Hôtel Beaumanoir 3F/6H



Une comédie qui se joue allegro et appassionato !

Accordez-nous moins d’1h30 de lecture et découvrez comment faire entrer votre public dans l’univers des hôtels de luxe peuplés par les grands de ce monde (même si vous avez peu de moyens).

On a 3 questions rapides à vous poser : 

🆘 Est-ce que vous avez assez de tomber sans cesse sur des textes qui ne correspondent jamais à votre répartition femmes/hommes ?

🆘 Est-ce que vous n’en pouvez plus de ces pièces où les scènes tirent en longueur ?

🆘 Est-ce que vous faites partie des personnes qui détestent ces comédies mettant en scène des personnages au langage relâché ?

Les compagnies qui ont monté Hôtel Beaumanoir ont répondu oui à au moins deux questions : vous n’êtes plus seul-e ! 

Résumé de la pièce : À l’Hôtel Beaumanoir, le client est roi. Cependant l’établissement est sous tension : la direction apprend qu’un critique touristique, anonyme, est dans l’hôtel. Cette vénérable maison va-t-elle garder ses cinq étoiles ? 

En accédant au texte intégral d’Hôtel Beaumanoir, vous obtiendrez un fichier pdf de 78 à 94 pages pour un poids ultra-réduit entre 648 ko et 717 ko. Le fichier est donc très facilement téléchargeable sur votre téléphone, votre ordinateur, votre tablette et imprimable à volonté. La mise en page vous permettra de noter sur le texte toutes les indications et notes de régie que vous jugerez utiles.

Avec « Hôtel Beaumanoir » vous découvrirez :

✅ une comédie faisant avancer de front 4 intrigues, relançant sans cesse l’intérêt des spectateurs

✅ un style volontiers loufoque, déchaînant les rires du public

✅ des personnages au bord de la folie, donnant aux interprètes l’opportunité de jouer des sentiments hauts en couleur, qui marqueront les spectateurs

✅ une pièce aux très nombreuses distributions possibles, s’ajustant avec plasticité aux effectifs de votre compagnie

✅ une comédie de théâtre qui s’achève par une réflexion sur le théâtre, proposant au public plus qu’un divertissement : un nouveau regard sur la vie

✅ un espace scénique simple, pratique pour le montage et la diffusion du spectacle

Hôtel Beaumanoir a été plébiscité par plusieurs compagnies ces dernières années : 

🎭 Le Groupe Artistique de Moret, Seine-et-Marne, 2022

🎭 La troupe de Scaldinium du Foyer Jacques Brel, Nord, 2022

🎭 Le Club Théâtre IMT Nord Europe, Nord, 2023

🎭 La Compagnie l’Étoile filante, Val-d’Oise, 2023-2024

🎭 L’Association Imagine, Jura, 2024

Bonne nouvelle : la lecture, le téléchargement et l’impression d’Hôtel Beaumanoir sont totalement gratuits !

Intéressé-e ? Attention, cependant : cette pièce est fortement déconseillée aux personnes qui n’aiment pas les ultra-riches !



Hôtel Beaumanoir a été créé en 2022 par le Groupe Artistique de Moret.

Hôtel Beaumanoir de Rivoire & Cartier

La Compagnie a présenté un mix entre la version pour 17 interprètes et la version 4F/3H.


À l’automne 2023, la Compagnie de l’étoile filante a proposé une nouvelle version de la pièce, partant de la version pour 17 interprètes et la retravaillant.

Bonne lecture !

Des questions ? Des remarques ?

Écrivez-nous : contact@rivoireetcartier.com

Texte intégral d’Hôtel Beaumanoir en version 17 personnages à lire ou à imprimer

Personnages

Chambord, directeur de l’Hôtel Beaumanoir, guindé et obséquieux.

Monsignymaîtresse d’hôtel, sèche et droite comme un i.

Durocpropriétaire de l’Hôtel Beaumanoir, très nouveau-riche.

Engelscheffe de cuisine, forte en gueule.

Barbarencyclient-e habituel-le très bien élevé-e.

Montserratcantatrice exubérante.

Renaudcritique musical cultivé.

Mariarépétitrice de Montserrat, discrète.

Raoulgroom, sans façons.

Brintonmembre de la Société des comment dirais-jistes.

Grinton autre membre de la Société des comment dirais-jistes.

Souza, room service.

Sweetnouveau client-e, naïf/naïve.

Montjoieclient-e, dans la panade.

Joubertvalet ou femme de chambre, de l’à-propos.

De Barry, client-e, dérangé-e.

Verberieserveur ou serveuse, agile.

NOTE

  1. Les interventions de Sweet, Montjoie, Joubert, De Barry et Verberie sont autonomes et peuvent être coupées sans gêner le bon déroulement de la pièce. 
  2. Plusieurs rôles peuvent être joués par un-e même acteur/actrice.
  3. Les rôles de Duroc, Barbarency, Souza, Sweet, Montjoie, Joubert, Barry et Verberie peuvent indifféremment être joués par des hommes ou des femmes.

Le décor

Le hall de L’Hôtel Beaumanoir. Un panneau « Hôtel Beaumanoir ». Canapé(s), fauteuil(s), accès aux chambres, au restaurant, mobilier et décoration ad libitum.

Au lever du rideau, Monsigny est seule en scène. Habillée de manière stricte, elle consulte un document. Sortant du restaurant, paraît Engels, en tenue de cuisine.

Monsigny, avec douceur. Ah, cheffe, bonjour.

Engels, sans chichi. Bonjour, Mme Monsigny.

Monsigny. J’étais justement en train de regarder la carte.

Engels. Un problème ?

Monsigny. Aucun. Merveilleuse carte, vraiment. Pourtant…

Engels. Pourtant ?

Monsigny, hésitant un peu. Pourtant j’avoue que j’aimerais qu’on y réintègre notre Vol-au-vent Richelieu.

Engels. Le Vol-au-vent Richelieu ?

Monsigny, avec gourmandise. Oui, vous savez : c’est une croûte en pâte feuilletée garnie d’un riz-de-veau en béchamel, avec une pointe de soubise que vous…

Engels, sans attendre la fin de la phrase. Je sais faire le Vol-au-vent Richelieu, merci.

Monsigny. Alors pourquoi vous ne le faites plus ?

Engels. Ça date de Mathusalem.

Monsigny. Vous exagérez, ça date de la fondation de l’Hôtel Beaumanoir.

Engels. C’était en 1862 !

Monsigny. Justement, ça fait partie de l’identité de l’établissement ! 

Engels. L’identité de l’établissement, je suis justement là pour la changer ! D’ailleurs je viens de mettre au point un nouveau plat… ça va pulser !

Monsigny, avec suspicion. Un nouveau plat ? De quoi s’agit-il ?

Engelsavec fierté. Un jarret de porc mangue chocolat.

Monsigny, avec horreur. Du porc mangue chocolat ?

Engelsavec effronterie. Du porc mangue chocolat.

Monsigny, sentant la panique monter. Mais… mais… ça va faire fuir tous les clients !

Engels. Ça fera fuir les vieux !

Monsigny. Ils représentent ¾ de notre clientèle ! Et puis ils sont déjà suffisamment perdus comme ça.

Engels. Perdus ? Nos clients sont perdus ?

Monsigny. Ils ne sont pas perdus, ils sont traumatisés ! Et on le serait à moins. (Lisant la carte ) « Crème de dinde et sa mousseline de navet vanille. » « Tiramisu foie de veau caramel ». 

Engels, sans concession. C’est nouveau.

Monsigny. C’est le bordel, surtout.

Engels, levant un sourcil. Le bordel ?

Monsigny. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ! (Désignant la carte ) On dirait que les desserts se sont éparpillés façon puzzle dans les entrées et les plats !

Engels, avec une logique imparable. Ça plait.

Monsigny. Pas tant que ça, si j’en juge par vos faits d’armes : juste après votre passage, tous les établissements où vous avez officié ont fermé !

Engels, avec gêne. C’est le contrepet.

Monsigny, sans comprendre Le contrepet ?

Engels. Le contrepet.

Monsigny, revenant à la charge. L’Hôtel de la Poule qui mue ? Fermé !

Engels, avec gêne. Le directeur disait sans cesse : « Bienvenue à La Moule qui pue ! »

Monsigny. Aux Bien Belles Frites, fermé !

Engels. Les clients l’appelaient Aux Bien Frêles Bites

Monsigny. Et L’Hôtel des voyageurs ? Fermé lui aussi ! Vous n’allez pas encore me faire le coup du contrepet ? (Réfléchissant ) Je ne vois vraiment pas ce qu’on peut faire comme contrepèterie avec Hôtel des Voyageurs…

Engels. Vous avez raison, on ne peut en faire aucune. Mais à chaque fois que la patronne servait les tomates farcies et disait « Goûtez-moi cette farce », les clients murmuraient « Foutez-moi cette garce » …

Monsigny, avec incrédulité. Et vous voulez me faire croire que ça a entraîné la fermeture ?

Engels. La clientèle, très collet-monté, ne tenait plus à entendre ces gauloiseries…

Monsigny. En tout cas, vous n’avez pas l’air de porter chance… Donc, vos suggestions pour la carte, oubliez, et laissez faire ceux qui maîtrisent l’histoire de l’Hôtel Beaumanoir.

Engels, éclatant. Vous n’êtes qu’une pièce de musée !

Monsigny, éclatant à son tour. Et vous, vous n’êtes qu’une grande gueule qui se fiche de l’avis du client !

Engels. Vous n’avez aucun pouvoir sur la carte ! Vous n’êtes que maîtresse d’hôtel !

Monsigny. Vous avez raison ! C’est Duroc qui vous a voulue, c’est Duroc qui tranchera !

Engels, criant. Parfait !

Entre Chambord, tiré à quatre épingles.

Chambord. Doucement ! On va vous entendre dans tout l’hôtel !

Engels. J’attends M/Mme Duroc.

Chambord. Eh bien allez l’attendre en cuisine ! Je ne voudrais pas que des clients vous trouvassent là… Ce n’eût pas été digne du standing de l’Hôtel Beaumanoir

Engels. Comme vous voulez… (Avec discrétion ) Au fait, M. Mastard m’a fait une demande particulière…

Chambord. Mastard ? Il vous parle ?

Engels. Allez savoir pourquoi, il m’aime bien. (Avec intention ) Après le service, il me demande toujours pour me féliciter au sujet de mon Tiramisu foie de veau caramel…

Chambord. Et que vous a-t-il demandé ?

Engels, avec gêne. Il aurait voulu… dans sa chambre… en soirée… un peu de compagnie.

Chambord, sans comprendre. Eh bien il n’a qu’à descendre à l’auditorium. Nous accueillons un très intéressant congrès, et je ne doute pas qu’il puisse rencontrer…

Engels, sans attendre la fin de la phrase. Il faisait allusion à une compagnie… tarifée…

Chambord, toujours sans comprendre. Tarifée ?

Engels, lâchant le morceau. Une pute, quoi.

Chambord, réagissant avec rapidité et violence. Oh ! Une ?… une ?… mais c’est… c’est… comment ose-t-il ! Une péripatéticienne  ! Ici, à l’Hôtel Beaumanoir ! Il n’en est pas question ! Alors la prochaine fois qu’il vous demande une… une…

Engels, simplement. Une pute ?

Chambord, les yeux exorbités, chuchotant. Taisez-vous ! Si on nous entendait… Bref, vous m’appelez !

Engels, regardant Chambord d’une drôle de façon. C’est vous qui vous occuperez de lui ?

Chambord. Je lui expliquerai, en tant que directeur de cette maison, qu’ici, nous sommes dans un hôtel cinq étoiles et pas dans un claque ! Nous avons gagné chacune de nos étoiles à la force du poignet !

Engels, avec un sous-entendu égrillard. Je crois que M. Mastard ne dédaignerait pas quelqu’un travaillant à la force du poignet…

Chambord. Assez ! Je ferai tout pour garder ces cinq étoiles, dussé-je verser mon sang ! En attendant, je vous recommande trois choses : excellence, excellence, excellence !

Engels. C’est noté.

Elle sort par l’accès au restaurant.

Monsigny, à part, alors qu’Engels sort. Est-ce qu’on peut faire une contrepèterie avec Hôtel Beaumanoir ?

Entre Duroc avec précipitation.

Monsigny. Ah ! M/Mme Duroc ! Il faut que je vous parle…

Duroc. Plus tard ! Ah mes enfants… j’ai couru pour venir jusqu’ici… j’en ai les jambes coupées !

Chambord. Asseyez-vous, voyons…

Duroc. Je ne sais pas si je vais arriver à reprendre mon souffle…

Monsigny. Il faut boire quelque chose. (Claquement de doigt.)

Duroc. Voyons… par où commencer ?…

Chambord, alors qu’un verre d’eau est apporté à Duroc. Par le commencement, tout simplement…

Duroc, après avoir bu. Bien… Le commencement… Tout d’abord, permettez-moi de vous dire ma fierté devant le travail accompli. Vous avez su faire de cet établissement une référence : nos cinq étoiles en sont la preuve. Mais aujourd’hui, j’ai peur.

Monsigny. Peur ?

Duroc. J’ai hérité cet hôtel de mon arrière-grand-père. Il était tombé en ruine. Grâce à vos efforts, nous avons transformé cette vieille auberge de campagne en un merveilleux hôtel, chic et distingué… 

Chambord. Pourquoi rappeler le passé ? Les souvenirs resteront intacts. 

Duroc. Je sais… je sais que vous savez… mais je tenais à ce que vous sachiez que je sais, que je sais que vous savez, mais aussi que vous sachiez que je sais que vous savez…

Monsigny. J’ai un peu de mal à suivre…

Duroc. Toujours est-il que vous avez beaucoup donné, bien au-delà de vos attributions habituelles… menuiserie, plâtrerie, maçonnerie, usage de vos charmes…

Chambord. Usage de vos charmes ?

