas ton tabac, t’es pas prêt pour la vraie vie, frère ! « Mais c’est assez de cette matière. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ et touchée par mon maître, s’est mise en campagne après nous ? Veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ? J’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour. »

Bernard, regardant la brochure. —Ouh là… Y a beaucoup de texte… vous savez… je suis là pour aider… pas forcément pour jouer…

Rose. —Ça va bien se passer, vous verrez.

Bernard. — Vous croyez ? Bon, je me lance… « Et la raison encore ? Dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t’inspirer une peur d’un si mauvais augure ? »

Rose. —Voilà ! C’est de cette sobriété-là dont nous avons besoin. 

Andre, surgissant on ne sait d’où. —Quelqu’un veut des courgettes fraîches ? Je viens de les cueillir.

Eugène, filmant. — « Première répétition : on sent le potentiel, mais aussi les obstacles à venir… »

Rose. —Faisons une pause. 

Les membres de la troupe se rassemblent par groupes tandis que Rose parle à André.

Paul—Honnêtement, vous y croyez, à ce projet ?

Bernard. —Je ne sais pas quoi en penser. 

Paul—Ça m’aurait étonné…

Bernard. —Pourquoi tu dis ça ? C’est la première fois que je vis une expérience pareille.

Steve. —Moi, j’me dis, dès lors que Molière s’est débrouillé de manière à ce que ça le fait, pourquoi que pas nous, quoi ? Hein ? Pourquoi que pas nous ? On est pas moins bons que Molière, non ? Bon… peut-être un peu moins bons… mais pas tant que ça !

Emmanuel. —Statistiquement, plus on répète, plus on réduit les marges d’erreur.

Rose. —La perfection n’est pas de ce monde, mais cette aspiration au beau, au juste, au vrai, c’est cela qui peut nous porter au-delà de notre finitude.

Le groupe éclate.

Barbara ajuste le col de chemise de Paul.

Paul—Maman… écoute, il faut qu’on parle.

Barbara, lissant un pli invisible sur son épaule. —Oui, oui, oui, Nono, je t’écoute, je t’écoute… Mais tiens-toi droit, mon trésor, la posture, c’est essentiel !

Paul, se dégageant légèrement. —Justement, je voulais te dire que j’ai besoin de…

Barbara, ressortant le sachet de viennoiseries. —Tu as mangé ? J’ai pris un pain aux raisins pour toi, avec un peu de jus d’orange, pour les vitamines !

Paul—Maman, arrête !

Barbara—Arrêter quoi ? De m’occuper de toi ? D’être une mère aimante ?

Paul—J’ai besoin de respirer, d’avancer par moi-même.

Barbara—Oh, mais poussin, je ne fais que t’aider !

Paul—M’aider… j’ai plus 5 ans

Barbara—Si être une mère attentive est un crime, eh bien qu’on me fusille !

Paul, amusé malgré lui. —On pourrait commencer par une peine légère : une heure sans me proposer de nourriture ?

Barbara après un silence. —Une demi-heure ?

Paul éclate de rire, secoue la tête et attrape le pain aux raisins.

Eugène—Alors, ces premiers pas ?

Rose—Le groupe va se former. Je voudrais aborder la première scène entre Don Juan et Elvire. C’est une scène clé. J’aimerais qu’elle soit nimbée de mystère. Mais je ne sais pas encore comment m’y prendre…

Cela n’a pas échappé à l’oreille de Bernard.

Rose, à la cantonade. —On reprend ? La première scène entre Elvire et Don Juan ?

Inge, s’approchant. —Déjà ?

Paul, s’approchant également. —Prêt !

Rose—Euh non… plutôt le début du II.

Inge, s’éloignant. —Tant mieux, Ich muss meinen Text überarbeiten.

Paul—Faudrait savoir…

Anna et Brad s’approchent.

Anna—Je me disais que Charlotte pouvait entrer sur une conga. Pour moi, c’est vraiment l’énergie des personnages.

Rose—Une conga ?

Anna—Oui ! Tu vas voir, ça agrandit l’espace. (Joignant la danse à la parole.) 1-2-3-4, 5, 6 ! (D’un coup de rein, elle envoie Paul au tapis.)

Paul—Oh !

Anna—1-2-3-4, 5, 6 ! (D’un coup de rein, elle envoie Brad au tapis.)

Brad—Ah !

Anna—Tu vois comme tout d’un coup, on a plus d’espace ? 

Rose—Oui, ça, c’est indéniable…

Anna—Sacrée conga…

Paul, se relevant. —Elle se croit où ? Au bowling ?

Brad, à Anna. —Non mais tu nous as pris pour des quilles ? La Rochefoucauld dirait que tu confonds nos vertus avec tes intérêts.

Rose—Merci Anna, pour cette belle proposition. Je la garde sous le coude… On reprend ?

Bernard et André passent.

Bernard, une centrale vapeur sous le bras. —C’était posé dans un coin…

André—Il faut que je l’amène à la déchetterie, elle ne fonctionne plus depuis longtemps.

Bernard, avec un brin de défi. —Ah oui ? 

Bernard et André disparaissent.

Seraphina, entrant, un arcane du tarot de Marseille à la main et un bloc. —J’ai tiré le Mat !

Rose, quelque peu déstabilisée. —Eh bien nous en sommes ravi-e-s…

Seraphina. —Je vous interromps ?

Rose. —Pour dire la vérité… euh… tu as quelque chose à nous dire ?

Seraphina, exhibant l’arcane. —Le Mat représente l’énergie pure. Or, je ne peux pas créer seule, repliée sur moi-même. J’ai besoin de votre énergie. 

Rose. —Là-dessus, nous sommes d’accord. 

Seraphina. —Je voulais proposer un training.

Rose, prise au dépourvu. —Très bien…

Seraphina, appelant. —Holà ! Holà ! Mes damoiselles et damoiseaux ! 

Toute la troupe, à l’exception de Bernard et d’André, réapparaît.

Seraphina, scrutant chacun un par un. —Pour créer, j’ai besoin qu’aujourd’hui vous soyez le costume. Je veux que vous deveniez le costume, que vous incarniez son essence, son passé, son désir le plus profond. (Murmures dans la troupe. Emmanuel croise les bras, sceptique. Rose, elle, sourit, visiblement curieuse.) Barbara, tu es un vieux manteau abandonné. Ressens son chagrin d’avoir été oublié au fond d’une armoire, son besoin de chaleur humaine…

Barbara, prenant la pose de ce qu’elle imagine être un manteau. — J’ai froid… j’ai si froid… J’aimerais que quelqu’un me prenne dans ses bras…

Seraphina, comme portée par l’intervention de Barbara. —Inge ! Tu es une cape orgueilleuse. Fais sentir à tout le monde ta noblesse, ton arrogance. 

Inge, qui semble naître au théâtre pour la première fois. —C’est évident… je vaux plus que vous tous réunis.

Seraphina. —Allez-y, les autres ! Chacun d’entre vous devient le costume de son choix, le fait parler, le fait bouger !

Les autres se mettent de bonne grâce à arpenter l’espace de jeu en adoptant des postures correspondant à des costumes, parlant, ou émettant des borborygmes. Seul Emmanuel fait l’exercice sans trop y croire.

Seraphina, soudain en colère. —Assez ! Vous m’agressez ! Vous imposez vos corps à mon imaginaire ! C’est obscène !

Inge. —J’ai fait quelque chose de mal ?

Emmanuel. —Hein ? Mais c’est toi qui nous as demandé de…

Seraphina. —Je sais, mais maintenant arrêtez !

