L’ironie, la satire et l’humour noir sont trois registres que nous avons l’habitude d’employer chez Rivoire & Cartier.
Ironie
On a coutume de définir l’ironie comme le fait d’exprimer le contraire de ce que l’on veut entendre, dans le but de se moquer de quelqu’un ou quelque chose. Il y a donc, dans le message, une contradiction de surface, une absence apparente de cohérence, qui exigent des indices permettant à la lectrice, au lecteur, au public de ne pas faire de contresens et de reconnaître l’ironie. Par son pouvoir déconcertant, l’ironie est souvent porteuse de critique.
Les composantes de l’ironie
Le décalage
L’ironie repose sur un système de décalage, de distorsion. Elle est donc consubstantielle des figures d’opposition. Voyez cet extrait tiré de Coriaces. Samantha, vivant dans un quartier on ne peut plus défavorisé, a passé quelques jours chez les Bellanger. Elle voudrait bien y rester. Se met alors en place un rapport de force entre Samantha et Amaury, le propriétaire de la maison. Samantha est décidée à le faire craquer et le pousser à partir. De son côté, il lui intime l’ordre de vider les lieux. Voici ce qu’elle répond.
“J’ai bien réfléchi. Vous avez raison, c’est à nous de partir. Et puis, quand j’y pense, revenir dans ma cité pourrie, mon deux-pièces cuisine déprimant, ça me remplit de joie. Non, je déconne. C’est vous qui allez dégager. Barrez-vous.”
La juxtaposition d’une description faisant apparaître un gourbi et d’une déclaration de joie crée une incongruité : l’antithèse crée un effet de rupture. L’ironie est ici dévoilée par un cru « Non, je déconne ». Le personnage commente ici sa parole, ce qui en linguistique relève de la fonction métalinguistique. Ce qui est placé avant ce commentaire relève de l’antiphrase. Ce qui est placé après révèle la véritable pensée du personnage.
Dans Du Parmesan dans les tagliatelles, Brigitte tente de convaincre Paul qu’Ophélie a un faible pour Legrand.
“BRIGITTE. — Elle me l’a pas dit clairement, mais bon… j’ai compris…
PAUL. — Qu’est-ce que t’as compris ?
BRIGITTE. — Un jour, on parlait de Legrand et là, Ophélie a dit : « Il a quand même une certaine classe. »
PAUL, ironique. — Wouah ! Effectivement, ça c’est une déclaration ! Heureusement que tu sais lire entre les lignes…
BRIGITTE. — Évidemment, là, je te raconte… mais je t’assure que son regard en disait long…”
L’opposition entre les conclusions hasardeuses de Brigitte sur les sentiments qu’elle prête à Ophélie et le commentaire laudateur de Paul crée un rapprochement suprenant et fait apparaître la réaction de ce dernier comme une antiphrase : d’après lui, Brigitte n’a pas le talent pour lire dans les émotions d’Ophélie.
Disproportions
L’ironie peut aussi se manifester par des jeux de disproportion. Des éléments disproportionnés sont mis en proximité. On peut observer ce fonctionnement dans notre comédie western Dernière Diligence pour Kansas City. Le Capitaine Miller, ayant servi lors de la bataille de Slim Buttes, entreprend de la raconter. Le personnage de Taureau-Ailé y était aussi présent.
“MILLER. — (…) (Avec une certaine emphase) Je m’en souviens avec grande précision. Nous arrivâmes dans les Collines Noires par le sud…
TAUREAU-AILE, avec calme. — Par le nord.
MILLER. — Laissez-moi parler : par le sud… par le sud du nord du Bighorn. Nous perdions espoir, quand le ciel nous envoya un signe et fit apparaître le soleil.
TAUREAU-AILE. — Il pleuvait à verse.
MILLER, tentant de garder la face. — Il fit apparaître le soleil, qui… qui… qui se cacha immédiatement sous d’épais nuages. Nous recherchâmes notre nourriture dans les bois, les fourrés…
TAUREAU-AILE. — Vous voliez des vivres dans les villes minières.