Duroc. Quand il s’est agi d’obtenir le soutien de la municipalité…

Chambord, avec gêne. Je vous en prie. Comme si nous nous étions… (Il n’arrive pas à prononcer le mot « prostitués ».)

Duroc. Et puis il y a eu nos étoiles… que nous avons gagnées peu à peu… La première…

Monsigny. Lorsque nous avons pu faire un sanitaire à chaque étage…

Duroc. La deuxième…

Chambord. Quand nous avons fait poser un ascenseur.

Duroc. La troisième…

Monsigny. Quand chaque chambre a eu sa salle de bain et ses toilettes.

Duroc. La quatrième…

Chambord. Quand la clim est arrivée !

Duroc. Et la cinquième…

Chambord. Avec la mise en place de notre room service !

Duroc. Mais tout cela est précaire…

Chambord, approuvant. Excellence, excellence, excellence…

Duroc. Nos finances sont encore fragiles et le guide Belin, qui décerne les étoiles, est très sévère.

Monsigny, avec insouciance. Heureusement, ils ne peuvent pas envoyer des inspecteurs tout le temps !

Duroc. Il y en a un dans l’hôtel.

Chambord, après un temps. Je vous demande pardon ?

Duroc. Un inspecteur du guide Belin est ici dans nos murs.

Monsigny. Impossible ! Personne ne s’est présenté comme tel.

Duroc. Évidemment que personne ne s’est présenté comme tel ! Vous n’imaginez pas qu’il allait révéler son identité. Il est ici incognito, pour tout observer, tout évaluer, et décider si oui ou non, nous garderons nos cinq étoiles.

Chambord. Comment avez-vous su ?

Duroc. Un appel anonyme du Guide Jaune, le grand concurrent du Guide Belin.

Monsigny. Mais alors ça veut dire que quelqu’un ici nous fait marcher, et dissimule sa véritable identité de critique pour mieux passer au crible notre service ?

Duroc. Exactement ! Oh… il ne s’est pas donné beaucoup de peine. Le siège du Guide est à trois rues !

Chambord. Oh mon dieu !

Duroc. ¾Tout doit être parfait !

Chambord. Je m’en vais vous le démasquer, moi !

Duroc. Quoi ?

Chambord. Il y a un intrus dans notre maison et je découvrirai de qui il s’agit !

Duroc. Parfait. Vous savez que je dois partir aujourd’hui pour le symposium annuel de l’Hôtellerie Haut de Gamme. Je n’imagine pas apprendre en pleine discussion que nous avons perdu une étoile… ou pire ! L’affront serait tel que je quitterais immédiatement le colloque… Je compte sur vous !

Chambord. Vous pouvez !

Duroc. D’autant que la perte d’une étoile serait aussi et surtout une catastrophe pour nos finances !

Monsigny. Nous trouverons cet inspecteur et nous nous occuperons si bien de lui qu’il nous fera une critique dithyrambique 

Duroc. Vous me rassurez.

Chambord. Allez tranquillement à votre colloque. Vous pouvez dormir sur vos cinq étoiles.

Duroc. Tenez-moi au courant !

Duroc sort.

Chambord. Et maintenant : menons l’enquête !

Renaud entre.

Monsigny, très aimable. Bonjour M. Machault.

Renaud. Que se passe-t-il avec Duroc ? J’ai à peine eu le temps de lui dire bonjour que… (Faisant un geste pour exprimer la fuite ) Pfuit !

Chambord. M. Duroc est en retard pour prendre son avion.

Renaud. Ah ! Voyager… changer d’air… Pour ça, certains prennent des avions… Moi, j’écoute une symphonie de Mozart.

Monsigny. Vous et la musique, c’est une véritable histoire d’amour.

Renaud. Pourquoi croyez-vous que je suis devenu critique ?

Chambord. Et ça paye bien, critique musical ?

Renaud. Je vous demande pardon ?

Chambord, avec soupçon. Parfois, pour compléter son salaire, on fait des piges à droite à gauche… Vous, par exemple, vous pourriez vous transformer en critique culinaire ?

Renaud. Moi ? Critique culinaire ?

Monsigny, avec un esprit de conciliation. Nous sommes sous pression ! Un inspecteur du Guide Belin est ici.

Renaud. Ah oui ? Je suis sûr que vous allez lui en mettre plein la vue, comme d’habitude !

Chambord. Nous l’espérons ! Mais que nous vaut le plaisir de votre présence ?

Renaud. Montserrat Cavalier est bien descendue chez vous ?

Monsigny. Nous avons en effet l’honneur d’héberger cette grande cantatrice. 

Renaud. Eh bien figurez-vous qu’elle m’a accordé une interview. (Regardant l’heure ) Elle ne devrait plus tarder.

Chambord. Nous avons à faire. Est-il possible de vous fausser compagnie ?

Renaud. Je connais bien la maison.

Monsigny. Vous venez depuis si longtemps…

Renaud. Depuis 20 ans.

Monsigny. Vous en connaissez, des histoires, sur L’Hôtel Beaumanoir

Renaud. Tant ! Je crois parfois que j’en invente…

Chambord. Tant qu’à en inventer, n’en faites que des favorables à notre image. Au plaisir !

Chambord et Monsigny s’éclipsent tandis qu’entre Sweet, en peignoir de bain avec une serviette éponge.

Renaud, voyant que Sweet avance sans trop savoir où il va. Puis-je vous aider ?

Sweet. Je vous remercie. Je cherche la piscine.

Renaud. Votre intention est donc de prendre un bain ?

Sweet. Vous êtes assez perspicace. 

Renaud, regardant sa montre. Un bain ? À cette heure-ci ? Ce n’est pas raisonnable.

Sweet. Pas raisonnable ?

Renaud. Croyez-bien que je comprends.

Sweet. Qu’est-ce que vous comprenez ?

Renaud. Je connais si bien la maisonVous avez réservé une suite à l’Hôtel Beaumanoir, cinq étoiles, disposant d’un hammam, d’un sauna et d’une piscine olympique. Vous avez réglé rubis sur l’ongle et vous avez bien l’intention de profiter de toutes les prestations proposées par l’établissement. Aussi, vous avez décidé de vous rendre à la piscine. 

Sweet. C’est exact. J’ai la ferme intention d’arriver sur le bord du bassin, de lancer mon peignoir et ma serviette sur un transat, et de me laisser tomber de tout mon poids dans l’eau, en faisant une magnifique bombe qui éclaboussera tout le monde. 

Renaud. Et c’est votre droit le plus absolu. Certes, je suis loin d’approuver votre démarche, mais enfin, à l’Hôtel Beaumanoir, le client est roi, et s’il veut plonger dans la piscine en aspergeant toutes celles et tous ceux qui sont venu-e-s se dorer au soleil, aucun membre du personnel ne songerait à le critiquer. 

Sweet. Vu le prix que je paye, j’aimerais bien voir ça !

Renaud. En effet, les employés sont dévoués à votre service, et si vous avez envie de faire une bombe dans l’eau, eh bien faites une bombe dans l’eau. La piscine est par-là.

Sweet. Merci. (Sweet fait un mouvement de départ.)

Renaud. Mais avez-vous pesé tous les risques ?

Sweet. Les risques ? Quels risques ?

Renaud. À cette heure ici, la piscine est bondée et la foule se presse autour du bassin.

Sweet. Peu m’importe.

Renaud. Si vous faites une bombe dans l’eau, il y a fort à parier que vous allez toucher au minimum une vingtaine de personnes.

Sweet. Plus j’en aspergerai, plus ce sera réussi !

Renaud. Vous n’avez pas réfléchi aux conséquences de vos actes.

Sweet. Oh si ! Et je m’en réjouis d’avance !

Renaud. La chaleur est écrasante, aujourd’hui.

Sweet. Un plongeon dans l’eau bien fraîche ne pourra que me faire du bien.  

Renaud. C’est exactement ce que se sont dit les clients de l’hôtel. Cependant, on ne peut pas rester dans l’eau pendant des heures.

Sweet. Ce n’est pas bon pour la peau. Elle se fend de petites rides. 

Renaud. C’est pourquoi les clients ont demandé des brumisateurs afin de se rafraîchir, même allongés sur leurs transats.

Sweet. Ils les ont obtenus ?

Renaud. Oh non ! La direction a argué que cela n’entrait pas dans les prestations de l’hôtel.

Sweet. J’imagine les réactions…

Renaud. Elles ont été plus que négatives ! Aussi, lorsque vous vous laisserez tomber de tout votre poids dans le bassin, cela aura pour effet de tremper tous les clients alentours et vous serez accueilli-e comme le Messie !

Sweet. Pardon ?

Renaud. Tous ces hommes et ces femmes, qui grillaient sur leurs transats comme des poulets sur la broche, seront positivement ravis de recevoir ainsi une onde fraîche et apaisante.

Sweet. Vous croyez ?

Renaud. J’en suis sûr. On vous demandera de recommencer.

Sweet. Eh bien… je recommencerai avec plaisir.

Renaud. Oui, seulement voilà, après ce deuxième saut, on vous demandera d’en refaire un autre.

Sweet. Encore ?

Renaud. C’est certain !

Sweet. En ce cas, j’en referai un troisième.

Renaud. Ça ne suffira pas.

Sweet. Non ?

Renaud. Hélas non ! Les personnes que vous aurez aspergées en premier seront déjà sèches et vous demanderont de recommencer.

Sweet. Diable…

Renaud. Sans vous en rendre compte, vous aurez mis le doigt dans un engrenage infernal. Vous plongerez et replongerez sans fin jusqu’à ce que tout le monde en soit rassasié.

Sweet. Je partirai !

Renaud. On vous en empêchera ! Le client déshydraté d’un hôtel cinq étoiles est plus dangereux qu’un fauve affamé. On vous reconduira au bassin, de force, s’il le faut, vous faisant faire bombe sur bombe. À la fin de la journée, vous ne serez plus que l’ombre de vous-même. Essoufflé-e, épuisé-e, fourbu-e, vous ressemblerez à un travailleur de force, un ouvrier, un pauvre.

Sweet; avec horreur. Un pauvre ?

Renaud. Un pauvre. Votre cas sera alors désespéré. N’attendez aucune indulgence ni aucun passe-droit. Un pauvre ne saurait résider à l’Hôtel Beaumanoir. Vous serez immédiatement mis-e à la porte, avec vos valises sur le trottoir. Et ne comptez ni sur moi, ni sur personne ici pour vous héler un taxi. À bon entendeur, salut ! (Renaud s’éloigne et disparaît.)

Sweet, après réflexion, à part. Finalement, je sais pas si je vais aller à la piscine… Je vais plutôt rester dans ma chambre. Y a une retransmission du championnat de natation, je vais regarder ça, ça me rafraîchira tout aussi bien !

Sweet s’éclipse tandis qu’entrent Chambord et Engels.

Chambord, un papier à la main. J’ai regardé attentivement la liste des clients, et tous ont donné des papiers d’identité très convaincants.

Engels. Quant à moi, je connais tous mes gars. Aucun d’entre eux ne peut être ce fichu inspecteur !

Chambord. Je vais passer en revue le personnel d’étage. Et vous, allez contrôler les jardiniers. 

Engels. Hein ? Non mais dites-donc, j’ai pas que ça à faire !

Chambord. Je vous en prie… Je sais que je peux compter sur vous…

Engels. C’est bien parce que nous sommes en situation de crise !

Chambord et Engels sortent alors qu’entrent Montjoie et Joubert.

Joubert. N’ayez crainte, vous ferez mieux la prochaine fois.

Montjoie. Je l’espère, revenir ainsi bredouille est très agaçant.

Joubert. La saison ne vient que de commencer. Demain nous organisons une autre partie. Vous serez sans doute ravi-e d’apprendre que nous lâcherons une cinquantaine de canards colverts dans l’étang du parc. Vous inscrivé-je sur la liste des concurrents ?

Montjoie, éludant. Nous verrons, nous verrons…

Joubert. Mais peut-être la faim vient-elle vous chatouiller ? Je vous suggère de vous rendre au restaurant de l’hôtel. Je crois que tous les participants de la partie de ce matin y sont déjà…

Montjoie, avec souci. Je ne le sais que trop…

Joubert. Votre œil est chagrin, me semble-t-il ?

Montjoie. En effet… Dites-moi : est-il possible de se faire cuisiner un ingrédient que l’on apporterait de l’extérieur ?

Joubert. À l’Hôtel Beaumanoir, le client est roi. Et si le client désire personnaliser la carte du restaurant selon son bon plaisir, nous nous y plions. Ainsi l’année dernière, le duc de Richebourg avait été piqué par une méduse au large de la plage privée de l’Hôtel. Il a exigé qu’on la pêche et qu’on la transforme en soupe, ce qui fut fait prestement. Le duc s’en est délecté. Aussi, n’hésitez pas à me faire part de vos envies : je les transmettrai à la cuisine. Y a-t-il quelque chose que vous souhaiteriez manger en particulier ? (Sans un mot, Montjoie se découvre et donne son chapeau à Joubert, qui marque une surprise.) Je vous demande pardon, mais je crains de ne pas comprendre…

Montjoie. Vous me demandiez si désirais manger quelque chose en particulier.

Joubert, sans comprendre. En effet.

Montjoie, désignant son chapeau. Eh bien voilà ce que je voudrais manger.

Joubert. Votre… votre chapeau ?

Montjoie. Mon chapeau.

Joubert. Votre chapeau ? Vous souhaitez manger votre chapeau ?

Montjoie, confirmant. C’est bien cela, je souhaite manger mon chapeau.

Joubert. C’est une demande peu commune…

Montjoie. Vous venez de me dire que le client est roi.