Emmanuel. —Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, ma vieille. C’est ça, ta vision des costumes ? Un chapeau pour l’un, une cape pour l’autre ? On monte un spectacle ou un marché de la fripe ? Tu sais faire la différence entre un spectacle et un carnaval ? Entre un costume et un déguisement ?

Eugène, qui s’est mis à filmer. —C’est bon, ça.

Rose—Bien ! Je propose qu’on laisse de côté cette première exploration. On a des pistes, on aura l’occasion d’y revenir. Paul et Inge, on voit votre première scène ?

Séraphina sort, dépitée, tandis qu’Emmanuel sort d’un autre côté. Paul et Inge se mettent en place.

Paul, jouant Don Juan. —Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendais pas ici.

Inge, jouant Elvire. —Oui, je vois bien que vous ne m’y attendiez pas.

Bernard pose la centrale vapeur dans un coin de la scène. Il appuie sur un bouton et une fumée envahit la scène.

Rose—Qu’est-ce qui se passe ?

Inge, jouant toujours. —Vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne l’espérais ; et la manière dont vous le paraissez me persuade pleinement ce que je refusais de croire.

Paul, arrêtant de jouer, alors que la fumée commence à lui masquer Inge. —Il y a quelque chose qui brûle ?

Inge, arrêtant aussi de jouer. —Excusez-moi… je ne me sens pas bien… j’ai des vapeurs…

Rose—Il y a un problème ?

Paul—Je ne peux pas jouer dans ces conditions

Inge, cherchant Paul et Rose. —Où êtes-vous ?

Rose—Arrêtez cette fumée ! C’est vous, Bernard ?

Bernard—Oui, désolé, je pensais aider…

Rose—Aider ? Mais aider à quoi ?

Bernard—Ben… au mystère ! …

Rose—Au ? … (Comprenant.) Ah ! … Bernard…merci, mais ce n’est pas du tout ce dont j’ai besoin, là.

Bernard, déçu. —Ah…

Emmanuel réapparaît les bras remplis de costumes : cape, chapeaux, etc., tandis que Bernard sort. 

Seraphina, poursuivant Emmanuel. —Qu’est-ce que tu fais ?

Emmanuel—Je range tout ça à sa place : aux ordures !

Seraphina—Hein ? Mais t’es malade !

Eugène, continuant à filmer. —Excellent…

Rose—Bon, on respire un grand coup ? On veut tous la même chose, ici.

Seraphina—Faire une œuvre d’art, j’imagine.

Emmanuel—Oui, une œuvre d’art, pas un vide grenier !

Rose—Si on pouvait se parler avec respect…

Eugène—Laisse faire…

Steve, éclatant, s’adressant à Eugène. —Tu commences à me chaufferie, toi… Je suis bouillon, là, bouillon ! C’est ça qui te fait brandir ? Hein ? Avoue ! Qu’on s’entrebatte réciproquement les uns les autres ?

Eugène—Tu crois que ça se vend tout seul, un spectacle ? Faut attirer du monde, mon pote. 

Steve—Ah ouais ? Et quoi que tu comptes faire? Une choré virale sur TikTok à base de menuet ? Un défi Enfile ton costume en 10 secondes chrono ?

Eugène—Si ça marche, où est le problème ?

Steve—Hé le v’là, le problème : ce mec veut nous publicifier !

Emmanuel, laissant finalement tous les costumes en plan. —J’en ai assez !

Steve—Moi-z-aussi !

Emmanuel—Je suffoque !

Steve—Moi pareil que la même chose que ce qu’il a dit !

Emmanuel—Je n’ose pas vous dire ce que je vois !

Steve—Si, dis-le !

Emmanuel—Non, vous ne comprendriez pas !

Steve—Oh je crois que je comprendriez ce que y a à compréhensionner, t’inquiète !

Emmanuel—Ah oui ? 

Steve—Allez, dis, dis, dis !

Emmanuel—Très bien, alors voilà ce que je vois : un système dynamique non linéaire avec une entropie élevée, des attracteurs étranges et une croissance exponentielle de la non-prévisibilité !

Steve—Ah c’est marrant, c’est pas comme ça que m’y serais prendu pour le dire…

Brad, à Emmanuel. —D’après toi on est foutu ? On attend Godot ou on répète ?

Emmanuel—Exactement.

Bernard, rentrant avec des tuyaux pleins les bras. —Si on trouve des vieux pommeaux d’arrosoir, je peux faire des douches pour tout le monde.

Emmanuel—Allez, je me tire.

Steve—Moi-z-aussi.

Ils font un mouvement vers la sortie.

Rose, s’interposant. —Je ne vous laisse pas partir comme ça. Écoutez, je sais qu’on n’avance pas en ligne droite, mais vous saviez que ce serait comme ça, non ? 

Steve—Rose, faut savoir dire qu’on a prendu conscience que c’était la plantade assurée…

Rose—Vous ne vous souvenez pas pourquoi vous êtes venus ? Pas juste pour jouer, pas juste pour un rôle. Mais pour vivre quelque chose de différent, d’authentique. Bien sûr, ça râpe un peu, c’est normal. Quand on est soi-même, on ne cherche pas à plaire. Mais c’est comme ça, et seulement comme ça qu’on peut rencontrer les autres. Dans leur vérité et dans sa vérité.

Steve, après un temps. —Ok… je veux bien rester.

Silence, tout le monde regarde Emmanuel.

Emmanuel—D’accord. Mais si dans une semaine on n’a pas de résultats, je me tire.

Un soulagement parcourt la troupe, même si une certaine inquiétude demeure.

4.  Orage

Quatre groupes : Anna, Eugène, Barbara, André ; Rose, Bernard ; Emmanuel, Steve, Seraphina ; Brad et Inge.

Brad—Qui c’est, ce type ? Qui est Sganarelle ? Un roué ? Un fat ? J’ai pas envie de passer pour un con, moi. Qu’est-ce que tu en dis ? Pas envie d’être le clown triste de service. Sganarelle, c’est l’anti-Don Juan : il prend des leçons de morale… sans manuel. Il parle comme Boileau mais en sabots, il sermonne, il rate, il insiste. Je fais la boussole qui tremble mais pointe le nord, d’accord ?

Inge—Ohfff…

Brad—D’un autre côté, ce ne sera pas moi, mais mon personnage… Non ? Demande à Pirandello : les personnages vivent, nous on se les prête. Si ça dérape, je plaide l’ « irresponsabilité poétique du comédien » — moi je n’étais que le porteur de voix. Et la voix, aujourd’hui, s’appelle Sganarelle. »

Inge—Oui.

Brad—Et puis la comédie, depuis les origines, c’est montrer les défauts humains dans leur ridicule. T’es d’accord ? C’est mettre nos vices en pleine lumière : la Commedia les masque pour mieux les démasquer, Molière les rhabille en bourgeois, Ionesco les gonfle jusqu’à l’absurde. Même recette : le ridicule comme scalpel. On y va ?

Inge—Hum…

Brad—Tu sais faire des phrases de plus d’une syllabe ? On est une troupe. Si on n’arrive pas échanger entre nous, comment est-ce qu’on va arriver à faire quelque chose ensemble ? Stanislavski appelle ça l’écoute, Brecht l’adresse, Grotowski la disponibilité — choisis ton gourou, mais parle ! 

Brad, excédé, part rejoindre Rose et Bernard en laissant Inge désemparée. Elle rejoint Anna, André, Barbara et Eugène, tandis que Paul les rejoint également, s’adressant à un caquètement qui semble le poursuivre.

Paul—Couchée ! Allez, couchée ! Couchée, la poule !