MILLER, poursuivant comme si de rien n’était. — Quand de sympathiques mineurs nous proposèrent du maïs grillé.
TAUREAU-AILE. — Sous la contrainte de vos armes.
MILLER, rongeant son frein. — J’aime pas trop les peaux-rouges, ni les fils de pute.”
On le voit, le capitaine se trompe souvent dans sa description. Taureau-Ailé rectifie en permanence son récit. Le capitaine, en réponse, tente de combler le fossé qui se crée entre sa parole et celle de Taureau-Ailé. L’effet de disproportion étonnant se situe dans le rapprochement moqueur de la supposée authenticité de la parole du vétéran et sa réelle volonté de réécrire l’Histoire, pour en faire un récit dédié à sa propre gloire et à celle de la cavalerie.
Fausse logique
L’ironie peut également provenir d’une fausse logique. Elle présente un raisonnement avec une apparence de grande logique mais en vérité erroné. Dans L’Imparfait du Subjectif, Isa est la mère d’un élève turbulent, qui vient d’être mis à la porte de son lycée. Elle se rend chez le directeur de l’établissement, Louis, afin de faire annuler sa sanction. Mais ce dernier reste inflexible.
“LOUIS. —En l’occurrence, les faits parlent d’eux-mêmes.
ISA, minimisant. —Oh lala… c’est pas si grave…
LOUIS. —Pas si grave ? On ne doit pas avoir la même notion de la gravité.
ISA. —Des bêtises d’ado…
LOUIS. —Des bêtises d’ado ? Ton fils a insulté son professeur de sciences naturelles, Mme Eberhardt.
ISA. —Raphaël a voulu faire une blague…
LOUIS. —Une blague ? Et ce qu’il a fait après ? C’était une blague aussi ? Mettre la tête de Mme Eberhardt dans la cuvette des toilettes ? La prendre en photo et la faire tourner sur Snapchat en l’agrémentant d’un Eberhardt la pute, c’était encore une blague ? (Ironique) Mais que c’est drôle, mon Dieu que c’est drôle ! Attends, je ris : ha ! ha ! ha !
ISA. —On dirait que tout est la faute de Raphaël…
LOUIS. —Parce que c’est pas sa faute ? Et c’est la faute de qui ? La nôtre, peut-être ? (À la manière d’une news télé) « Il plonge la tête de sa prof dans une cuvette remplie de merde. Encore un évènement tragique qui démontre que dans les établissements scolaires, on manque cruellement de personnel de nettoyage. »”
Louis met ici en relief le lien établi entre le méfait commis et la conclusion que le discours en tire : la responsabilité n’incombe pas à l’élève mais à un manque de moyens inhérent au système éducatif. Le plus grand sérieux avec lequel il l’accomplit faire ressortir le caractère antiphrastique de sa réplique, et par conséquent son opposition à toute révision de la sanction infligée à Raphaël.
Les fonctions de l’ironie
Prise de conscience
Il ressort des différents exemples précédents que l’ironie a pour effet de déconcerter en suscitant la surprise en raison des décalages et des ruptures qu’elle provoque. Elle suscite donc un rire incertain, mais au-delà de cela et grâce à cela, elle fait prendre conscience de situations sur lesquelles on voudrait attirer l’attention. Ainsi, l’extrait de Dernière Diligence pour Kansas City cité plus haut fait réfléchir sur la manière dont les vainqueurs de l’Histoire se sont souvent accaparé le récit historique pour le tordre à leur avantage.
Critique
La prise de conscience se double d’une critique : l’ironie s’applique en effet à des situations qu’il convient de modifier pour des raisons diverses. Dans Un Weekend de Pâques, Daria et Max se targuent d’êtres coachs en développement personnel dûment diplômés. L’un comme l’autre se vantent auprès d’Eugénie d’arriver à faire sortir de la maison, Fred, son frère, qui n’a plus mis le nez dehors depuis longtemps.