Joubert. Et je vous le confirme…

Montjoie. Aussi, étant moi-même client-e, je souhaiterais manger mon chapeau à déjeuner.

Joubert. Je me permets nonobstant de vous signaler que nous avons à la carte des plats plus délicieux les uns que les autres et que…

Montjoie. Je connais la carte, je vous remercie. Croyez bien que j’aurais préféré y puiser quelques douceurs qui auraient illuminé mon repas. Ma demande n’a rien d’une tocade. 

Joubert. Jamais je n’aurais osé…

Montjoie. Je ne fais qu’accomplir mon devoir.

Joubert. Votre devoir ?

Montjoie. Mon devoir envers le Code du Chasseur.

Joubert. Le Code du Chasseur vous impose de manger votre chapeau ?

Montjoie. Le Code du Chasseur m’impose le respect de la parole donnée. Hier, comme vous le savez, je n’ai tiré aucun gibier.

Joubert. La saison ne vous est guère propice, en effet.

Montjoie. Aussi, ce matin, quand les lièvres ont été lâchés dans les bois de l’Hôtel, j’ai eu le malheur de dire : « Si aujourd’hui encore je ne fais aucune prise, je mange mon chapeau ». Force est de constater que je vais être obligé-e d’avaler mon couvre-chef.

Joubert. Sans doute vous imposez-vous à vous-même un devoir trop rigoureux. Vos compagnons de chasse ne prennent peut-être pas votre discours au pied de la lettre.

Montjoie. Au contraire, je vous prie de le croire. La duchesse de Langeais, en particulier, m’a glissé juste avant de rentrer : « Mastiquez bien avant d’avaler, surtout quand vous en serez au ruban ! »

Joubert. Quelle taquine, cette duchesse…

Montjoie. La conclusion reste la même : il faut que je mange ce fichu galurin !

Joubert. N’ayez crainte, nous transformerons cette méchante épreuve en plaisir des sens, et cela à tel point que vous nous en redemanderez demain midi.

Montjoie. J’en doute…

Joubert. Pour accompagner votre couvre-chef, je vous suggérerai donc une compotée de chapeau et patates douces, accompagnée de châtaignes sautées au beurre clarifié et parsemées de noisettes torréfiées.

Montjoie, avec intérêt. Saveurs d’automne…

Joubert. À moins que vous ne préfériez votre chapeau revenu à l’unilatérale dans de l’huile d’olive, servi avec son suprême de volaille aux copeaux de cheddar et sa sauce far-ouest ?

Montjoie. Cette deuxième option mérite qu’on la choisisse. Va pour le western ! 

Joubert, désignant le chapeau. Je fais enlever la plume ?

Montjoie. Qu’on la laisse, elle apportera un contrepoint amer au sucré de la sauce far-ouest.

Joubert. Vous préfèrerez sans doute manger au calme de votre chambre ?

Montjoie, avec défi. Au contraire, donnez-moi la table la plus en vue ! 

Joubert. Ce sera chose faite. 

Montjoie et Joubert s’éclipsent. 

Sur ces entrefaites arrivent Montserrat et Maria.

Montserrat, le regard scrutateur. Il n’est pas encore arrivé ?

Maria. Il aura eu un contretemps.

Montserrat, émue. Maria… Je me sens tellement coupable…

Maria. Coupable ? Mais pourquoi !

Montserrat, prête à pleurer. Tu le sais très bien…

Maria. Ne parlez pas de ça…

Montserrat, ironique. Bien entendu, me taire… et mentir, comme toujours ? 

Maria. Mentir ? À quoi faites-vous allusion ?

Montserrat. Il le faut bien, puisque j’ai accepté cette interview. 

Maria. Votre expérience est assez longue et riche pour que vous ne soyez pas obligée de…

Montserrat, cruelle avec elle-même. Allez, va au bout de ta phrase… Pour que je ne sois pas obligée de quoi, hein ? Et pourtant… si je parlais… ça ferait la une de tous les journaux et toi, tu deviendrais célèbre ! Imagine… « L’imposture Montserrat Cavalier : depuis un an, c’était sa répétitrice qui chantait à sa place »

Maria, apeurée. On pourrait vous entendre…

Montserrat, avec éclat. Eh bien qu’on m’entende ! J’en ai assez ! Toutes les fleurs qu’on me lance, je sais qu’elles ne sont pas pour moi, tous les compliments qu’on me fait, je sais qu’ils te sont adressés… Brisons le secret et que la vérité éclate !

Maria. Que dirait votre impresario ?

Montserrat. Celui-là, je le hais ! C’est à cause de lui, tout ça ! S’il n’avait pas eu l’idée de te cacher derrière le décor à la Scala…

Maria. C’était la première de la Tosca, et votre voix n’était pas en état…

Montserrat. Ma voix… elle n’était pas en état et aujourd’hui encore, elle n’a pas guéri…

Maria. Si vous suivez scrupuleusement les prescriptions du docteur Zambot, je suis sûre que bientôt…

Montserrat. Les prescriptions de Zambot ? Parlons-en ! Des tisanes, du miel, du citron… Si c’est un médecin, ma grand-mère s’appelle Louis Pasteur !

Maria. Vous exagérez, il vous a prescrit ce bidule, là, très efficace…

Montserrat. De la cortisone à haute dose ! J’ai gonflé comme une baudruche, je me suis regardée dans un miroir et je me suis crue devant un documentaire sur l’échouage des baleines… Je préfère encore les tisanes…

Maria. Je peux encore annuler l’interview…

Montserrat. Pas question : je dis tout !

Maria. Tout ?

Montserrat. Tout !

Maria. Vous n’y pensez pas… Que diront les gens quand ils sauront que c’est moi qui ai chanté à votre place dans la Tosca, mais aussi dans Carmen, mais aussi dans la Traviata, mais aussi dans Madame Butterfly, mais aussi dans…

Montserrat. Assez !

Maria. Ce sera un scandale international ! Les spectateurs voudront être remboursés, la Deutsche Gramophone vous attaquera pour contrefaçon, et la conséquence sera inévitable.

Montserrat. C’est-à-dire ?

Maria. Vous serez ruinée. 

Montserrat. Ruinée ? 

Maria. Ruinée. Dès lors, vous n’aurez plus le choix.

Montserrat. Ah non ?

Maria. Oh non. Il ne vous restera qu’une seule option.

Montserrat. Laquelle ?

Maria. Travailler.

Montserrat. Quelle horreur !

Maria. Je ne vous le fais pas dire. 

Montserrat. En somme, je suis prise au piège ?

Maria. Vous en avez assez ?

Montserrat. J’abhorre ce jeu de dupe !

Maria. Il nous reste encore deux représentations de Norma. Après : vous annoncez votre retraite. Les royalties de vos enregistrements vous permettront de mener grand train jusqu’à la fin de vos jours. Personne ne saura jamais que je chante à votre place depuis un an. 

Montserrat. Comment te remercier ?

Maria. Recommandez-moi, glissez mon nom à droite à gauche… 

Montserrat. Évidemment. Sans toi, je serais morte… (Elle prend Maria dans ses bras.)

Maria, desserrant l’étreinte. C’est à moi de vous remercier, vous êtes la plus grande cantatrice qu’il m’ait été donné de connaître. J’ai tout appris de vous. En moi, c’est vous qui vivez, qui agissez, qui chantez.

Montserrat. Tu divagues. Tu as su donner à mes rôles plus de piquant et de couleur que je n’aurais jamais su en apporter. 

Maria, gênée. Vous me flattez…

Montserrat. Je ne fais que répéter ce que dit la critique. Relis les articles où mon chant, autrement dit le tien, est analysé. Je me souviens de Machault louant « le tournant pris par Montserrat Cavalier, quittant le hiératisme pour la générosité des passions ». Il ne savait pas que le tournant avait un nom : Maria Martinez.  

Maria, très émue. Madame…

Montserrat. Appelle-moi Montserrat.

Maria. Je n’oserai jamais.

Montserrat. Je te le demande : tu es ma seule amie.

Maria. Moi, votre amie ?

Montserrat. Comment appeler autrement celle qui, depuis un an, porte ma voix ?

Maria. Merci. (Maria prend Montserrat dans ses bras.) Machault va arriver. Jouons la comédie, une dernière fois.

Renaud rentre.

Maria, bas, à Montserrat. Le voici.

Montserrat, bas. Suis-je présentable ?

Maria, bas. Attendez… (Elle essuie quelques larmes sur le visage de Montserrat.)

Renaud, dévorant Montserrat des yeux. Madame… Renaud Machault, critique musical de Scapin magazine. C’est un honneur pour moi…

Montserrat, gênée. Monsieur, je vous en prie…

Renaud, lui prenant la main. Permettez. (Il lui fait un baisemain.)

Montserrat, d’autant plus gênée. C’est trop d’honneur…

Renaud. Tous les honneurs sont dus à une chanteuse telle que vous…

Montserrat, toujours gênée. Je dois être affreuse…

Renaud. Une cantatrice, surtout de votre trempe, est toujours belle. 

Montserrat. Je vous présente Maria, ma répétitrice. 

Renaud, regardant à peine Maria. Madame… (À Montserrat ) Cela fait tellement longtemps que je souhaite vous rencontrer…

Montserrat, s’asseyant. Asseyez-vous, je vous en prie.

Renaud, s’asseyant également. C’est le graal de tout critique musical, une interview avec la grande Montserrat Cavalier…

Montserrat. Je suis prête à répondre à vos questions.

Renaud, s’emmêlant dans ses notes. Où êtes-vous née ? Que faisaient vos parents ? Quel est votre opéra préféré ? Est-il vrai que vous exigez des fraises au citron avant d’entrer en scène ? 

Montserrat. Vous décochez toutes vos flèches d’un coup ?

Renaud. Pardon… je m’emballe, je m’emballe… Au fond… sont-ce vraiment les bonnes questions ? Revenons à l’essentiel. J’ai suivi votre carrière depuis le début. Or, voici un an, j’ai noté chez vous un changement de style.

Montserrat, faussement étonnée. Ah ?

Renaud. Votre style, auparavant objectif, rigoureux, presqu’austère, a gagné en émotion, en générosité. Comment cette transformation radicale s’est-elle opérée en vous ?

Montserrat, perdant pied. Euh… je ne sais que vous dire… c’est comme si… comme si quelqu’un chantait à ma place…

Renaud. Que voulez-vous dire ?

Montserrat. Eh bien, comme si… comme si… quelqu’un chantait par ma bouche…

Renaud. Vous voulez parler de Norma ? Mais c’est le propre des grands artistes de se laisser habiter par leurs rôles. Causons justement de votre représentation d’hier. J’étais dans la salle. L’ovation a durée dix-huit minutes. Du jamais vu et pourtant, c’était justifié : vous avez été sublime.

Montserrat, au comble de la gêne. Je ne mérite pas ces compliments…

Renaud. J’ai une petite question sur la fameuse aria Casta Diva. J’ai admiré la précision de vos vocalises. Mais comment avez-vous fait pour sortir un contre-ut aussi parfait ?

Montserrat, pataugeant. Eh bien euh… au moment où… j’essaie de… enfin quand je peux, bien sûr… mais hier soir… hier soir…

Maria, volant à son secours. Ce que veut dire Mme Cavalier, c’est qu’un contre-ut ne peut se faire qu’avec une « voix de flageolet », comme on le dit plaisamment dans le jargon musical. Pour cela, il convient d’ouvrir grand la mâchoire et ne pas hésiter à sortir un peu la langue.

Renaud, surpris. Ma foi, il semble que vous connaissez très bien cette technique… (Revenant à Montserrat ) Mais peut-être pourriez-vous nous faire une démonstration ?

Montserrat, après un silence. Je vous demande pardon ?

Renaud. Oui, peut-être pourriez-vous nous montrer comment réaliser sans bavure ce fameux contre-ut ?

Montserrat, au comble de l’effroi. Naturellement… Naturellement… (Elle se lève. Prend une respiration, ouvre la bouche et se met à tousser.)

Renaud, se levant. Madame ? Tout va bien ? 

Maria, s’éloignant avec Montserrat. Madame Cavalier se trouve mal. Nous reprendrons cet entretien plus tard…

Maria et Montserrat disparaissent, laissant Renaud désemparé. Sur ces entrefaites, alors que Renaud, sombre, s’éclipse à son tour, mais lentement, entrent Chambord, Monsigny et Engels.

Chambord. Alors ?

Engels. Alors quoi ?

Chambord. Vous l’avez trouvé ?

Engels. Qui ?

Chambord. Le critique !

Engels. Ah non…

Monsigny. Mais où peut-il se terrer ?

Chambord. Quand je pense que nous avons deux congrès ce weekend !

Engels. Deux ?

Monsigny. Le congrès des comment-dirais-jistes. 

Engels. Le congrès des quoi ?

Chambord. Et le congrès de Nadine de Freshfield.

Engels. Freshfield ?

Monsigny. Ne me dites pas que vous avez oublié ? « Les règles du savoir-vivre dans la société moderne ».

Engels. Oh je ne risque pas d’oublier : Mme de Freshfield exige un repas complet au caviar, de l’entrée au dessert !

Chambord. Que voulez-vous ? Heureusement, certaines personnes ont à cœur de perpétuer les traditions. 

Monsigny. Le caviar, c’est une chose, mais vous oubliez le champagne. Mme de Freshfield veut qu’il coule à flots.

Engels. Ça non plus, je ne risque pas de l’oublier.

Chambord. Voilà une bonne nouvelle : en jetant un œil dans les caves, j’ai eu comme un doute. 

Engels. Un doute ?

Chambord. Au sujet du champagne.

Engels. C’est-à-dire ?