Rose, à Brad. —Une lecture, ça te permettra d’entrer en contact concrètement avec ton personnage. 

Steve, un texte à la main. —Pourquoi moi ? Pourquoi moi dans Don Carlos ? (Il jette son texte.)

Paul—C’est dangereux ici : un faux-pas et tu finis dans un bêtisier viral.

Anna—C’est clair ! Comment peut-on jouer ici ?

André—Tout simplement en ne bougeant rien, comme j’ai dit l’autre jour.

Barbara, époussetant Paul. —Je t’avais prévenu, trésor, ça n’est pas digne de toi ici.

Brad, lisant. —« Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droit et à gauche, partout où l’on se trouve ? ».

Emmanuel, à Steve. —Pourquoi tu t’énerves comme ça ?

Steve—J’ai 3 répliques ! Don Juan, ça c’était un rôle que dans duquel je serais été magnifique !

Séraphina—L’univers veut manifestement que tu explores d’autres facettes de toi-même. Travaille sur l’acceptation et le lâcher-prise. Inspire, expire, inspire, expire. 

Eugène, filmant Inge. —Inge, tes impressions à mi-parcours ?

Inge—Moi ?

Paul, à Eugène. —Fiche-lui la paix.

Inge—Laisse.

Bernard, à Brad. —Si t’arrives à apprendre toutes ces tartines, tu auras tout mon respect.  

Steve—Il est où l’univers ? Hein, il est où ?

Séraphina—Partout, nulle part…

Steve—Ah non, ça c’est trop facile !

Séraphina—En toi…

Steve, se regardant le nombril. —Ah ouais ?

Inge—Eh bien je… euh…c’est très beau ici, mais je me demande si l’acoustique… je me demande si on va m’entendre.

Eugène, filmant toujours. —Comment ?

Inge, plus fort. —Je me demande si ma voix va porter !

Rose—J’ai confiance en vous, Bernard. Les ennemis de l’acteur sont tous les trucs qu’il a appris au fil du temps. Or ce qui est bien avec vous, c’est que vous n’avez rien appris. 

Bernard, lisant. —« Je ne comprends point comme ton maître, après tant d’amour et tant d’impatience témoignée, tant d’hommages pressants, aurait le cœur de pouvoir manquer à sa parole. »

Rose—Voilà ! C’est cette simplicité que je cherche.

Steve, parlant à son nombril. —Oh ! L’univers ! Je t’emmerde, l’univers ! T’entends ? Je t’emmerde !

Eugène—Les artistes survivront-ils à cette épreuve agricole ?

André, son téléphone portable à la main. —Stop ! On arrête tout ! Faut bouger les lits et bâcher les objets les plus fragiles.

Brad, lisant. —« Don Juan, mon maître, est le plus grand scélérat que la Terre ait porté, un enragé, un diable, un Turc… »

André—Oh ! Je vous parle ! La météo annonce un orage. Si on ne fait rien, vos affaires seront trempées. 

Eugène, filmant. — »Des signes de tension réapparaissent… L’équilibre fragile de la troupe vacille sous l’implacable réalité météorologique. »

Rose—Range ce téléphone !

Paul—C’est vrai que ça se couvre.

On entend la pluie qui commence à tomber sur le toit de la grange.

Barbara, lui mettant instantanément un K-Way. —Tiens, poussin, avec ça tu seras totally waterproof.

Rose, à André. —On n’a pas le temps de s’occuper de ça !

Bernard, prenant quelques affaires. —Écoutons André, il a l’habitude. 

Rose, à André. —Depuis qu’on est arrivés, c’est problème sur problème… ce qu’on ne doit pas bouger, ce qu’on doit ranger, les uns qui n’aiment pas leurs rôles, (Désignant Eugène.) celui-là n’attend qu’une chose, que ça se casse la gueule, les autres qui veulent aider mais…

Bernard, les bras pleins de parapluies. —Regardez ce que j’ai trouvé ! (Il en distribue à tout le monde. Tout le monde en ouvre un La grange se remplit peu à peu de parapluies ouverts.)

Rose, se retrouvant malgré elle avec un parapluie dans les mains, ouvert par les soins de Bernard. —Mais qu’est-ce que c’est encore ?

Emmanuel, terminant ses comptes sur sa montre. —Statistiquement, la probabilité que cette situation dégénère dans les deux prochaines minutes est de 97,84%

Rose—Ce projet est bien plus fragile que je ne l’imaginais… (Cette réplique sonne comme un coup de tonnerre et arrête tout le monde.)

Brad—Tu crois que c’est mort ? Tu crois que c’est mort ? Chez Tchekhov, tout a l’air mort avant l’ultime réplique… et puis quelqu’un respire autrement. Tsvetaïeva dirait : « vivant, le feu sous la cendre ». On souffle ?

Steve—C’est vrai qu’avec le mec qui joue Don Juan, c’est pas gagné. 

Paul—Qu’est-ce qu’il dit, lui ?

Steve—Maintenant, si c’est moi que vous mettez dans le rôle, tout est possible. 

Paul—Hein ?

Anna—Rose ?

Seraphina, prenant des mesures sur une carte stellaire avec un compas. —Pourtant Vénus arrive en Saturne…

Anna—Rose ?

Inge—Tu crois que c’est trop compliqué, Rose ?

Anna—Tu sais, Rose, la pluie est une puissante source d’inspiration artistique. (Chantant et dansant.) I’m singing in the rain… (À la suite d’un mouvement, elle fait malencontreusement tomber plusieurs membres de la troupe.)

Eugène—Rose, réponds-nous.

Tout le monde fixe Rose, qui semble perdue.

5.  Une fin à écrire

Anna entre et Inge sont assises contre un ballot de paille. 

Anna, après un temps. —On devrait breveter ça. Siège massant à l’ancienne, odeur de campagne intégrée.

Inge, avec un demi-sourire. —Et échardes incluses. Très bon pour le dos, je pense. 

Anna—Pour le dos … et pour les nerfs ? Tu stresses ?

Inge, hochant la tête. —Je ne sais pas ce qui fait le plus peur : entrer dans la lumière sous le regard des autres ou bien être laissée dans l’ombre. 

Anna—Être regardée, être oubliée… toute la dialectique de l’actrice est là. Houlà ! À ton contact, je deviens mélancolique !

Inge. —Voilà, c’est ça : ma mélancolie. C’est comme un poids dont je voudrais me défaire. Je voudrais parler, je ne peux pas, je voudrais dire, je ne sais pas, alors j’écris.

Anna—Et si on devenait légères ? Assez légères pour envoyer tous les poids valser au Diable Vauvert ? Allez : envoie !

Inge. —D’abord mon frère : il trouve que le théâtre, c’est pas de l’art, juste un narcissisme à paillettes. 

Anna—Faux ! Pour nous, c’est un narcissisme à ballots de paille ! (Esquissant un pas de valse.) 1-2-3, 1-2-3 et hop ! envolé, le frère !

Inge. —Ensuite ma mère, pour elle, au théâtre, tout est fausseté, mensonge. 

Anna—Oui, le théâtre est un mensonge ! Mais un mensonge qui dit toujours la vérité !  (Esquissant un pas de valse.) 1-2-3, 1-2-3 et hop ! envolée, la mère !

Inge. —Moi aussi, ça me donne envie de danser ! (Tout en dansant la valse, elle chante 🙂 « Frühlingsstimmen walten, Durch die Fluren hallt es, Lerchensang erschallt es, Alles jubelt, alles lacht! »

Anna—C’est joli. On comprend sans comprendre…

Inge. —C’est une valse célèbre. Mon père la chantait, paraît-il. Il est mort avant que je parle. C’est peut-être pour ça que je cherche mes mots. 