“DARIA.— Je suis un coach digne de ce nom. En tout cas sûrement plus digne que toi.
MAX.— Ah ouais ? (Désignant Fred) Alors fais-le sortir, si t’es si fine.
FRED.— C’est quoi, ce délire ?
DARIA, en face de Fred et très près de lui. — Fred, vous ne voyez plus que moi et vous n’entendez plus que le son de ma voix. Ma voix vous berce, ma voix vous guide, ma voix vous porte. Quand je claquerai des doigts, vous tomberez dans un sommeil profond. (Elle s’exécute et Fred ferme les yeux.) Vous dormez à présent et rien ne peut vous réveiller. Ma voix vous commande et vous m’obéissez sans opposer de résistance. Vous allez maintenant vous diriger vers la porte de sortie. (Lentement, Fred marche vers la porte.)
SAINT-BENOIST, murmurant. — Ça marche… (Soudain Fred s’arrête.) Qu’est-ce qu’il fait ? (Il se retourne lentement vers les autres.) C’est curieux… (Fred lève les mains vers eux.) Il veut nous dire quelque chose… (Soudain, il relève ses deux majeurs.) Oh !
FRED, rouvrant les yeux. — Et vous y avez cru ?
EUGÉNIE.— Tu n’es qu’un clown !
Elle sort.
DARIA, déçue, à Fred. — Vous ne vous êtes même pas un petit peu endormi ?
MAX, à Fred. — Venez Fred, on va prendre l’air.
FRED.— Désolé, ça ne prend pas.
MAX.— Vous allez voir, le temps est très doux pour la saison…
FRED. — Je suis plutôt frileux…
MAX.— Allez… allez… (Discrètement, il lui propose un billet.) Pour me faire plaisir…
FRED.— J’ai l’impression que t’es encore plus malade que les autres, toi…”
Les essais ridicules de Daria et de Max ont pour effet de ridiculiser toute la pratique des personnages et l’optimisme injustifié qui la sous-tend.
Dénonciation
L’ironie peut aller encore plus loin et porter une sévère dénonciation. Dans Monsieur de Barbe-Bleue, le personnage du moine veut imposer une société dans laquelle les femmes sont clairement asservies aux hommes. Véritable directeur de conscience de Monsieur de Barbe-Bleue, il disparaît avec lui, lorsque le personnage prend la fuite. Voici comment La Voix qui raconte en parle :
“À ma surprise, j’ai croisé voici peu le moine qui assurait sa direction de conscience. Il s’est placé au service d’un garçon, l’un des plus beaux partis de la ville. Ce fils de famille cherche une épouse. Gageons que notre moine saura bien l’épauler car le jeune homme désire trouver une femme honnête, pure et sans tache.
Or peut-on s’attacher à plus noble entreprise ?”
L’entreprise du Moine est-elle vraiment « noble » ? On peut en douter, lorsqu’on évoque les conseils coercitifs qu’il donnait à M. de Barbe-Bleue pour placer son épouse sous sa coupe. La lectrice ou le lecteur avisé-e saura reconnaître l’ironie qui perce sous cette pseudo-remarque élogieuse et l’effroi que tente de masquer La Voix qui raconte.
L’ironie, dans les textes de Rivoire & Cartier, s’accompagne fréquemment du registre satirique.
Satire
On parle de registre satirique lorsqu’un texte, par exemple, donne à voir, sous une forme critique, des manières d’être, d’agir, ou de penser, qui sont celles d’un groupe social ou d’une société entière.
Franglais
Dans la pièce Collision, Josiane et Sybille, anciennes amies de collège, se croisent par hasard dans la rue. Sybille travaille dans un cabinet de consulting en ressources humaines. Comme Josiane est sans activité, Sybille lui propose de la relancer.
“SIBYLLE. — Je peux t’aider, si tu veux. Mon job, c’est quand même de trouver un job aux autres !