Chambord. Je me suis dit : « Est-ce que Engels aurait oublié le champagne ? »

Engels. Qu’est-ce qui vous a fait dire ça ?

Chambord. Ce qui m’a fait dire ça ? Une sensation d’absence de champagne.

Engels. « Une sensation d’absence de champagne » ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Chambord. Eh bien je parle de cette sensation d’absence de champagne qui m’est apparue lorsque je suis descendu dans la cave : pas moyen de mettre la main sur une seule bouteille.

Engels. Quoi ?

Monsigny. Plus une seule bouteille ?

Engels. Impossible, j’ai réceptionné quinze caisses avant-hier, qui ont été rangées dans les armoires réfrigérées. 

Chambord. Les armoires réfrigérées sont vides.

Engels. Vides ?

Chambord. Vides.

Engels. Eh bien il faut nous rendre à l’évidence : on nous a volé tout notre champagne.

Monsigny. Avec deux congrès sur les bras et un critique du guide Belin qui n’attend qu’une chose, que nous fassions un faux pas ?

Chambord. Il faut retrouver ce champagne, coûte que coûte !

Chambord, Monsigny et Engels sortent en catastrophe.

Sur ces entrefaites, de Barry et Verberie paraissent.

Verberie. Puis-je vous demander si votre repas vous a convenu ?

De Barry. J’en ai apprécié la générosité.

Verberie. Notre chef a mis un point d’honneur à remettre le cassoulet toulousain à la carte.

De Barry. Le plat a été, me semble-t-il, revisité.

Verberie. En effet. Notre chef a pensé que ce plat typiquement toulousain se trouverait audacieusement rehaussé, avec l’ajout d’une pêche, d’une pêche revenue au beurre blanc, nantie d’une chantilly, préparée avec le lait des vaches de l’Hôtel. Qu’en avez-vous pensé ? 

De Barry. Je ne suis guère versé-e en cuisine moderne. Nonobstant, si votre chef a souhaité revisiter la tradition, il en a tout de même conservé l’essence.

Verberie. C’est juste, et cela résume bien l’esprit de la carte : un mélange de tradition et de modernité, un goût nouveau mâtiné de saveurs anciennes. 

De Barry. À dire le vrai, je ne faisais pas allusion à des saveurs. 

Verberie. Non ?

De Barry. Non.

Verberie. Et à quoi faisiez-vous donc allusion ? 

De Barry. Je voulais parler de propriétés.

Verberie. De propriétés ?

De Barry. De propriétés aériennes.

Verberie. Je crains de ne pas saisir.

De Barry. Même revisité, le cassoulet de votre chef a conservé son ingrédient phare : le haricot.

Verberie. Il est vrai. Ce sont des haricots blancs du Lauragais. Il s’agit d’un haricot lingot fin, à la robe immaculée pareille à celle d’une mariée. Ils sont livrés chaque jour dans des sacs en toile de jute, réservés sur une charrette en bois, tirée par trois bourriques au pelage bleu. 

De Barry. Il est plaisant d’apprendre que la tradition est respectée jusque dans l’acheminement des denrées. Il n’en demeure pas moins que ce haricot du Lauragais, bien que transporté hors de sa province native, a su préserver son principe actif.

Verberie. Son principe actif ?

De Barry. Son principe actif.

Verberie. Et quelle activité ce principe actif active-t-il ?

De Barry. Ce principe actif active très activement le météorisme. (Devant l’incompréhension de Verberie.) Le tympanisme. (Idem.) L’enflure. (Idem.) Le ballonnement. (Idem.) Les gaz. (Idem.) Le prout. (Idem.) Le pet !

Verberie. Pardon, je n’y étais pas !

De Barry. Vous savez ce qui vous reste à faire ?

Verberie. Bien entendu. (Verberie se dirige dans un coin du hall, ouvre une malle et, regardant à l’intérieur, lance à De Barry ) Un Jersey vous ferait-il plaisir ?

De Barry, refusant.  Tricotage trop fin.

Verberie. Un Mérinos, alors ?

De Barry. Pas assez ferme.

Verberie. J’avais un beau Crêpe de Chine, mais je l’ai utilisé tout à l’heure. Par contre, il me reste un Jacquard.

De Barry. Un Jacquard ? C’est bien ça, un Jacquard. 

Verberie. Dense, lourd…

De Barry, résumant. Le Jacquard ! 

Verberie. Où voulez-vous que nous nous mettions ?

De Barry. Restons ici : ça ne durera qu’un souffle.

Verberie. Très bien ! (Dépliant totalement le Jacquard, Verberie se place derrière De Barry.)

De Barry, souriant-e. Je repense à ma mère. Dans mon enfance, dès que je lui réclamais d’acheter quelque chose : elle me répondait invariablement : « Je ne pète pas dans la soie, moi ! » Moi : « Et comment faut-il faire, pour péter dans la soie ? ». Elle : « Réserver une suite à l’Hôtel Beaumanoir ».

Verberie. Vous voyez ? Votre rêve se réalise. Ou presque : aujourd’hui vous pourrez péter dans du Jacquard. À votre service. (Se cambrant, les fesses en arrière, De Barry fait entendre un pet sonore. Verberie agite alors le Jacquard de manière élégante, à la manière d’une chorégraphie.)

De Barry. Je vous remercie, vous m’avez enlevé un poids !

De Barry sort.

Verberie. À l’Hôtel Beaumanoir, tous vos besoins sont l’objet de nos soins.

Verberie disparaît.

Sur ces entrefaites, Chambord, Monsigny et Engels entrent.

Engels, avec confidentialité. Je vous dis que je sais qui c’est !

Chambord, idem. Qui ?

Engels. Le critique ! Le critique du Guide Belin qui nous espionne ! J’ai trouvé !

Monsigny. Qui est-ce ?

Engels. La duchesse de Barbarency / Le duc de Barbarency !

Chambord. Non ?

Engels. Si !

Monsigny. Oh ! Un-e client-e si fidèle… Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Engels. Ça m’est revenu d’un seul coup, quand j’ai repris la liste de nos réservations. Depuis qu’elle/il est arrivé-e, voici six jours, elle/il est en permanence en train de prendre des notes sur son petit carnet. 

Chambord. Non ?

Engels. Si !

Monsigny. Oh ! Mais qu’est-ce qu’elle/il note ?

Engels. Tout, tout, elle/il note tout !

Chambord. Tout, c’est-à-dire ?

Engels. Tout ! On lui apporte un plat ? Et que je te prends des notes ! On lui monte sa malle ? Et que je te prends des notes ! On la/le fait patienter dans le petit salon avant le dîner ? Et que je te prends des notes !

Monsigny. Non ?

Engels. Si !

Chambord. Oh ! Mais pourquoi elle/il est devenu-e critique chez Belin ?

Engels. Ça… il/elle aurait bien voulu le cacher ! On vient de la/le saisir !

Monsigny. Les huissiers ?

Engels. Ils ont tout emporté.

Chambord. Avec quoi va-t-elle/il régler sa réservation ?

Engels, acide. Avec son salaire du Guide Belin.

Monsigny. Chut, la/le voilà !

Entre Barbarency, ce qui provoque une grande nervosité des autres, qui tentent néanmoins de la masquer par une obséquiosité démonstrative.

Chambord. Bonjour duchesse/duc.

Barbarency. Bonjour.

Monsigny. Votre séjour se déroule-t-il comme vous le souhaitez ?

Barbarency. Oui, je vous remercie.

Chambord. Votre chambre vous satisfait-elle ?

Barbarency. Tout à fait.

Monsigny. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à nous faire signe. 

Barbarency, avec une certaine surprise. C’est très aimable à vous. (Soudain, discrètement, elle/il sort de sa poche un petit carnet et y note quelque chose, sous les regards entendus des  autres. La curiosité étant trop forte, Chambord et Monsigny se rapprochent pour tenter de lire par-dessus l’épaule de Barbarency, qui finit par s’en apercevoir.) Ça vous intéresse ?

Chambord. Loin de nous l’idée de faire preuve d’indiscrétion…

Barbarency. Au contraire, vous allez m’aider. 

Monsigny. Vous aider ?

Barbarency. Que pensez-vous de… (Lisant son carnet ) « Malgré ma mélancolie surannée, l’amitié des vieux jours me montre sa fidélité. »

Chambord. Qu’est-ce que c’est ?

Barbarency. Vous me promettez de ne pas le répéter ?

Chambord. Bien entendu.

Barbarency. En ce moment, j’ai des petits soucis d’argent.

Chambord, avec hypocrisie. Non ?

Barbarency. Vous connaissez Marceline Laborde-Valmont ?

Monsigny. Ça me dit quelque chose…

Barbarency. Une des plus grandes poétesses vivantes.

Monsigny. … Mais oui ! J’avais adoré son recueil « Date de péremption ».

Barbarency. Oui, pas mal… Mais j’avais préféré « À base de jus concentré. »

Monsigny, à Chambord. Elle travaille sur la société de consommation.

Chambord. Vous lisez de la poésie, vous ?

Barbarency. Eh bien figurez-vous qu’elle doit remettre par contrat son prochain recueil à Gallimard dans quinze jours. Sauf que ça fait des mois qu’elle n’a plus écrit : syndrome de la page blanche. Aussi, elle m’a appelé-e à la rescousse. Contre salaire.

Monsigny. Vous la connaissez ?

Barbarency. C’est une amie de ma mère. Aussi, dès que j’ai une idée qui me vient, pour ne pas l’oublier, je la note sur ce petit carnet !

Monsigny, avec déception. Ah… tout s’explique…

Chambord, bas, à Engels. Barbarency, critique au guide Belin… je vous en ficherai, moi ! À cause de vous, on a failli perdre un-e client-e…

Soudain, Souza paraît avec un plateau sur lequel sont posées trois assiettes. La première présente quelques asperges, la deuxième une purée, la dernière un flan. 

Souza. Une commande de l’Émir. 

Chambord. Très bien. Septième étage, suite royale. 

Souza. Bien monsieur. (Avec gêne, Souza se tourne pour être dos aux autres. Puis, consciencieusement, elle/il goûte les plats les uns après les autres, tandis que les trois autres personnages voient malgré tout ce qu’elle/il essaie de dissimuler. Puis, Souza disparaît.)

Chambord, aux autres. Vous avez vu ce que je viens de voir ? 

Engels. Oh oui…

Barbarency, notant dans son carnet. « Asperges, purée et flan. Repas de simple cocher ? Non : commande d’un Émir soucieux de sa pesée. »

Chambord. Attendez… maintenant, ça me revient… ça fait plusieurs semaines que je surprends Souza en train de tout goûter…

Engels. Maintenant que vous me le dîtes : moi aussi ! Hier, c’étaient les croissants pur beurre du petit-déjeuner, avant-hier, c’était nos gambas au lait de tigre flambées à la liqueur d’avocat !

Chambord. Moi, je l’ai vu-e goûter nos Saint-Jacques Rossini et notre Cheesecake sorbet oseille et rhubarbe… C’est Souza !

Monsigny, approuvant. C’est Souza !

Barbarency. Quoi « Souza » ?

Chambord. Oui… oh… nous pouvons bien vous le dire… Nous savons qu’un ou une critique du guide Belin est ici, mais nous n’avons pas encore réussi à mettre la main dessus…

Barbarency. Et vous pensez à Souza ?

Engels. Souza goûte à tour de bras !

Chambord. Je l’ai menacé-e d’un renvoi, mais rien n’y fait, manifestement ! 

Barbarency. Elle/il travaille depuis longtemps ici ?

Monsigny. Nous l’avons engagé-e voici un mois, pour l’ouverture de la saison.

Barbarency. Et ce serait elle/lui, la/le critique du guide Belin ?

Chambord. En permanence dans l’Hôtel, voilà qui serait bien pratique pour rédiger son rapport !

Souza réapparaît sans son plateau.

Chambord, avec une colère contenue. Les asperges étaient bonnes ?

Engels, idem. La purée était onctueuse ?

Monsigny. Le flan était assez léger ?

Engels, se rapprochant de Souza. On va garder nos étoiles, hein ?

Chambord. Hein, Souza ? Nos étoiles, on les garde ?

Souza. De quoi parlez-vous ?

Monsigny. Arrêtez de nous prendre pour des quilles !

Engels. Si vous croyez qu’on n’a rien remarqué ! Depuis que vous êtes là, vous goûtez tout ce qui sort de la cuisine, tout !

Souza. Qu’est-ce que vous voulez ? L’Émir m’aime bien, alors…

Monsigny. Quel rapport avec l’Émir ?

Souza. Vous voyez bien : il veut que je goûte tout ce qu’il commande.

Engels. L’Émir éprouverait-il de la défiance envers nos cuisines ?

Souza. Pas du tout ! M. l’Émir a pleine confiance en l’Hôtel Beaumanoir. 

Monsigny. Alors où est le problème ?

Souza. Vous n’êtes pas sans savoir que l’Émir a quitté son palais en catastrophe et s’est réfugié chez nous pour échapper au Front de Libération du Désert, qui a exigé sa destitution.

Chambord. Ah ? Euh… j’avoue que je n’ai pas suivi l’actualité internationale ces derniers temps…

Souza. Son excellence n’a qu’une peur.

Monsigny. Son excellence ?

Souza. Il veut qu’on l’appelle comme ça. Son excellence n’a qu’une peur : qu’un sbire du Front de Libération du Désert ne se soit glissé dans l’hôtel et n’empoisonne sa nourriture. Vous nous imaginez avec un Émir empoisonné sur les bras ?

Chambord. Quelle horreur !

Engels. Notre réputation serait fichue… 

Souza. En revanche, sachez que l’Émir est très satisfait du service. Il m’a chargé-e de vous féliciter.

Chambord. C’est vrai ?

Souza. Il m’a même confié qu’il pensait vous faire Grand Mamamouchi de l’Émirat.