Anna—Tu commences à les trouver.

Inge. —Tu crois ? 

Elles sortent toutes les deux. Entre Seraphina, les yeux mi-clos, avec son carnet de croquis. Barbara entre également. Seraphina se met à la fixer un instant avant de briser le silence. 

Seraphina—De quoi tu as peur avec Paul ?

Barbara, s’immobilisant, puis se forçant à rire légèrement. —Une mère, ça s’inquiète toujours un peu pour ses enfants. Il y a de quoi, non ? Il ne mange rien, il est tout chétif…. 

Seraphina—Et son père ?

Barbara, détachée, trop rapide. —Parti.

Seraphina, sans fléchir. —Pourquoi ?

Barbara, jouant l’indifférence. —Ah tu sais… les hommes… Un soir, ils sont là… et le matin ils ont disparu… un peu comme Don Juan… Paul était trop petit. Trop petit pour comprendre… Son père, ce n’était pas nous deux qu’il avait quittés, mais l’idée d’être père. J’étais souvent en tournée à l’époque… Alors j’ai laissé tomber Molière, Marivaux, et je suis revenue à la maison. Et je me suis mise à parler, j’ai rempli le vide avec mes mots, avec mes gestes… je me suis dit, si je parle assez, il ne remarquera pas le silence laissé par son père. (Murmurant, presque pour elle-même.) Il a peut-être fini par le remarquer quand même…

Seraphina, posant une main légère sur le bras de Barbara. —Tu n’as pas besoin de combler un vide. Paul sait que tu es là. 

Barbara, regardant Seraphina un instant, laissant les mots faire son chemin en elle, puis souriant faiblement mais sincèrement. —Tu crois ?

Eugène, arrivant. —S’il vous plaît, tout le monde, j’ai une annonce à faire ! Ohé (Toute la compagnie se rassemble autour de lui. Une fois que tout le monde est là, d’un ton sec et presque administratif.) Bon… eh bien c’est officiel… on est à sec. 

Personne ne réagit immédiatement, comme si les mots d’Eugène n’avaient pas encore atteint le cerveau des autres. 

Paul—À sec ?

Eugène, comme s’il expliquait à un enfant. —Les fonds, finis, terminés, a p’u. 

Steve—Tu veux dire qu’on n’a plus un rond ?

Eugène—Pas tout à fait, j’exagère : il nous reste deux euros soixante-dix-huit.

Rose, tentant de garder son calme. —Eugène, comment a-t-on pu en arriver là ? 

Eugène—Vous croyez que mon métier, c’est de multiplier les billets ?

Emmanuel—Non, mais ton métier c’est de savoir faire des soustractions pour éviter la faillite avant qu’on soit au pied du mur !

Eugène—De toute façon, au fond de moi, je savais que ça finirait comme ça.

Rose, avec douceur mais fermeté. —Pourquoi as-tu investi dans ce projet si tu n’y croyais pas ?

Eugène—Parce qu’au début, j’ai eu envie de croire, naïvement, que je pouvais être utile à quelque chose… mais l’art, ça ne sert à rien… ça ne sauve personne, ça ne crée rien d’utile…

Bernard, après un temps durant lequel tout le monde a pris les mots d’Eugène comme autant de gifles. —Bon… on va pas baisser les bras, non ? (Tout le monde se tourne vers lui.) On n’a plus de sous ? Alors on met tous la main à la poche. 

Brad—Tu veux dire… qu’on finance nous-mêmes ? Comme Mécène sans César derrière ? Comme la troupe de Molière avant de plaire à Louis XIV ? On va jouer nos propres protecteurs.

Bernard—T’as une autre solution ?

Anna—C’est clair, c’est la chose à faire. Après tout, on est là pour ça, non ? (À Eugène.) Tiens, je donne l’exemple, et un billet !

Eugène, regardant. —Euh… c’est une réduction pour le coiffeur de Rignac…

Peu à peu, l’idée prend corps, on murmure, on se regarde. 

Stevegrommelant mais visiblement touché. —Bon, je dois encore avoir un reste d’un fond de relique d’un brin de petite monnaie…

Inge—Je peux donner un peu aussi.

Barbara—Évidemment, je contribue !

Emmanuel, Paul, Brad et Seraphina. —Moi aussi !

Rose—Alors on continue, coûte que coûte !

Eugène, presque admiratif malgré lui. —Vous êtes incroyables…

Andréqui est arrivé sur les dernières répliques. —Moi, je vous aime bien. Je m’y connais pas trop en littérature, mais d’après ce que j’ai compris, Don Juan c’est un gars qui passe son temps à prendre les filles pour des connes pour mieux les choper. Vous croyez vraiment que c’est dans l’air du temps ?

Anna—C’est clair… un mec qui manipule les femmes, qui joue avec elles et qui s’en vante… Ça passe plus aujourd’hui…

Inge—Un personnage comme lui, vous pensez qu’aujourd’hui on le couronne de fleurs ? Ou qu’on le condamne ?

Paul—Don Juan condamné par le public ? Tant mieux. Ce n’est pas un modèle. Il est fascinant parce qu’il dérange. 

Barbara—Poussin, tu es bien jeune encore, mais tu parles comme un homme du siècle dernier. C’est toujours la même chose : l’homme libre, le héros, entouré d’une belle brochette de dindes naïves…

Eugènefilmant, amusé. —« Don Juan, prédateur masculin en cavale… Peut-on encore montrer ça de nos jours ? Hashtag Cancel Culture. »

Brad—Moi je vous le dis, si Don Juan était sur les réseaux aujourd’hui, il posterait des défis du style : « Comment séduire trois femmes en une nuit ? »

Steve—C’est vraiment vrai, ça. Au jour d’aujourd’hui, si il serait vivant, il arrêterait pas de tout le temps sans arrêt parlurer et parlurer et parlurer, « Si j’eusse cru que j’eusse su que nonobstant », et tout ça pour choper !

Emmanuel—Le décompte exact de ses conquêtes, fait par Lorenzo Da Ponte, émargeant à mille et trois, démontre un coefficient copulatoire cent soixante-seize fois plus élevé que la moyenne. 

Paul—Mais on ne peut pas effacer Don Juan parce qu’il ne correspond pas aux standards d’aujourd’hui !

Seraphina—Donc on joue la pièce comme si rien n’avait changé depuis trois siècles ?

Eugène, filmant. —Clash en direct. La troupe se divise. Qui aura raison ? 

Rose—Stop. Don Juan n’est pas un modèle. Il n’a jamais été écrit pour l’être. Si la pièce existe encore, c’est justement parce qu’elle continue de poser des questions dérangeantes. Si Dom Juan nous met mal à l’aise aujourd’hui, c’est une raison de plus pour le jouer et pour le questionner. 

Barbara—Donc, on le joue, tout en le déconstruisant ?

Rose—Exactement. On regarde ses contradictions en face. On ne fait pas comme si elles n’existaient pas, mais on les expose en pleine lumière.

Eugène—Ou alors, on place un disclaimer avant chaque scène : « Attention : pièce du XVIIe siècle ! »

Bernard—Moi, je crois qu’il faut juste faire entendre le texte. Après, chacun se forgera sa propre opinion. 

Rose—Ce Don Juan, on va l’explorer, avec ses paradoxes, et on va le faire exister dans le monde d’aujourd’hui. 

Emmanuel—Très bien. Alors on s’y met ! (Il frappe dans ses mains et tout le monde vaque à ses occupations. Emmanuel se met alors à ramasser des costumes.) J’ai besoin d’y voir plus clair.