JOSIANE, prenant peur. — Ah ! euh… tu sais… je ne suis pas prête… mon CV n’est pas à jour…
SIBYLLE. — Ça tombe bien, ça fait partie de mes attributions ! Tu sais, en t’écoutant parler, je me disais que je pourrai développer pour toi un career advancement program personnalisé. J’imagine bien un awareness training couplé avec des challenging goals.
JOSIANE. — Je ne sais pas…”
Le discours de Sibylle est saturé de mots anglais, procédé typique de certains milieux professionnels, lesquels, par cet artifice, entendent donner une envergure internationale à leur parole, tout en se faisant passer pour des experts.
Discours des dominants
Dans L’Étoffe des songes, Freddy tente d’adopter les codes des personnes qu’il identifie comme faisant partie de la classe dominante.
“FREDDY. — Ils ont licencié mon assistante.
CINDY. — Les Romains ?
FREDDY. — Le staff du cabinet. Enfin… Patrick. Il l’a licenciée. Sans ménagement, du jour au lendemain. Tu te rends compte ? C’est une honte ! Comment je vais faire, maintenant ? Eh bien je vais devoir réserver mes billets d’avion et mes hôtels moi-même ! Sans parler des notes de frais ; qu’il faudra que je rassemble, que je trie, que je mette dans des dossiers… Va falloir que je m’achète des trombones ! Parce que, naturellement, Christine a tout emporté ! Je l’ai dit à Patrick : ce que vous allez gagner sur le salaire de Christine, vous allez le perdre sur le temps que je passerai à l’intendance. Parce que pendant que je serai sur internet à télécharger mon boarding pass, ou au téléphone en train de vérifier que ma chambre est opérationnelle, qui s’occupera de l’optimisation fiscale de M. Cahubrac ? Personne ! (Un temps.) Patrick, lui, il a une assistante. Il a même un chauffeur. Oh je ne suis pas jaloux. Je vais même te dire : je trouve ça normal, parfaitement normal. Lui ? Prendre le métro ? Le bus ? À son niveau de responsabilités, Patrick ne peut pas se permettre de fonctionner sans chauffeur. Il gère tellement d’affaires en même temps, que quand il va d’un point à un autre, qu’est-ce qu’il fait ? Il bosse, Patrick ! Tu le vois, avec ses dossiers, entre un vieux qui s’accroche à sa place troisième âge, une femme enceinte qui réclame d’être assise et un rugbyman de cent kilos ? N’empêche, j’ai dit à Patrick : en licenciant Christine, vous me mettez vraiment dans la merde.”
Ce discours, en même temps qu’il justifie les privilèges des plus aisés, en gonfle l’importance et fait d’elles la clé de voûte de la société toute entière. Par sa violence symbolique, il tente d’asseoir la violence économique des plus aisés.
Humour noir
Ironie ou satire, ces deux registres démontrent la persistance de l’humour noir dans le répertoire de Rivoire & Cartier, si cet humour particulier peut être considéré comme un remède à la mélancolie. L’humour noir s’appuie au final sur une foi en l’invulnérabilité du moi vis-à-vis des événements extérieurs. L’ironie ou la satire mettent la réalité à distance, la démentent par le plaisir que prend le « moi ironique » et le « moi parodique » à la singer, l’imiter. Ainsi, la douleur que pourrait causer une réalité trop difficile, voire insupportable, est épargnée et le principe de réalité est contourné par le discours ironique ou satirique. Il s’agit de ne pas tomber dans le péché romantique par excellence, à savoir la mélancolie suscitée par la souffrance inhérente au monde. L’humour permet ainsi de vaincre ces émotions négatives et de transformer la souffrance en comportement distant et dominateur. Faire preuve d’humour noir, c’est refuser aux malheurs du monde le droit d’attaquer notre moral. C’est donc peut-être, en définitive, témoigner d’une éthique en ce qu’il s’agit d’une démonstration de la force de l’esprit sur l’âpreté du réel.
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