Chambord, flatté. Grand Mamamouchi ? Qu’est-ce que c’est ?

Souza. Une distinction honorifique. Vous voulez que je lui en glisse un mot ?

Chambord, aux anges. Je veux bien. (Plus bas, lui glissant un billet ) Merci Souza. 

Souza sort.

Chambord, furieux, à Engels. Elle est très bien, cette femme ! /Il est très bien, ce garçon ! Et vous qui me souteniez qu’elle/il était critique au guide Belin ! Vous dîtes vraiment n’importe quoi.

Engels, accusant le coup. Alors là…

Chambord, à Barbarency. Je vous demande un peu… Qui a inventé les critiques ? Et comment ose-t-on ? Par quel vice de pensée s’arroge-t-on le droit de critiquer ? Je voudrais bien les y voir, à tenir un hôtel ou un restaurant. 

Barbarency. La vérité dans tout ça, c’est « chacun sa vérité. » Tel critique vous fera un bon papier, tel autre un mauvais.

Monsigny. Oui mais justement : ne confondons pas vérité et opinion. Or, ces gens ont un peu trop souvent le tort de faire passer l’une pour l’autre ! 

Engels. Je vous rejoins, leur opinion, c’est une chose, mais notre travail, c’en est une autre. Enfin, c’est mon opinion…

Barbarency. Vous m’excusez ? Il faut que je téléphone à Marceline Laborde-Valmont pour lui lire ma production du jour. Au plaisir !

Chambord. Au revoir Duc ! / Duchesse !

Barbarency sort.

Chambord. Mais qui est ce fameux critique ?

Engels. Si seulement on pouvait mettre la main dessus rapidement… D’autant que nous avons d’autres soucis à gérer…

Chambord, dont l’inquiétude se réveille. D’autres soucis ?

Engels, minimisant. Des soucis, des soucis… (Rectifiant ) des broutilles !

Monsigny. Expliquez-vous.

Engels. Une vétille.

Chambord. Une vétille ?

Engels. Une vétille.

Chambord. Je connais la musique. ça commence par une vétille et ça se termine par une mort dans d’horribles souffrances. Dites-moi tout ! C’est un ordre.

Engels. Eh bien voilà. Je n’arrive plus à mettre la main sur une recette.

Monsigny. Laquelle ?

Engels. Hum… il s’agit de… de la Pie aux noix de pécan et poires debout façon Bourdaloue et son caramel aux épices.

Chambord, pour qui tout s’écroule. La Pie aux noix de pécan ? Mais… Mais… c’est notre spécialité !

Engels. Je sais…

Monsigny. Un plat mis au point par notre chef Adhéaume en 1917. Le secret a depuis été jalousement gardé… Mais comment cette recette a-t-elle disparu ? Le Grand Livre des recettes est gardé au coffre. Il n’y a qu’une clef, qui est dans mon bureau, rangée dans un endroit sûr.

Engels. Dans la cavité du buste de Paul Bocuse en faux marbre sur la deuxième étagère de votre bureau.

Chambord. Vous le saviez ?

Engels, avec gêne. Tout le monde le sait !

Monsigny. Mais… c’est une infamie… c’est un crime… c’est un attentat ! En ce cas, tout le monde pourrait…

Engels. Tout le monde…

Chambord. Lançons les recherches ! Il n’y a pas une minute à perdre. Il faut absolument retrouver cette recette.

Engels. J’ai compris.

Chambord. Ça me rappelle une histoire.

Engels. Laquelle ?

Chambord. Mon père était cuisinier au Grand Brécourt. 

Engels. Ah oui ?

Chambord. Pas chef, non, juste cuisinier. La spécialité en vogue était alors le Parmentier queue de bœuf truffé.

Engels. Une merveille…

Chambord. La recette, jalousement gardée, était sous la responsabilité de mon père. Or, un jour, on la vole.

Engels. Quelle horreur…

Chambord. Je ne vous le fais pas dire… Quelques semaines plus tard, au supermarché, mon père voit au rayon des conserves un nouveau produit de chez Fittoni, les plats industriels. Je vous le donne en mille, cette nouvelle préparation s’intitulait : « Parmentier queue de bœuf truffé ». 

Engels. Non !

Chambord. Si ! Fiévreux, mon père en prend une, l’amène à la maison, la réchauffe et la goûte. Aucun doute : il s’agissait de la recette du Grand Brécourt. Mais en mieux !… La recette de Brécourt avait été dérobée par quelqu’un de chez Fittoni. Effondré, mon père donna immédiatement sa démission et décida, pour sa pénitence, de ne plus manger que des boîtes de Parmentier queue de bœuf truffé de chez Fittoni. Quarante ans plus tard, lorsqu’il mourut, il avait à la main une cuiller de ce Parmentier, à côté d’une boîte ouverte à moitié entamée. Tout ça pour vous dire qu’une recette volée, cela peut avoir des conséquences terribles.

Engels. Je vais faire mon possible.

Chambord. Votre possible ? Ce n’est pas assez ! Faites l’impossible.

Engels. L’impossible ? C’est possible !

Chambord, avec regret. C’est pas possible… 

Engels s’éclipse ainsi que Monsigny.

Sur ces entrefaites, Raoul fait son entrée. Il porte plusieurs malles et valises.

Chambord, hélant Raoul. Hep ! Raoul ! 

Raoul, se figeant. Oui, monsieur ?

Chambord. Occupez-vous des bagages de la baronne de Saint-Cyr. 

Raoul. Bien, monsieur. (Raoul repart.)

Chambord. Hep ! Raoul ! 

Raoul, se figeant. Oui, monsieur ?

Chambord. Vous irez raccommoder la cravache du marquis de Sade.

Raoul. Bien, monsieur. (Raoul repart.)

Chambord. Hep ! Raoul ! (Raoul se fige.) 

Raoul, se figeant. Oui, monsieur ?

Chambord. Après quoi, vous apporterez sa tisane à la duchesse douairière de la Membrole. 

Raoul. Bien, monsieur. (Raoul repart.)

Chambord. Hep ! Raoul ! (Raoul se fige.) 

Raoul, se figeant. Oui, monsieur ?

Chambord. À dix heures sonnantes, vous n’oublierez pas le whisky de Lord MacDuff.

Raoul. Non, monsieur. (Raoul repart.)

Chambord. Hep ! Raoul ! (Raoul se fige.) 

Raoul, se figeant. Oui, monsieur ?

Chambord. Qu’avez-vous dit ?

Raoul. J’ai dit Non, monsieur, monsieur. (Raoul repart.)

Chambord, à part. J’avais bien entendu. (Haut ) Hep ! Raoul ! 

Raoul, se figeant. Oui, monsieur ?

Chambord. Non Raoul, on ne dit pas non à son supérieur hiérarchique.

Raoul. Non, monsieur.

Chambord. Pardon ?

Raoul. J’ai dit Non monsieur.

Chambord. Non mais… oui, oui, j’ai entendu que vous avez dit non.

Raoul. J’ai dit Non deux fois.

Chambord. Oui, non deux fois… justement, c’est deux fois trop de non !

Raoul. J’en suis navré, mais il me sera impossible d’aller servir son whisky à Lord MacDuff.

Chambord. Et peut-on savoir pourquoi ?

Raoul. Certainement : je serai occupé ailleurs.

Chambord. Et où serez-vous occupé ?

Raoul. Je serai dans la suite impériale.

Chambord. Et qu’y ferez-vous ?

Raoul. Un massage.

Chambord. Un massage ?

Raoul. Un massage à l’huile de lin.

Chambord. Je ne vous savais pas masseur.

Raoul. Moi non, mais ma sœur, par contre, oui.

Chambord. Je ne saisis pas.

Raoul. Ma sœur oui, mais moi non.

Chambord. J’ai entendu oui… mais il n’empêche que je n’ai pas très bien compris…

Raoul. Ma sœur est masseur.

Chambord, se méprenant. Il me paraît difficile de contredire cette affirmation. 

Raoul. Je veux dire que ma sœur a un diplôme de masseur.

Chambord, comprenant enfin. Ah ! 

Raoul. Et elle m’a enseigné les rudiments. 

Chambord. Ah ! Et le client de la suite impériale vous a sollicité ?

Raoul. En effet. Il avait une impression désagréable dans le dos. Immédiatement, je lui ai demandé de se déshabiller. Après l’avoir ausculté, pris son pouls, sa température, j’ai diagnostiqué une sécheresse dorsale aigüe et j’ai prescris un massage vespéral à l’huile de lin pendant quinze jours.

Chambord. Vous avez fait médecine ?

Raoul. Non, ma sœur.

Chambord, se méprenant. Je croyais que c’était votre sœur ?

Raoul. Oui, c’est ce que je vous dis.

Chambord. En plus de faire masseur ?

Raoul. Non, ce n’est pas la même.

Chambord. Pas la même ?

Raoul. Ma sœur qui fait masseur et ma sœur qui fait médecine, ce sont deux personnes différentes.

Chambord, comprenant. Ah ! Vous avez une autre sœur, différente de votre première sœur qui a fait masseur, et cette deuxième sœur, elle, a fait médecine.

Raoul. Voilà ! 

Chambord, les yeux dans le vague. Ça y est, je commence à visualiser votre arbre généalogique.

Raoul. Et elle m’a enseigné les rudiments.

Chambord. Les rudiments de la médecine ? Vos sœurs sont formidables.

Raoul. Merci.

Chambord. Je vous en prie.

Raoul. Vous comprendrez que je ne pourrai porter son whisky à Lord MacDuff : je serai occupé à masser.

Chambord. Je pense que le client de la suite impériale n’est pas à une minute près. 

Raoul. Si.

Chambord. Comment, si ?

Raoul. Le client de la suite impériale est à une minute près.

Chambord. C’est un horloger ?

Raoul. Non.

Chambord. Alors pouvez-vous m’expliquer pourquoi ce monsieur ne peut attendre ?

Raoul. Bien entendu. Ce monsieur ne peut attendre en raison de ce qu’il est.

Chambord. En raison de ce qu’il est quoi ? 

Raoul. En raison de ce qu’il est, tout simplement.

Chambord. Et qu’est-il exactement ?

Raoul. Sa Majesté le Roi d’Angleterre. 

Chambord. Sa Majesté le ? … Mais… à quel nom est la suite ?

Raoul. Au nom de Karl Königsberg. 

Chambord. Ce n’est pas le nom du Roi d’Angleterre.

Raoul. C’est un nom d’emprunt. Sa Majesté voulait rester discrète. 

Chambord. Et sa Majesté ne saurait souffrir un retard de massage ?

Raoul. Le massage doit être appliqué à intervalles régulières si l’on veut qu’il soit efficace. D’autant que sa Majesté est en ce moment très crispée.

Chambord. Un souci avec le service ?

Raoul. Plutôt un souci de politique étrangère.

Chambord. C’est-à-dire ?

Raoul. Vous n’avez pas lu la presse dernièrement ?

Chambord. Je n’en n’ai guère eu le loisir. 

Raoul. Si vous aviez consulté les pages internationales, vous comprendriez la crispation de Sa Majesté.

Chambord. Quelle en est la cause ?

Raoul. Sa Majesté vient de déclarer la guerre, sur terre et sur mer, au Roi du Pérou.

Chambord. Non ?

Raoul. Si ! C’est parti au courrier de ce matin !

Chambord. Diantre !

Raoul. Je vois d’ici la tête de Son Altesse Cristobal.

Chambord. Cristobal ?

Raoul. Cristobal Ramirez de Cartagena, le Roi du Pérou.

Chambord, feignant de s’y connaître. Bien sûr… Cristobal Ramirez de… de Cartablabla… son nom m’échappait…

Raoul. Il semble vous échapper encore…

Chambord. Certes, je ne maîtrise pas complètement la géopolitique d’Amérique du Sud.

Raoul. Je peux vous le confesser : c’est moi qui lui ai soufflé cette déclaration de guerre.

Chambord, grave. Non ?

Raoul. Si. Son Altesse hésitait, je lui ai dit d’y aller franco. Sans mauvais jeu de mot, bien entendu…

Chambord, n’en revenant pas. Alors là…

Raoul. En tout cas son Altesse est très satisfaite de l’Hôtel. 

Chambord, avec ravissement. Tant mieux.

Raoul. Et elle se dit prête à le recommander à toute la noblesse britannique.

Chambord, dont les yeux s’allument. C’est trop…

Raoul. À condition que je sois là pour servir.

Chambord. Avec plaisir ! Aussi longtemps que nous aurons l’honneur de vous compter parmi nos employés.

Raoul. C’est pourquoi je vous demande de m’augmenter.

Chambord. C’est d’accord !

Raoul. De me doubler.

Chambord. C’est d’accord !

Raoul. De me tripler.

Chambord. Non, là, vous allez trop loin.

Raoul. Je me contenterai d’un doublement de salaire. Disons 2400 par mois.

Chambord. Marché conclu. (Poignée de main.)

Engels rentre.

Engels, à Raoul. Ah te voilà, espèce d’enfoiré !

Chambord. Oh ! Enfin, Engels, un peu de tenue, si on vous entendait… Raoul, faites votre office. Aspirateur à gros-mots !

Raoul. Bien, monsieur. (Raoul sort un aspirateur de poche.)

Engels. Hey ! Je te parle, espèce d’enfoiré ! (Raoul aspire dans les airs, devant la bouche d’Engels.) Espèce d’empaffé ! (Raoul aspire encore.) Espèce d’enrhumé ! (Engels est surprise par ce qu’elle vient de dire.)

Chambord, reconnaissant, à Raoul. Merci.

Raoul. Je vous en prie. (Sortant une petite boîte jaune et la tendant à Chambord ) Un petit cachou ?

Chambord, aimable. Non merci.