Seraphina—Ça ne va pas recommencer ?

Emmanuel—Ça encombre. En les regroupant on peut gagner au moins 4,7 mètres carrés et réduire les déplacements inutiles de 35 %.

Seraphina—Mais… chacun de ces costumes a une aura particulière… Tu ne peux pas les entasser comme des vieilles chaussettes !

Emmanuel—Ah oui ? Et le chapeau violet avec les plumes de perroquet ? Il a quoi, comme énergie cosmique ?

Seraphina—Très bien ! Puisque les mots ne suffisent pas… je vais te montrer… (Elle enfile une cape et met deux bottes dépareillées. Puis elle noue un masque autour de ses yeux. Pendant ce temps-là.) Tu n’as pas idée de la puissance d’incarnation de ces matériaux… Tu vois cette cape ? Ce n’est pas qu’un simple morceau de tissu. C’est un battement d’ailes, un murmure de grandeur, un silence d’orgueil… Tout est là, inscrit dans la matière, dans les plis, dans les déchirures, dans l’odeur même du temps qui a traversé ces étoffes. Un costume raconte une histoire avant même qu’on l’ait endossé. Il porte les ombres de ceux qui l’ont porté avant nous, et il façonne ceux qui l’habiteront après. (Elle est maintenant costumée de pied en cap. Avançant vers Emmanuel.) « Don Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ; et s’il ne se repent ici, sa perte est résolue. »

Emmanuel—Oui, bon… ça ressemble plus à Don Juan chez les clowns qu’à Molière.

Seraphina—Ah oui ? Alors, viens, montre-nous ton génie théâtral.

Emmanuel, enfilant un manteau trop grand pour lui et un chapeau à larges bords. —Mais oui ! Mais absolument ! Tu vas voir… (Jouant.) « Don Juan, le Ciel, pour mes péchés, a fait de vous mon fils… (Soudain inspiré.) Mais quelle valeur a votre orgueil, si son fondement repose sur une constante dérivable, indépendante de votre propre action ? Je vous le dis : votre vanité n’est qu’une variable erratique, oscillant entre un zéro absolu et une infime grandeur tendant asymptotiquement vers le vide ! »

Séraphina éclate de rire. Emmanuel s’interrompt, surpris, puis finit par rire aussi. Il retire son chapeau en riant.

Seraphina, essuyant une larme de rire. —Tu es un cas désespéré, toi…

Emmanuel, souriant. —J’en ai autant à ton service… (Remettant les costumes à leur place.) Scientifiquement, ça n’a aucun sens, mais dramatiquement… peut-être ?

Séraphina et Emmanuel sortent alors qu’Eugène entre, regardant son téléphone. Rose le suit.

Rose—Eugène…

Eugène, lisant. —Belle famille…

Rose—Qu’est-ce qui se passe ?

Eugène—Rien.

Rose, regardant le téléphone. —Mais, c’est ton père ?

Eugène—Tu l’as connu ?

Rose—On s’est croisés. (Lisant à mi-voix.) « Un naufrage théâtral : la pire débâcle de la saison. » … Oh.

Eugène—Voilà. Tu es contente ?

Rose—Je veux juste comprendre.

Eugène—Comprendre quoi ? Que tout ça n’a rien d’un hasard ? Que la poisse, ça s’hérite ? 1973. Mon père. Producteur. Il mise tout sur un spectacle. Un fiasco. Critiques assassines. Dépôt de bilan. Fin de carrière. Fin de tout, en fait. Et moi, comme un imbécile, je fais quoi ? Je me lance dans quoi ? Exactement la même chose. Comme si je voulais vérifier que l’échec, c’est notre ADN.

Rose, plantant son regard dans le sien. —Eugène, tu n’es pas ton père.

Eugène—Non ? Regarde-nous. Regarde cette production brinquebalante. Une troupe qui s’écharpe. Un budget explosé. Un public incertain. Tout ça, c’est un scénario déjà écrit.

Rose—Alors on réécrira la fin.

Eugène—On réécrira la fin…

Il sort.

Rose—Attends Eugène ! (Bernard entre.) Je voulais te dire, puisqu’on n’a plus d’argent pour distribuer les flyers, peut-être qu’on pourrait aller…

Bernard—Qui va s’occuper des flyers, alors ?

Rose—Je ne sais pas. C’est à se demander s’il y aura des gens dans la salle pour la première…

Bernard, pensif, sort.

Rose—Emmanuel, Paul, on y va pour la scène du pauvre. 

Paul rentre.

Rose—Vas-y, Emmanuel !

Emmanuel—« Seigneur, ayez pitié d’un malheureux, j’ai faim, je suis seul »… (Prenant un accent.) S’il to plaît missiou, s’il to plaît madame, excusez-moi pour la dérange… (Allant du côté de Nîmes.) Eh collègue, t’aurais pas un peu de pognon, con ? 

Rose—Mais où tu vas, là ? 

Emmanuel—Disons que ce personnage, je sais pas trop comment le prendre, alors je me disais qu’avec un accent j’arriverai davantage à le cerner…

Il est interrompu par un vrombissement formidable.

Paul—C’est quoi, ça ?

Paul va voir tandis que le vrombissement reprend.

Paul—Oh !

Bernard paraît avec une perceuse.

Bernard—Oui ?

Paul—Ça va Bernard ? On te dérange pas ?

Bernard—Oh pardon, désolé ! Météo France annonce que l’orage est train de grossir. Alors je fixe quelques planches au mur, histoire de…

Paul, le coupant. —Passionnant. Tu m’excuses ?

Bernard, ne saisissant pas l’humour. —Ah ouais, j’accepte tes excuses, pas problème.

Il disparaît.

Rose—On poursuit ?

Paul, jouant. —« Je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer. »

Emmanuel, avec un accent improbable. —Ah ! M’chieu, vous voudriez qu’ch’fache un péché comme cha ?

Rose—Mais qu’est-ce que c’est que cet accent, encore ?

Emmanuel—J’avais un voisin dont le père était Portugais et la mère Ch’ti, donc en mélangeant les deux, j’ai pensé que…

Soudain des coups énormes se font entendre.

Rose—Ah non !

Paul—Je ne peux pas travailler dans ces conditions.

Emmanuel va voir tandis que les coups reprennent.

Emmanuel—Bernard !

Bernard paraît avec un marteau.

Bernard—Oui ?

Emmanuel—Tu tapes avec un marteau.

Bernard—Oui, mais c’est pas bruyant, ça, non ?

Paul—Non pas du tout. (Éclatant) C’est du genre léger comme une brise d’été !

Bernard—Oh mince, j’avais pas réalisé, j’arrête.

Bernard s’assoit au milieu de l’aire de jeu et mange un sandwich.

Rose—Bon, on reprend !

Emmanuel, autre accent improbable. —Edudez-boi, meneu, ze voudai a manzé zidoblai…

Paul, jouant. —« Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur. » (Il s’interrompt. À bout.) Bernard…

Bernard, la bouche pleine. —Oui qu’est-ce qu’il y a ?

Paul, excédé. —Tu es au beau milieu de la scène, merde !

Bernard, regardant autour de lui. —Ah bon ? (Comprenant soudain.) Ah vous voulez que je bouge ? (Se levant.) De toute façon, je comprends rien au texte « Je te suis bien obligé, mon ami », ça veut rien dire, ça…

Bernard sort mais il se heurte à Brad.

Bernard, observant Brad. —Oula ! T’as la tête d’un gars qui vient d’apprendre que son resto préféré vient de fermer.

Rose—Faisons une pause !

Rose, Emmanuel et Paul sortent.

Brad—Franchement Bernard, c’est quoi ce projet de bras cassés ? 

Inge paraît, sa brochure à la main.

Brad—On répète dans une grange qui prend l’eau, notre budget a fondu comme un Cornetto sous le soleil de La Grande Motte, on a le niveau de cohésion d’un panier de crabes…

Bernard—Quand on se lance dans une aventure, faut accepter que tout soit pas parfait dès le départ.

Brad—Y a autre chose qui me bloque…

Bernard—Quoi ?

Brad—Inge.

Bernard—Inge ?

Brad—Elle me met mal à l’aise. Elle est tellement… fermée. Pas une réaction, pas une émotion. Comment tu veux créer un lien avec quelqu’un aussi avenant qu’un chef de tribu wisigoth ?

Sans un mot, Inge s’avance. Bernard et Brad, gênés, s’aperçoivent de sa présence. Inge tend à Brad sa brochure. Interloqué, il la prend, la feuillette.

Brad, lisant. —« Je ne suis point pour moi si sévère que vous pensez : et je sens mon cœur prêt à vous excuser toutes les autres choses. » (Brad lit maintenant les notes d’Inge. À elle.) C’est toi qui as écrit tout ça ? (Inge acquiesce.) Tu prends toujours des notes comme ça sur tes rôles ? (Inge acquiesce de nouveau.) « Elvire n’est pas une victime passive. Elle s’est battue contre elle-même avant de parler. Chaque mot est pesé, chaque phrase est un choix. Elle ne se plaint pas : elle se dévoile. Elle est nue devant lui, et il ne le voit même pas » La vache !… T’as cerné des choses que j’avais même pas effleurées…

Inge, sobre. — C’est pour ça que je ne réagis pas comme tu voudrais. Je suis Elvire. Je ne joue pas contre toi. J’existe à côté. Pour moi, chaque mot est un combat. Chaque phrase est une bataille.

Brad, penaud. —Excuse-moi. J’ai été stupide. Tu as compris le texte bien plus profondément que moi. 

Bernard, frappant dans ses mains. —Et ben voilà les gars ! C’est pas si compliqué !

Rose, rentrant. —Passons à la scène des paysannes !

Paul et Anna rentrent.

Rose, à Inge. —Entre Elvire et Charlotte, tu vas pouvoir montrer une belle palette de jeu.

Anna—Ne croyez pas que je passe tout à la moulinette de la danse. Mais voilà ce que je vous propose : on va chorégraphier cette scène !

Paul—La chorégraphier ?

Anna—Rose, qu’est-ce que tu en penses ?

Rose—Essayons. Ça peut éclairer la scène sous un jour nouveau.

Anna—C’est clair !

Inge—Euh… Je suis censée être une paysanne, pas une ballerine.

Anna—Fais-moi confiance ! C’est en sortant de sa zone de confort qu’on peut se surprendre et surprendre les autres !

André et Bernard paraissent.

Anna—Toi, Paul, tu veux ces deux filles. Tu leur as promis le mariage, à l’une comme à l’autre. Cette séduction se manifeste par un déhanché provocant.

Paul—Un quoi ?

Anna—Un déhanché ! Comme ça ! (Elle lui montre.)

Paul—Ah non je vais pas faire ça, moi.

Anna, se déhanchant comme une diablesse. —Allez ! Essaye ! Libère-toi ! 

Paul s’essaye à un timide déhanché.

Anna—Très bien ! Donne plus de puissance ! Don Juan est un chasseur !

Paul se métamorphose en Travolta.

Anna—Et maintenant, Inge, toi et moi, les paysannes, on va se mettre à tourner autour de lui, à la fois attirées et méfiantes… (Elle s’exécute ainsi que Inge, bien que timidement pour cette dernière.) Attraction… Méfiance… Attraction… Méfiance…

André—J’aurais jamais imaginé Don Juan comme ça.

Bernard—Y a pas à dire, ils sont bons ! (Soudain, Bernard semble entendre quelque chose.) J-S ? J-S ! (Il sort.)

Anna—Allez, on y va ! (Le trio se déchaîne, sur une musique disco venue on ne sait d’où.)

Bernard revient avec une échelle et passe au beau milieu du groupe. Il fait tomber tout le monde.

Rose—Mais Bernard, enfin !

André—J’ai dit : on ne touche pas à mes outils !

Bernard—C’est Jean-Sébastien, il est coincé sur le toit !

André—Jean-Sébastien, c’est qui celui-là ?

Bernard—C’est mon chat et il a 95 ans ! Enfin… en âge de chat… 

Bernard sort avec l’échelle.

André, le suivant. —Attends ! 

Paul—Bernard a emmené son chat ?

6.  Une troupe dans la tempête

Rose et Steve.

Rose—En place pour la scène de la statue !

Steve—Qui est-ce qui fait-il la statue ?

Rose—Je ne suis pas encore fixée.

Steve—Est-ce que je pourrais-je-t-il le faire ?

Rose—Si c’est qu’est-ce que tu veux euh… ce que tu veux. 

Dans un coin, Paul, avec casquette et lunettes noires, parle avec Barbara.

Paul, faible. —Je crois que j’ai de la fièvre… je peux pas y aller…

Barbara—Mais Tichat, la première c’est demain.

Paul—Je sais même pas si je pourrais jouer…

Rose—Où est Paul ? Paul !

Barbara, prenant la casquette de Paul et enfilant ses lunettes noires. —Va te reposer…

Paul—Qu’est-ce que tu fais ?

Barbara—Reste au chaud dans ton sac de couchage !

Rose—Paul ?

Barbara, contrefaisant la voix et la posture de Paul. —Oui, voilà ! Wesh, on se détend, les boomers…

Steve—Barbara, arrête de ça, on t’a reconnait, c’est blond…

Barbara—Wallah, tu fatigues ! Téma lui, comment il saoule grave !

Rose, pas dupe. —On peut y aller ?

Steve, jouant. —« Arrêtez, Don Juan ! Vous m’avez hier donné parole de venir manger avec moi. »

Barbara, s’imposant en un éclair. —« Il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir. Où faut-il aller ? »

Rose, impressionnée. —Eh mais c’est pas mal, en fait…

Paul, impressionné également et revenant dans le jeu. —C’est bon… je reprends…

Barbara, un peu déçue. —Ah…

Rose—Barbara, prends le rôle de la statue.

Steve— Euh… Attends… C’est une blague ou quoi ? Moi, je suis là, prêt, échauffé, et toi, Rose, tu mets elle à ma place ? (À Barbara.) Toi, t’as déjà fait une statue ? Nan, parce que, bon, y a une… une technique, quoi ! Faut gérer l’immobile, faut… faut respirer sans qu’on voit, faut pas cligner des yeux… (Partant.) Si vous voulez faire n’importe le vent à la vieille de la première, genre me planter un couteau dans le dos, allez-y, c’est opinel-bar !

Rose—On reprend.

Barbara, marmoréenne. —« Don Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre. »

Paul, foudroyé par cette prestance. —Euh… « Oui »… « Oui, où faut-il aller ? »

Bernard, entrant. —Ohé tout le monde !

Rose—Bernard, on répète, là…

Bernard—Je sais, mais c’est important !

Toute la troupe se rassemble.

Bernard—Bonne nouvelle, je vous ai ramené du monde pour les premières représentations !

Eugène, sceptique. —Tiens ?

Bernard, lisant un petit papier. —Déjà y a Rudy… 

André—Ah le Rudy, je le connais bien ! On va souvent chasser ensemble. 