Engels, ne décolérant pas, à Raoul. Non mais dis donc, tu vas arrêter de faire ton lèche-cul ?

Chambord, outré. Oh Engels ! C’est insupportable ! (Suppliant ) Raoul !

Raoul. Je m’en occupe. (Aspirant dans les airs, devant la bouche d’Engels.

Engels. Tu vas arrêter de faire ton lèche-bottes ? (Raoul aspire encore.) Tu vas arrêter de faire ton cire-bottes ? (Engels se montre encore surprise par ce qu’elle vient de dire.)

Chambord, reconnaissant, à Raoul. Merci.

Raoul. Je vous en prie. (Sortant une petite boîte jaune et la tendant à Chambord ) Un petit cachou ?

Chambord, aimable. Non merci.

Engels. Vous m’écoutez ou quoi ?

Chambord, sec. Si vous consentez à vous exprimer dans les limites de la correction.

Engels, désignant Raoul. Je voulais vous parler de cet en… en… (Semblant vouloir parler mais n’y parvenant pas ) enrhumé… (Surprise par ce mot.)

Chambord. Et bien quoi ?

Engels. Ah vous l’aimez bien cet en… en… enrhumé !

Chambord. Venez-en au fait !

Engels. Eh bien figurez-vous que cet en… en… enrhumé… eh bien c’est lui qui a chouré tout le champagne !

Chambord. Qu’est-ce que vous racontez ?

Engels. Je vous dis que c’est lui qui a piqué les caisses !

Chambord. Raoul ?

Engels. Raoul ! 

Chambord. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Engels. Tout à l’heure, alors que je courais partout pour savoir où étaient passées ces satanées caisses, je tombe sur Raoul, dans un coin de l’arrière-cuisine. Vous savez ce qu’il faisait ? Il était tranquillement adossé à un placard, une coupe à la main. Une coupe avec des bulles !

Chambord. Raoul, c’est vrai ? (Raoul opine.)

Engels. Je lui dis : « Qu’est-ce que tu bois ? » Il me répond : « Rien, rien ! » et il finit son verre cul sec !

Chambord. Mais qu’est-ce que ? …

Engels. Moi, je prends son verre, je goûte : pas de doute, c’était du champagne !

Raoul. C’est faux !

Engels. S’il y en a un qu’est faux, ici, c’est bien toi !

Raoul. C’était pas du champagne, monsieur Chambord !

Engels. Ah ouais ? Alors c’était quoi ?

Raoul. Je sais pas… ça devait être euh… un vieux Vouvray…

Engels. On n’a pas de Vouvray !

Raoul. C’est Mimile qu’en avait amené, pour fêter le brevet de sa fille…

Engels. Mimile ? Il a pas de fille !

Raoul. Enfin, sa fille… la fille de sa femme, quoi ! 

Raoul s’éclipse.

Engels. Monsieur Chambord, quelque chose me dit qu’on tient le coupable !…

Chambord. Je n’ose y croire…

Engels. Je ne vais pas le lâcher d’une semelle ! (Elle amorce une sortie.)

Chambord. Une minute, Engels. Ce champagne disparu, bien entendu, c’est une catastrophe, mais c’est d’autant plus une catastrophe que nous avons toujours ce critique du guide Belin qui rôde !

Engels. C’est vrai que nous ne l’avons toujours pas démasqué !

Chambord. D’autant que maintenant, on nous chipe la recette du Pie aux noix de Pécan.

Engels, avec gêne. Et oui…

Chambord. D’ailleurs quelque chose me dit que la disparition de cette recette et la présence de ce critique dans nos murs n’est pas une coïncidence. 

Engels. Vous… vous croyez ?

Chambord. Je ne le crois pas, j’en suis sûr !

Engels. Mais enfin… enfin… quel intérêt ce critique aurait-il à nous voler une recette ?

Chambord. Afin de percer à jour nos secrets ! Et ainsi appuyer sa critique sur des preuves… Oh j’en frémis…

Engels. Pourquoi ?

Chambord. Mais parce que… parce que la recette de cette Pie aux noix de Pécan, quoique très ancienne, a été aménagée par votre prédécesseur. 

Engels. Et qu’y a-t-il ajouté ?

Chambord. Vous devez vous en douter. Un ingrédient qu’on ne trouvait pas au XIXe siècle !

Engels. Le gélifiant E 440 ?

Chambord. Chut ! Pas si fort ! Vous voulez qu’on ferme la boutique tout de suite ?

Engels, modérant les propos de Chambord. Fermer la boutique, fermer la boutique…

Chambord. Mais enfin, vous n’avez pas conscience du degré stratégique d’une telle information !

Engels. En effet…

Chambord. Utiliser du gélifiant E 440, dans un hôtel de cette catégorie, c’est comme si vous serviez des Panzani au Ritz ! C’est un coup à nous sabrer nos étoiles…

Engels. Vous exagérez un peu, je pense…

Chambord. Moi j’exagère ? Jusqu’où ira votre inconscience ? Je vous dis que si ce document tombe entre des mains ennemies, cela peut très mal tourner ! 

Engels. Allons… allons… remettez-vous… tout va bien…

Chambord. Mais attendez… attendez une seconde… (Tirant un papier d’une poche d’Engels.) Oh non… oh non c’est pas vrai…je ne vois pas ce que je suis en train de voir… La recette de la Pie aux noix de pécan ? C’est vous ? C’est vous qui l’avez volée ?

Engels. Je… je vais tout vous expliquer…

Chambord. Vous êtes le critique du guide Belin ! Quelle horreur !

Engels. Mais non, attendez…

Chambord. Notez que vous êtes à la place centrale. 

Engels. Je ne suis pas critique au guide Belin.

Chambord. Alors pourquoi avoir volé une de nos recettes emblématiques ?

Engels. Ce n’est pas moi, mais mon petit neveu, qui était stagiaire chez nous la semaine dernière. Sa mère vient de tout m’avouer et de me rapporter la page arrachée. Elle voulait absolument la recette…

Chambord. Je me contrefous de votre petit neveu et de sa mère.

Engels. Elle était très insistante…

Chambord. Je ne vous félicite pas ! Quand le critique sera démasqué, nous en reparlerons. Ah je n’en peux plus, il faut que cette mascarade cesse !

Engels et Chambord s’éclipsent tandis que paraissent Montserrat et Maria.

Montserrat. Jamais je n’oserai paraître de nouveau devant lui.

Maria. Il le faut, pourtant. 

Montserrat. Et pourquoi ?

Maria. Mais tout simplement parce qu’il a vu Montserrat Cavalier, la plus grande cantatrice de notre temps, essayer de chanter et échouer ! Vous imaginez l’article qu’il pourrait écrire là-dessus ? Votre réputation s’en trouverait largement entachée…

Montserrat. Tu lui as dit de revenir ?

Maria. Il sera là dans quelques instants.

Montserrat. Oh mon dieu !

Maria. Tout ira bien.

Montserrat. Mais il va encore me demander de chanter !

Maria. Sans doute.

Montserrat. Que faire ?

Maria. Comme à l’ordinaire.

Montserrat. Quoi, ici ?

Maria. Pourquoi pas ?

Montserrat. Sur scène, je veux bien. Avec les décors, la lumière, et puis la distance : les gens sont à douze mètres… mais, ici, ça va se voir !…

Maria. Mais non… regardez… je me mettrai ici. (Elle désigne un coin de la pièce, derrière un meuble ou un paravent.) Et tout ira bien ! Répétons ! (Maria disparaît.)

Montserrat. Mais… qu’est-ce que tu veux que je chante, enfin, que je mime ? …

Maria. Il voulait entendre Norma, mais c’est trop difficile, sans avoir répété. Prenons la havanaise de Carmen, je l’ai travaillée hier soir.

Montserrat. Si tu veux. (Faisant le play-back alors que c’est Maria qui chante.) « L’amour est un oiseau rebelle, que nul ne peut apprivoiser ». (À part ) elle n’a pas l’air très en voix, aujourd’hui… Le stress de cette situation inhabituelle, sans doute.

Maria, toujours cachée. Je vous entends !

Montserrat, penaude. Pardon… (Poursuivant le play-back, mais ayant du mal à calquer ses lèvres sur la voix de Maria.) « L’amour est enfant de Bohème, il n’a jamais connu de loi, Si tu ne m’aimes pas je t’aime, Et si je t’aime prends garde à toi ! »

Maria, sortant de sa cachette. Vous voyez ? Cela ira très bien.

Montserrat. Je ne sais pas…

Maria, retournant dans sa cachette. Attention : le voilà !

Renaud paraît.

Montserrat, arborant un large sourire. Monsieur Machault !

Renaud. Comment allez-vous ?

Montserrat. Mieux… beaucoup mieux… Je suis navrée d’avoir dû vous quitter si vite tout à l’heure. 

Renaud. Je vous en prie. Je sais que vos représentations sont harassantes.

Montserrat. Certes, je tiens à préserver ma voix, mais j’ai une surprise pour vous.

Renaud. Ah oui ?

Montserrat. En ce moment, je travaille Carmen et je souhaitais vous en offrir un extrait. Cela vous plairait-il ?

Renaud. J’en serais ravi !…

Montserrat. Voyons, suis-je prête ? (Un peu plus fort ) Suis-je prête ? (Devant l’étonnement de Renaud ) Je me parle à moi-même. (Plus fort ) Mais enfin, suis-je prête ? !

maria, cachée, chuchotant. Mais oui !

Montserrat, faisant le play-back alors que c’est Maria qui chante. « L’amour est un oiseau rebelle, que nul ne peut apprivoiser ». 

Renaud, à part. Que cette voix me paraît lointaine…

Montserrat, toujours en play-back. « L’amour est enfant de Bohème, il n’a jamais connu de loi, Si tu ne m’aimes pas je t’aime, Et si je t’aime prends garde à toi ! »

Pendant ce temps, un personnel de l’Hôtel passe et enlève le meuble ou paravent derrière lequel Maria était cachée. Ni elle ni Montserrat ne s’en aperçoivent. Renaud est sidéré.

Montserrat, poursuivant. « L’oiseau que tu croyais surprendre, Battit de l’aile et s’envola, L’amour est loin tu peux l’attendre…

Renaud. Mais… c’est vous, Maria ? C’est vous qui chantez ?

Montserrat, horrifiée. Attendez… attendez… je vais vous expliquer…

Renaud. Attendre quoi ? Vous vouliez me mystifier ! 

Montserrat. Mais pas du tout !

Renaud. Mais peut-être est-ce ainsi que vous mystifiez les spectateurs de l’Opéra, également ?

Montserrat. Je vous en prie…

Renaud. « La grande cantatrice Montserrat Cavalier », une belle arnaque, oui ! (À Maria ) Quant à vous, vous devriez avoir honte de vous prêter à ce petit jeu ! Votre soumission est aussi indigne que l’exploitation dont vous êtes l’objet !

Montserrat. Mais…

Renaud. En tout cas, je vous remercie : vous venez de m’offrir le scoop musical du Siècle !

Il sort poursuivi par Montserrat et Maria.

Montserrat. Attendez, Monsieur Machault… Attendez !

Entrent Chambord et Engels.

Chambord. Alors ?

Engels. Quoi « alors » ?

Chambord. Ce critique ? Vous l’avez découvert ?

Engels. Oh ! Mais vous n’allez pas venir me demander ça toutes les cinq minutes !

Chambord. Et pourquoi pas ? Je vous ai confié une mission. Il est normal que j’en assure le suivi. 

Engels. Là, ce n’est plus du suivi, c’est du harcèlement !

Chambord. « Du harcèlement » ? Laissez-moi rire ! C’est moi qui suis victime de harcèlement, ici ! Avec cette pression que j’ai sur le dos. (Sortant un mouchoir et s’épongeant ) J’en ai des sueurs froides…

Engels, regardant une carte tombée à terre lorsque Chambord a pris son mouchoir. Vous avez fait tomber quelque chose.

Chambord. Ah ?

Engels, se baissant pour ramasser la carte. Attendez.

Chambord, se précipitant. Non, laissez !

Engels, lisant la carte. « Société de Guide Belin, bureau des critiques gastronomiques » ? Oh ! C’est vous, c’est vous le critique du Guide Belin !

Chambord. Quoi ?

Engels. J’aurais dû m’en douter…

Chambord. Mais enfin, c’est absurde !

Engels. Au contraire, c’est tout ce qu’il y a de plus logique.

Chambord. Logique ? Logique que je sois, moi, critique au Guide Belin ?

Engels. Vous n’arrêtez pas de répéter : « La critique est facile, mais l’art est difficile ». Eh bien vous avez décidé de céder à la facilité !

Chambord, avec confidentialité. Je vais vous expliquer.

Engels. Qu’est-ce qu’il y a à expliquer ?

Chambord. Tout à l’heure, j’ai eu un coup de sang. Je suis allé à la société du Guide Belin, j’ai profité d’une pause des secrétaires et je suis allé au bureau des critiques, pour essayer de trouver un nom. C’est à deux rues d’ici. J’ai pu consulter le fichier des inspecteurs mais je ne suis reparti qu’avec une carte de visite… Regardez : ce n’est pas mon nom.

Engels, lisant. « Anatole François ». C’est pourtant vrai…

Chambord. Me soupçonner, moi ? C’est tout de même un comble !

Engels. Excusez-moi, j’ai été bête…

Engels sort alors que rentre Raoul.

Raoul, au téléphone, sans voir Chambord. Et à ce moment-là, Chambord me fait les gros yeux. Alors moi, je dis à cette nouille : désolé, mais je masse le Roi d’Angleterre. Si, « je masse le Roi d’Angleterre » ! Moi, à l’intérieur, j’étais mort de rire. Mais je laisse rien paraître. Et du côté Chambord : ça marche à fond. Du coup, j’en profite pour demander une augmentation. Et tiens-toi bien : je demande un doublement de salaire. Et ben tu me croiras si tu veux, Chambord me l’a accordée ! ah ah ah Quelle vieille baudruche ! (S’apercevant de la présence de Chambord, qui fulmine et coupant son téléphone ) Ah ! vous étiez là ?