Bernard—Justement, le Rudy, il veut bien venir, mais avec Voldemort. 

Brad—Voldemort ?

Bernard—C’est son chien. 

André—Houlà, je vois très bien ! Un Rottweiler, mes amis, la terreur des forêts, comme on l’appelle… 

Eugène—Il veut un siège pour son chien ?

Bernard—Je sais pas, mais il m’a promis qu’il n’aboierait pas.

Séraphina—On en a, de la chance.

Paul—Super… Quoi d’autre ?

Bernard—Y a Mme Godefroy.

André—C’est pas une marrante, celle-là. 

Bernard—C’est la prof de catéchisme. Elle m’a demandé si c’était pas trop olé-olé comme pièce.

Steve—Non, c’est juste une pièce avec un mec qui se tape bonze sur bonze…

Bernard—Je sais, mais elle amène cinq copines de sa paroisse, donc si on pouvait édulcorer…

Rose—Édulcorer ? À la veille de la première ?

Bernard—On vire une ou deux scènes de séduction, on change la fin pour que Don Juan se repente sincèrement de ses péchés…

Barbara—C’est une plaisanterie ?

Bernard—Pour la promo, vu qu’on n’a plus personne pour distribuer les flyers, j’ai pensé à une solution : les vaches ! (Sidération générale.) Ben oui, des vaches, y en a partout, ça bouge pas, c’est visible… Une vache avec une affiche de Dom Juan sur le flanc, c’est inratable !

André—Tu sais Bernard, une vache, dans une journée, ça bouge…

Bernard—Encore mieux, ça fait de la pub itinérante !

Murmures sceptiques dans la troupe.

Eugène—Donc, tu as des réservations pour les trois premiers jours. Mais dimanche ?

Bernard—Alors il ne faut surtout pas jouer dimanche !

André—Il a raison. C’est le match de Rugby entre Rignac et Capdenac. 

Bernard— Ça fait 10 ans que ce match n’est jamais allé jusqu’au bout. À chaque fois, ça se finit en bagarre générale. C’est la tradition.

Inge—Donc si on joue ce jour-là, on n’aura personne ?

André—Si, mais avec des points de suture, des béquilles et des plâtres.

Au moment où la troupe commence à digérer l’information, un bruit de vent puissant fait trembler la structure et plusieurs coups de tonnerre se font entendre.

André, regardant son téléphone. —Alerte rouge ! L’orage s’est transformé en tempête ! Va falloir vider la grange !

Emmanuel—La vider ? 

André—J’ai toutes mes vaches dehors. Je ne veux pas en perdre !

Emmanuel—Mais… Où est-ce qu’on va mettre nos affaires ?

Bernard, montrant un point. —Là-bas. 

André—Le hangar à côté de la porcherie ?

Anna—On va répéter à côté des cochons ?

Rose—On y va, on bouge ! Steve, dès qu’on a fini, on travaillera ta scène. 

Tout le monde commence à s’agiter, sauf Steve qui prend son livre et répète son texte.

Steve, jouant, enflammé. —« Don Juan, vous voyez que j’ai soin de vous rendre le bien que j’ai reçu de vous, et vous devez par là juger du reste, croire que je m’acquitte avec même chaleur de ce que je dois, et que je ne serai pas moins exact à vous payer l’injure que le bienfait. »

Pendant ce temps, Eugène est arrivé et est tombé en arrêt devant Steve, qui ne l’a pas vu.

Steve, plus retenu mais avec une grande force intérieure. —« Vous connaissez assez la grandeur de l’offense que vous nous avez faite, et je vous fais juge vous-même des réparations qu’elle demande. »

Il s’interrompt, son souffle court. C’est là qu’il aperçoit Eugène, figé.

Steve, amusé. —T’as perdu ta langue, Eugène ?

Eugene, se remettant à peine. —C’était… c’était dingue, Stève…

Steve, riant, haussant les épaules. —Ouais, ouais… je me débrouille

Eugene—Jusqu’ici j’ai partagé des trucs en mode promo, filtres, buzz, mais ce que t’as fait là, brut, sans fioritures… c’était puissant ! Imagine : une vidéo, sans musique, sans montage, brute, juste une scène, une vraie.

Steve.—Deal !

Rose passe avec une valise mais la valise s’ouvre et toutes les affaires s’étalent par terre. Rose commence à les ramasser, puis se fige. Eugène a tout vu.

Eugène, à Steve. —Va près du silo, j’arrive. 

Steve disparaît et Eugène avance vers Rose.

Eugène—Rose, ça va ?

Rose—Je voulais que ce spectacle soit plus qu’un simple spectacle, mais… mais… (Émue, elle ne peut poursuivre.)

Eugène—Souviens-toi de Louis Jouvet : « Une première réussie est une suite de catastrophes évitées de justesse »

Rose, éclatant. —On répète dans une grange qui prend l’eau, on range nos affaires comme si on était des criminels en fuite, on nous amène des vaches, on nous met avec des porcs !…

Un immense beuglement venu de l’extérieur les fait sursauter.

Rose, fataliste. —Ça y est…

Un deuxième beuglement, plus proche, puis d’autres. Paraît Bernard.

Bernard—Bon bah… André commence à faire rentrer ses vaches. Y en a une qui s’appelle Brigitte, elle est super-mignonne et en plus elle a sympathisé avec JS.

Rose—JS ?

Bernard—Jean-Sébastien, mon chat.

Eugène, consultant son téléphone. —Oubliez les vaches ! La première est bondée ! Complet. Plein à craquer. Grâce à mon battage médiatique de génie ! (Montrant son téléphone.) Preuves à l’appui : plein de gens veulent voir notre Dom Juan !

Rose—Mais où on va les recevoir ? On devait jouer ici, on ne va tout de même pas les mettre dans la porcherie !

Bernard—Et si on intégrait les vaches au spectacle ? (Sidération des deux autres.) Le théâtre c’est un art vivant, non ? En plus, ça nous fait de la figuration gratos.

Rose, à bout mais se contenant. —Stop, Bernard, stop !

Bernard passe un coup de fil.

Séraphina, arrivant avec un carton. —Amis de la scène et des esprits éclairés, préparez-vous à une révolution esthétique !

Toute la troupe se rassemble.

Rosé—On n’a pas le temps, Séraphina, André rentre les vaches.

Séraphina—Ce ne sera pas long.

Rosé—On pourrait peut-être voir ça après ?

Séraphina—Non ! Une révélation artistique se doit d’être partagée immédiatement !

Elle pose le carton au centre de la pièce. Silence. Elle l’ouvre avec solennité et en sort une combinaison en lycra fluo, couverte de petits miroirs.

Séraphina—Voici le cœur signifiant de notre spectacle ! Ces combinaisons… Elles symbolisent les multiples facettes de l’âme humaine !

Elle tend le tissu devant elle, le fait briller sous la lumière vacillante.

Brad—C’est une blague ?

Pendant ce temps, les beuglements continuent et la tempête s’intensifie.

Séraphina—Et ce n’est pas tout ! Chaque comédien portera une LED clignotante, qui changera de couleur selon l’émotion de son personnage. Un bleu glacé pour la colère rentrée, un rouge éclatant pour la passion, un vert pâle pour la résignation…

Tout le monde échange des regards incrédules.

Anna—C’est audacieux, c’est clair.

Bernard—Avant de juger, faut essayer !

Bernard attrape une des combinaisons et commence à l’enfiler avec enthousiasme, mais il peine à passer les bras. Il tente de faire quelques pas, se prend le pied dans le carton et s’écroule bruyamment. Emmanuel éclate de rire. Arrive André.

André—C’est bon, je peux faire rentrer les filles ?

Rose—Les filles ?

André—Mes vaches ! C’est que ça commence à souffler.

Rose—Bien, on continue d’emballer : en route vers la porcherie !

André—Rose, il faut me comprendre, mon bétail, c’est ma source de revenus, donc si je ne prends pas soin de lui, je me tire une…

Rose, le coupant. —Je sais, André, je sais…

André, voyant Bernard qui vient de se relever. —Oh ! Mais vous vous lancez dans la science-fiction ? Dom Juan in the Matrix ?

Rose, éclatant. —André tu m’emmerdes !

Tout le monde se fige suite à cette intervention qui n’est pas dans le registre habituel de Rose.

André—Rose, c’est juste une blague…

Rose, acide. —Merci de me faire une explication de texte, j’avais pas bien compris ! (Rageuse.) C’est hilarant, c’est vrai ! Mais que c’est drôle ! Voir du lycra starwariser le spectacle, je me marre ! Répéter au milieu des bottes de foin, je me tape une barre ! Résister à une tempête qui menace de tout emporter, je me poile ! Entendre des vaches beugler sur la prose de Molière, je me démonte la gueule ! Faire les malles pour terminer au milieu des porcs, je me torche de rire, putain ! (S’adressant à tout le monde.) Ma parole, mais ce spectacle, vous avez décidé de le déglinguer ! Vous savez quoi ? Je me casse. Démerdez-vous sans moi !

Elle sort, suivie d’Eugène.

Eugène—Rose ! Rose !

Tout le monde est sidéré, tandis que la tempête et que les beuglements continuent.

Inge—Le rideau est tombé. Et maintenant, c’est l’obscurité. Die Nacht. 

Seraphina—Je ne l’ai jamais vue comme ça…

Barbara—C’est un agacement passager, elle a dû aller respirer, elle va nous revenir, (Souriant soudain.) regardez : elle revient ! Elle… (Son visage se défait.) euh… 

Eugène rentre, sombre.

Barbara—Eugène, où est Rose ?

Eugène—Elle est partie. (Silence.) Elle a pris ta deux-chevaux, André. 

André—Ma Deuche ? 

Eugène—Elle a filé à fond de train, dans la boue, sous les éclairs et la pluie battante. 

Tout le monde, atterré, garde le silence.

Brad—C’est fini, il faut annuler. 

Bernard, répondant au téléphone. —Oui ?

Emmanuel—Statistiquement, c’est ce qu’il y a de plus logique… Annulons.

Steve—C’est qu’est-ce que je voulais dire.

Eugène—Impossible, on est complet sur les 3 représentations.

Paul—Vous voulez tout lâcher comme ça ? Mais est-ce que vous avez cru une seule seconde à ce spectacle ?

André—Vous vous décidez ? Mes vaches prennent toujours la flotte…

Bernard—Bonne nouvelle ! J’ai des amis juste à côté, ils ont une immense grange qui ne sert à rien, et ils proposent à André d’y mettre ses vaches.

André—Ils sont où tes amis ?

Bernard—Euh… Antagnagues…

André—C’est pas loin !

Bernard—Pas très, je crois…

André—Non, pas du tout ! Tu prends direction La Vaysse, côte d’Haute-Serre, et après le Faubourg du Broal, à droite vers Triboulan, et tu remontes gentiment au-dessus du Miraillou pour arriver Cap Del Prat, et là, tu rentres dans la sapinière et Antagnagues est cachée juste derrière.

Bernard, étourdi par cette liste de noms. —Ah oui, oui, je vois très bien…

André—C’est juste à côté, quoi. Allez, c’est vendu ! D’autant qu’on dirait que le vent fléchit un peu…

Anna—Alors on continue ?

Brad—On continue ! 

Séraphina—Le Théâtre triomphera !

Tous—Ouais !

7.  Le bruit des coulisses

La grange est en effervescence. Tout le monde est présent, à l’exception de Rose. On va, on vient. Tous les acteurs sont en lycra, courant d’un bout à l’autre de la salle. L’excitation est à son comble.

Inge—Eugène, j’ai mis les enfants de l’école sur les premiers rangs.

Eugène—Tant mieux, ils vont mettre l’ambiance.

Steve—J’ai faisu un résumé de la pièce pour les enfants, en expliquant bien que tout avec les persos de qui font les péripéties, et l’instit était ravie.

Inge, ironique. —Ravie.

Bernard, à Séraphine. —T’as repéré Mme Godefroy et ses copines ?

Seraphine—Affirmatif.

Bernard—T’as bien compris ?

Seraphine—Oui, dès que le dialogue est un peu trop insistant sur les infidélités de Don Juan ou ses blasphèmes, je tousse très fort.

Emmanuel, à Bernard. —Tu sais que Jean-Sébastien et Voldemort s’entendent comme larrons en foire ? Ils sont partis faire une escapade dans les champs.

Eugène—Venez, tout le monde ! (Toute la troupe fait corps autour de lui. Il a son portable en main.) Ne bougez pas, on va immortaliser ce moment ! (Il cadre et lance un live.) Mesdames et messieurs, bienvenue dans les coulisses de cette incroyable aventure théâtrale. Ce soir, c’est la première, et si nous sommes là, c’est grâce à une personne en particulier. (Sa gorge se serre, ainsi que celles des autres.) Une personne particulière… Rose. Une femme extraordinaire, qui a su nous réunir parce qu’elle croyait en nous. Elle savait que nos différences seraient notre force, elle savait que les obstacles nous révéleraient à nous-mêmes. Alors, au nom de toute la troupe, Rose, merci. Regardez-la, cette troupe ! (Il tourne la caméra vers les autres.)Voici les héros et les héroïnes du jour ! (Les commentaires affluent à l’écran, Eugène les lit à voix haute.) « Magnifique travail d’équipe », « Une énergie folle », « J’ai hâte de voir le spectacle »…

Paul, surpris, comme les autres. —Ils ont l’air sincères.

Inge, les larmes aux yeux. —C’est tellement beau !

Barbara—Ça me rappelle les petits mots que je recevais dans ma loge.

André—Moi qui pensais qu’Internet n’était qu’un ramassis de fake news…

Brad—C’est qu’on est presque célèbres.

Entre Rose, elle est émue. La troupe a le souffle coupé.

Rose—Je viens de voir le live… et j’étais juste à côté. Vous avez compris. Vous avez réussi. C’est ça le théâtre ! L’authenticité humaine et artistique qui transcende tout. (Elle regarde leurs tenues.) Et ce lycra, j’adore ! Vous savez, quand je suis arrivée, j’ai vu une salle remplie et qui attend avec tant de joie ce que vous allez leur offrir. Et puis je me suis approchée de la scène et là, je l’ai entendu, ce son merveilleux, le bruit des coulisses. Des pas fébriles mais feutrés, des chuchotements, des objets qu’on manipule avec précaution, la respiration contenue des interprètes juste avant l’entrée en scène. Ce son, il est plein d’espoir et plein d’attente, c’est le battement de cœur du spectacle. Alors j’ai su que tout irait bien. 

Elle tend ses mains. Un à un, ils se prennent tous par la main, formant un cercle. Les regards se croisent, l’émotion est tangible.

Rose—On respire… doucement… mais profondément… Et maintenant… Trois, deux, un… (Tous, en un même souffle, lancent un cri d’énergie, libérateur, vibrant. On lui passe le brigadier, elle sonne alors les trois coups.) Bon voyage !

***

FIN 

de 

Le Bruit des Coulisses


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