Chambord, tentant de conserver son calme. Oui.

Raoul. Et… vous avez entendu ?

Chambord, bouillant intérieurement mais tenant de le masquer. Quoi donc ?

Raoul. Eh bien ma… ma conversation ?

Chambord, avec froideur. Je n’ai pas l’habitude d’écouter aux portes, même lorsqu’elles sont imaginaires. 

Raoul. Ah… En ce cas, c’est toujours d’accord ?

Chambord. Pour ?

Raoul. Eh bien, pour mon augmentation ?

Chambord. Ce qui est dit est dit.

Raoul. Nous avions convenu d’un doublement de salaire.

Chambord. Je m’en souviens.

Raoul. 1200 fois 2 qui nous font 2400. 

Chambord. J’avais compris, merci.

Raoul. Très bien, merci. 

Chambord. But stay on your guard.

Raoul. Comment ?

Chambord. Stay on your guard. Vous ne comprenez pas ? C’est de l’anglais. Embêtant, quand on ambitionne de travailler pour le Roi d’Angleterre. 

Raoul. Disons que… en anglais… j’ai les bases…

Chambord. Des bases un peu basiques, je le crains.

Raoul. Peut-être…

Chambord. Je ne vais pas vous laisser comme ça.

Raoul. C’est vrai ?

Chambord. Je connais un excellent professeur qui vous fera progresser très rapidement. Simplement, il faudra y mettre le prix. On n’a rien sans rien. 1200 par mois.

Raoul. Hein ? mais, attendez, je ne peux pas…

Chambord, très aimable. Non, non, non, ne me remerciez pas, je vous en prie ! C’est tout naturel ! Vous pouvez retourner à votre service !

Raoul s’en va, dépité.

Chambord, à part. Et voilà comment on récupère une augmentation accordée à la légère.

Engels rentre en trombe avec un bouteille de champagne à la main

Chambord, à la vue de la bouteille. Vous l’avez retrouvé ? (Lisant l’étiquette ) Un Veuve Pichard, c’est bien celui-là !

Engels. Pas de fausse joie, je n’en ai retrouvée qu’une.

Chambord. Une seule ?

Engels. C’est un début…

Chambord. J’en avais quinze caisses !

Engels. Vous savez ce qu’on dit : petit à petit, l’oiseau fait son nid…

Chambord. Épargnez-moi vos poèmes façon maternelle ! Où l’avez-vous trouvée ?

Engels. C’était Raoul que je viens de voir sortir ?

Chambord. Vous allez répondre à ma question, oui ?

Engels. C’est ce que je suis en train de faire !

Chambord. Raoul est mêlé à cette histoire ?

Engels. Vous allez en juger par vous-même.

Chambord. Vous piquez ma curiosité.

Engels. Vous savez que je trouvais Raoul bizarre.

Chambord. Je l’avais remarqué.

Engels. Eh bien tout à l’heure, je me dis : « Engels, faut le filer ».

Chambord. Vous vous parlez souvent à vous-même ?

Engels. Avant toutes les grandes occasions : entretien d’embauche, rendez-vous sentimental, extraction d’une dent creuse…

Chambord, avec impatience. Bon, alors ?

Engels. Eh bien, voilà. Raoul va faire une pause cigarette dans l’arrière-cour ? J’y vais fumer mon cigare.

Chambord. Vous vous offrez souvent un cigare ?

Engels. J’en ai eu un offert avec mon adhésion à l’Alliance bolivarienne de Normandie.

Chambord. Vous êtes membre de l’Alliance bolivarienne de Normandie ?

Engels. Ils organisent des voyages à Cuba à prix cassés, alors moi je me suis dit, si je peux avoir du stock pas cher c’est quand même intéressant de…

Chambord, avec impatience. Bref !

Engels. Mes excuses, mais c’est vous qui me demandez, alors moi, n’est-ce pas, je vous réponds…

Chambord, avec impatience. Au fait !

Engels. Donc, Raoul va faire une pause cigarette dans l’arrière-cour ? J’y vais fumer mon cigare. Raoul monte son cognac matinal au duc d’Esponge ? Je me faufile dans les plantes vertes du couloir. Raoul va cirer les bottes du Général Béjart ? Je me cache dans un placard de l’office.

Chambord, dont l’impatience s’accroit. Résultat ?

Engels. Résultat : je remarque qu’il va souvent à sa voiture, sur le parking du personnel.

Chambord. Sa voiture ?

Engels. Une s.i.m.c.a. 1000 défoncée. Je vois que vous commencez à discuter avec lui, je me dis : voilà le moment d’en profiter.

Chambord. Qu’avez-vous fait ?

Engels. Je m’approche discrètement de sa voiture, j’ouvre le coffre et je découvre la bouteille.

Chambord. La bouteille de Veuve Pichard !

Engels. Exactement, la bouteille de Veuve Pichard !

Chambord. Raoul, un voleur… Allez me le chercher immédiatement ! Quant à moi, j’appelle Duroc, la situation est trop grave !

Engels sort.

Chambord, au téléphone. Allô ? Oui, ici Chambord. Vous allez monter dans l’avion ? J’appelle au bon moment ! Pardon ? Non, nous n’avons toujours pas trouvé l’inspecteur du Guide Belin. Je vous voulais vous parler d’une affaire grave. C’est à propos de Raoul. C’est un voleur. Nous avons retrouvé une bouteille de Veuve Pichard dans sa voiture ! Dans ces conditions, vous comprenez que… Comment ? C’était un deal avec lui ? Une récompense pour un service qu’il vous avait rendu ? Et vous la lui avez donnée hier ? Ah… Bon, très bien… Mes excuses pour le dérangement, bon voyage…

Engels rentre.

Engels. Ce n’est pas Raoul !

Chambord. Je sais !

Engels. Comment savez-vous ?

Chambord. Duroc m’a expliqué que… Bref, je sais que ce n’est pas Raoul !

Engels. C’est Joubert. 

Chambord. Joubert ? Le valet de chambre ? / La femme de chambre ? Je le/la croyais intègre !

Engels. En revenant vers la voiture de Raoul pour voir si je n’avais pas laissé passer d’autres bouteilles, j’ai été attiré par un détail de la camionnette de Joubert. Des tissus avaient été posés sur les vitres du coffre, contrairement à l’ordinaire. Cette fois-ci, ce n’était pas ouvert, mais j’ai forcé. Banco : les quinze caisses de Veuve Pichard sont là. L’une a l’air d’être ouverte et il y manque une bouteille. 

Chambord. Oui, je vous expliquerai… Joubert ! … et moi qui lui accordais toute ma confiance.

Chambord et Engels sortent, avec dépit.

Pendant ce temps entre Sweet, en tenue de golf.

Après un bref instant, entre Maria.

Sweet. Maria ?

Maria. Fred ?

Sweet. Comme c’est drôle de se retrouver ici ! Que fais-tu là ?

Maria. Eh bien je… je suis en déplacement professionnel.

Sweet. Ah ? Toi qui aimais tant chanter… Tu es devenue cantatrice ?

Maria. Euh… ce n’est pas évident de percer dans le métier… On reste souvent dans l’ombre… Mais je suis l’assistante de Montserrat Cavalier. 

Sweet. Oh ! Bravo, ce doit être très instructif d’accompagner cette grande dame.

Maria, soupirant, avec intention. Oh oui, très instructif… Chaque fois qu’elle vient chanter dans la région, nous descendons ici. Mme Cavalier ne voudrait pour rien au monde d’un autre hôtel.

Sweet. Ah. Tu dois bien connaître la maison. Moi, c’est la première fois que je viens.

Maria. Tu es ici pour affaires ?

Sweet. Non, je prends quelques jours de vacances. D’ailleurs, je compte aller me détendre un peu en faisant un petit golf. 

Maria. Un petit golf ? Aujourd’hui ? Ce n’est pas raisonnable.

Sweet. Pas raisonnable ?

Maria. Crois bien que je comprends. Tu es ici pour ton agrément et quoi de plus agréable qu’un petit golf pour oublier ses soucis ordinaires ?

Sweet. Oui, c’est ce que je me disais…

Maria. Et qui pourrait t’en blâmer ? Le parcours a été dessiné par Stéphane-André Le Nôtre.

Sweet. Le Nôtre ? Comme le jardinier de Louis XIV ?

Maria. Son arrière-arrière petit-fils.

Sweet, avec admiration. Wouah !…

Maria. Il a ensuite été revu par Gil Hanse lui-même.

Sweet. Gil Hanse ? 

Maria. L’auteur du parcours olympique de Rio.

Sweet. C’est impressionnant.

Maria. Le parcours est splendide et rivalise avec les plus grands clubs de la Planète. Tu as envie d’y faire un tour ?

Sweet. J’en avais envie, en effet. Mais ce que tu m’en dis décuple ma curiosité !

Maria. Certes, mais as-tu bien pesé tous les risques ?

Sweet. Les risques ? Quels risques ?

Maria. Aujourd’hui, le comte de Fébus donne une chasse à cour dans le massif rocheux de l’Hôtel, situé juste au-dessus du golf.

Sweet. Et alors ?

Maria. Et alors ? Et alors si tu veux voir débouler un ours fonçant sur toi pendant que tu soignes ton swing, va faire un golf !

Sweet. Un ours ?

Maria. Le comte de Fébus est un grand chasseur. Les lièvres ? Trop facile ! Les sangliers ? Trop rustres. Non, monsieur le comte ne chasse que  les ours.

Sweet. Hein ? Mais enfin, c’est interdit ! C’est une espèce protégée !

Maria. C’est un ours de synthèse, fabriqué spécialement dans les laboratoires de l’Hôtel, à partir de l’ADN des ours les plus féroces du monde.

Sweet. L’Hôtel possède des laboratoires ?

Maria. Au 3e sous-sol. Une fois tué par le comte, l’ours est reconstitué et ressuscité pour la prochaine chasse.

Sweet. Ah… Je ne sais pas si c’est très éthique, tout ça…

Maria. Est-ce que ça vaut vraiment la peine de finir avec une jambe en moins, et tout ça pour un golf ? À bon entendeur…  (Elle s’éloigne.)

Sweet, à part. En effet, non… Je vais plutôt rester dans ma chambre. Il y a un documentaire sur la chasse au Pangolin en Asie, ça me changera les idées tout aussi bien ! 

Sweet sort.

Renaud entre d’un côté et Montserrat de l’autre. À la vue de Renaud, Montserrat veut s’enfuir.

Renaud. Madame, je vous en prie, restez !

Montserrat. Jamais je n’oserai de nouveau paraître devant vous !

Maria. Montserrat, revenez !

Renaud. Je vous en supplie, madame ! Le coup serait trop rude.

Montserrat. Je ne suis qu’un être indigne !

Renaud. ¾Tout à l’heure, j’ai eu des mots trop rudes. J’ai réagi à chaud, sans prendre le temps de la réflexion. Maria m’a tout expliqué. Vous êtes adulée par les plus grands spécialistes de l’opéra !

Montserrat. Cette adulation n’est fondée que sur un mensonge.

Renaud. Cette adulation n’est pas née d’hier ou d’avant-hier. Elle a enflammé les foules dès vos premiers pas sur scène. Vous chantiez seule, alors. N’est-ce pas ?

Montserrat. Oui, c’est vrai.

Renaud. Maria me l’a raconté : vous avez rencontré l’épreuve la plus difficile pour une chanteuse lyrique : l’altération de son instrument de travail, de son instrument de musique, la détérioration de sa voix. Cette situation ne peut qu’entraîner la sympathie et l’admiration de tous et de toutes. 

Montserrat. Vous le croyez ?

Renaud. J’en suis persuadé. Accordez-moi cette interview et montrons à la face du monde médusé le courage dont vous avez fait preuve. Ne parlons pas de l’illusion que vous avez créée : les mauvaises langues en feraient des gorges chaudes. 

Montserrat. Je vais y réfléchir. 

Renaud. Quand je suis arrivé ici, je suis entré le cœur battant. J’allais enfin rencontrer celle que j’aime éperdument depuis des années. 

Montserrat, rougissant. Que dites-vous ?

Renaud. Oui, madame : j’ose. J’ose vous avouer les sentiments qui m’animent : je vous admire et vous aime depuis vos débuts et la situation où je vous vois n’a fait que renforcer mon admiration. 

Montserrat. Je ne puis le croire…

Renaud. Je me promets de vous convaincre. Rien de ce que vous avez accompli ne peut vous être effacé. D’ailleurs vous avez tout appris à Maria, n’est-ce pas ?

Maria. Je le confirme : elle m’a guidée, pas à pas, dans tous les grands rôles. 

Renaud, à Montserrat. Annoncez votre retraite et devenez professeur de chant. Je vous soutiendrai. D’ailleurs vous aurez l’approbation de tout le métier. Vos élèves afflueront des quatre coins du monde, tant votre renommée est mondiale.

Maria. C’est une idée merveilleuse !

Renaud. Quant à vous, Maria, lancez-vous sous votre propre nom. Vous poursuivrez la tradition initiée par Mme Cavalier tout en y apposant votre style.

Montserrat. J’approuve ! Maria a tous les atouts d’une grande cantatrice. Tout à l’heure, sa voix était voilée par le stress de ce mensonge et de votre proximité.

Renaud. Et si nous allions en discuter autour d’un verre ?

Montserrat. Pourquoi pas ?

Maria. Je ne suis pas contre.

Renaud. Mesdames… (Il leur propose ses bras. Elles les acceptent. Tous trois sortent bras dessus bras dessous.)

Chambord rentre. 

Chambord, à part. Le champagne est revenu dans la cave, c’est toujours ça. Quant à Joubert, je le retiens : nous voler quinze caisses à la veille d’un weekend si important, ça me dépasse !…

Reste ce critique. Lors de ma descente chez Belin, j’ai pu rapidement feuilleter le trombinoscope des inspecteurs. Certains ne m’étaient pas inconnus, comme Jacquet, ce vieux beau à la crinière de lion blanc. Je me souviens de son dernier séjour ici : un supplice ! Il avait pinaillé sur tout ! Pour finalement maintenir nos étoiles… Je l’aurais déjà repéré… En tournant les pages, j’ai aussi revu la tête de Grenache, avec ses joues creusées de cratères et son front couvert de boutons… La dernière fois qu’il est venu, ça a été une horreur ! Non à cause de sa laideur, mais en raison d’une série de malchances. Notre pyramide Croquant-caramel flambé a mis le feu à sa serviette. Paniqué, Grenache a commencé à courir dans le parc pour tenter d’éteindre les flammes. C’était un soir de 14 juillet, et on tirait justement le traditionnel feu d’artifice. Grenache, dans sa course, se confondait avec le bouquet final. Les enfants du Calife qui séjournait alors dans nos murs, des petits prétentieux insupportables, n’arrêtaient pas de tirer sur les fusées avec leurs pistolets à eau. Prenant Grenache pour un feu de Bengale, ils l’aspergèrent de toute l’eau qu’ils purent. Pour une fois, leur effronterie sauva une vie. Il me fallut ensuite toute la diplomatie nécessaire pour parvenir à conserver nos étoiles. Mais je sais que Grenache, depuis ce temps, veut sa revanche. Et si c’était lui, le fameux inspecteur ? Lui qui reviendrait pour se venger et nous faire une critique au vitriol ? Trop simple… À moins que… Non… je n’ose y croire… Engels m’a fait part du fait que des drones survolaient le parc depuis quelques jours… Engels m’a même affirmé qu’il en avait surpris un dans la cuisine, entrés par une fenêtre ouverte… J’avais d’abord pensé à une opération militaire. Le général Georges Audubon-Wilson de la Pétardière-Fenouilloux m’en avait parlé à mots couverts lors de son déjeuner hebdomadaire. Mais le fait est que ce pourrait être un coup du Guide Belin, eux qui affectionnent tant le high-tech ! Des drones… Et si c’étaient eux, les nouveaux critiques gastronomiques ? Le Guide n’enverrait plus des hommes et des femmes, trop facilement reconnaissables, mais des machines ! Des machines téléguidées par les critiques qui restent tranquillement chez eux et pénètrent à distance dans les établissements qu’ils doivent évaluer… Les machines, elles, se faufilent partout, prennent des enregistrements vidéos, des photos, font des prélèvements et les rapportent aux critiques qui les goûtent… Les critiques… finalement… je ne leur en veux pas… incapables de produire eux-mêmes, ils se consolent en critiquant les autres… comme dit Charlebois, ce sont des ratés sympathiques.

Entrent Grinton et Brinton. Chambord les regarde attentivement. 

Chambord, à part. Où ai-je vu ces visages ? (Haut ) Bonjour messieurs/mesdames/messieurs-dames. Que puis-je faire pour vous ?

Grinton, à Brinton. Comment dirais-je ? Vas-y, Brinton. 

Brinton, à Grinton. Non, Grinton, comment-dirais-je ? Fonce, toi. 

Grinton, à Brinton. Comment dirais-je ? Tu trouves toujours les mots, Brinton. 

Brinton, à Grinton. Comment dirais-je ? Tu fais de plus jolies phrases, Grinton.

Grinton, à Chambord. Comment dirais-je ? Je me présente : Grinton, responsable du congrès des comment-dirais-jistes.

Brinton, à Chambord. À mon tour de me présenter. Comment dirais-je ? Brinton, responsable adjoint.

Grinton, à Chambord. Au nom de la Société des comment-dirais-jistes, nous tenions absolument, comment dirais-je, à vous exprimer notre pleine et entière gratitude.

Brinton, à Chambord. En effet, comment dirais-je, nous vous savons gré de permettre à toutes les personnes qui aiment à utiliser l’expression « comment dirais-je ? », de se rencontrer et d’échanger en vos murs, l’espace d’un congrès.

Chambord, les observant, sans penser à ce qu’il dit. Je vous en prie, tout le plaisir est pour nous. (Se reprenant ) Nous avions prévu de vous donner la salle « Voltaire ».

Grinton. La salle Voltaire ? Brinton, tu entends ? Mais c’est, comment dirais-je, un grand honneur !

Brinton. La salle Voltaire ? Mais Grinton, c’est, comment dirais-je, plus qu’approprié !

Grinton. En effet, on sait assez peu que Voltaire était, comment dirais-je, un grand amateur de cette expression. Tu ne me contrediras pas, Brinton ?

Brinton. Au contraire, Grinton. C’était une expression qu’il utilisait, comment dirais-je, à longueur de journée !

Grinton. Et ce, alors que ce point est, comment dirais-je, contesté par la « Société des n’est-ce-pasistes ». 

Chambord. La « Société des n’est-ce-pasistes » ?

Brinton. Oui, les personnes qui disent, comment dirais-je, à tout bout de champ, l’expression « n’est-ce pas ».

Grinton. Point également contesté avec, comment dirais-je, véhémence, par la « Société des tout-à-faitistes ». 

Chambord. Les personnes qui n’arrêtent pas de dire « tout à fait » ?

Brinton. Voilà ! Vous avez, comment dirais-je, exactement saisi l’objet de cette société, qui essaie, hélas, de nous imiter. 

Grinton. Ce congrès est, comment dirais-je, capital pour notre société. 

Chambord. Ah oui ?

Brinton. Oui. Nous avons eu, comment dirais-je, une fuite de membres ces dernières années.

Grinton. Certains de nos adhérents ont souhaité, comment dirais-je, abandonner l’expression « comment dirais-je » au profit de l’expression « comment dire », plus simple. 

Brinton. C’est alors qu’ils ont, comment dirais-je, claqué la porte de notre société en nous traitant d’intégristes, de vieilles ganaches fermées aux évolutions de la langue. 

Grinton. Et ils ont fondé une société, comment dirais-je, une société rivale, la « Société des comment-diristes ». 

Brinton, riant. La « Société des comment-diristes ». Ce nom est, comment dirais-je, ridicule !

Chambord. Et vous avez choisi notre hôtel parce que vous le trouviez, comment dirais-je, adapté à votre congrès ?

Grinton. Tiens, vous aussi ?

Chambord. Quoi, moi aussi ?

Brinton. Vous aussi vous dites comment dirais-je ?

Chambord. Moi, j’ai dit comment dirais-je ?

Grinton. Vous, vous avez dit comment dirais-je.

Chambord. Je ne m’en suis pas aperçu.

Brinton. C’est à partir du moment où cela devient, comment dirais-je, naturel, que l’on peut adhérer à notre société.

Grinton. Nous vous enverrons, comment dirais-je, très rapidement, un formulaire d’inscription. 

Chambord. Et vous allez continuer longtemps à me prendre pour une quille ?

Brinton, après un temps. Pardon ?

Chambord. Inutile de continuer votre cinéma, je vous ai reconnu-e-s !

Grinton. Vous nous avez ? …

Chambord. Reconnu-e-s, parfaitement !

Brinton. Reconnu-e-s ? C’est-à-dire ?

Chambord. Je sais que vous êtes du Guide Belin !

Grinton, à part, à Brinton. Merde, il nous a démasqué-e-s !

Brinton, à Chambord. Écoutez, nous sommes, comment dirais-je, décontenancé-e-s par ces propos.

Chambord. Ouais, ouais, c’est ça… vous fatiguez pas ! J’ai vu vos têtes, dans le fichier des inspecteurs.

Grinton. Le fichier des inspecteurs ?

Chambord. Je suis allé faire un petit tour au Guide, tout à l’heure… J’ai pas eu le temps de voir grand-chose, mais en tout cas, je me souviens très bien de vos têtes ! 

Brinton. Bon, ok, vous avez gagné, on est critiques au Guide Belin, c’est vrai…

Chambord. Pourquoi inventer cette « Société des comment dirais-jistes » ?

Grinton. Ce n’est pas une invention, elle existe vraiment ! 

Brinton. Un an qu’on s’y infiltre ! Un an qu’on se force à caser des « comment dirais-je » à tous les coins de phrases !

Chambord. Mais enfin, pourquoi ?

Grinton. Mais parce que congrès des « comment dirais-jistes » était une occasion en or, la meilleure solution pour tester votre hôtel et l’ensemble de ses services !

Chambord. Et si j’allais voir votre directeur pour lui dire que je vous ai démasqué-e-s ?

Brinton. Surtout pas, on serait renvoyé-e-s !

Chambord. En ce cas, je ne le ferai pas.

Grinton. Merci de votre compréhension…

Chambord. À condition que vous me rédigiez une critique aux petits oignons et que nous gardions nos cinq étoiles.

Brinton. Quoi ? Ce serait remettre en cause notre intégrité !

Chambord. Très bien, je téléphone immédiatement à votre directeur !

Grinton. Non, non, par pitié ! Nous serons licencié-e-s !

Chambord. Alors je peux compter sur vous ?

Brinton. Absolument !

Grinton. Totalement !

Brinton. Nous vous ferons un papier excellent !

Grinton. Le meilleur que vous ayez jamais eu !

Chambord. Et nous garderons nos cinq étoiles ?

Brinton. Nous vous le garantissons !

Grinton. Sur ce que nous avons le plus cher.

Chambord. Vous êtes bien aimables. Je vais demander à ce qu’on vous réserve un traitement de faveur ! Le champagne coulera à flots ! (À part ) Maintenant, c’est une expression que je peux utiliser sans crainte ! (Haut ) Vous pourrez profiter de tous nos équipements en accès prioritaire : golf, massif forestier pour la chasse, piscine, spa, sauna, et tutti quanti !

Grinton. Merci, vous êtes adorable !

Brinton. À plus tard !

Grinton. À plus tard !

Chambord, à part. Et voilà une affaire réglée…

Entre Engels.

Entre également Monsigny.

Chambord. Ah vous voilà ! Figurez-vous que j’ai résolu l’énigme quant au critique du guide Belin.

Engels. Tiens ?

Chambord. Oui. Enfin, je dis au, je devrais dire aux. (Prononcer « ox ».)

Engels, sans comprendre. Ox ?

Chambord. Quant aux critiques. (Prononcer les voyelles soulignées.)

Engels. Il y en avait plusieurs ?

Chambord. Deux ! 

Engels. Deux ?

Chambord. Rien que ça !

Engels. Comment les avez-vous gérés ?

Chambord. Je l’ai joué finement.

Engels. Ah oui ?

Chambord. Vous en doutiez ?

Engels. Non… non…

Chambord. Alors pourquoi vous dites ah oui ?

Engels. Pour rien, pour rien…

Chambord. Pour rien ? Eh bien en ce cas, ne dites rien !

Engels. Très bien…

Chambord. Où en étais-je ?

Engels. Vous l’avez joué finement.

Chambord. Oui !

Engels. Comment avez-vous fait ?

Chambord. J’ai menacé de révéler à leur patron la façon dont leur identité avait été découverte ! Ainsi, on les tient. Et on gardera nos étoiles ! Et vous ?

Engels. Nouveau rebondissement dans l’affaire de la Veuve Pichard !

Monsigny. Je croyais que c’était réglé ?

Engels. Moi aussi, mais c’était une illusion !

Chambord. Une illusion ? Vous me faites peur…

Engels. Nous pensions tous que Joubert avait fait le coup.

Monsigny. Et ce n’est pas le cas ?

Engels. Joubert a en effet dérobé les quinze caisses avant de les mettre dans sa camionnette. Mais il a agi sur ordre de Raoul.

Chambord. Quoi ?

Engels. Pour moi aussi, ça a été la surprise totale !

Chambord. Ça ne se passera pas comme ça !

Engels. Je suis de cet avis.

Chambord. Se comporter ainsi : c’est d’une insigne ingratitude !

Engels. Une insigne ingratitude !

Chambord. Je veux des explications et comprendre ses motifs.

Engels. Je vous l’appelle ?

Chambord. Je vais m’en charger moi-même, ça me calmera peut-être un peu.

Engels. Si vous préférez.

Chambord, appelant. Raoul ! (À Raoul qui entre ) Mais comment avez-vous pu nous faire ça ?

Raoul. Comment ? Vous me demandez comment ?  Vous feriez mieux de me demander pourquoi ! Vous avez vu votre fiche de paie ? Vous avez vu la mienne ? À mon tour de vous demander comment. Comment nous, les plus modestes, on peut supporter une telle différence de revenu alors que la maison fait du chiffre d’affaire, alors que sans nous, les petits, la boutique ne tournerait pas ?

Silence gêné de tous.

Chambord. Raoul, ce que vous avez fait est inqualifiable. Pourtant, vous avez toujours accompli votre travail d’une manière exemplaire. Aussi, l’Hôtel ne portera pas plainte contre vous. Par ailleurs, je vous informe que je renonce à ma prime. Je vais demander à M./Mme Duroc d’instituer la prime pour tous ! Parce que tout le monde doit être récompensé de ses efforts.

Raoul, serrant la main de Chambord. Merci patron. 

Entrent Montserrat et Maria, en grande discussion.

Montserrat. Mais enfin ! Carmen ne peut pas arriver en jogging !

Maria. Si elle vivait aujourd’hui, c’est ce qu’elle porterait !

Montserrat. De toute façon, c’est moi qui serai sur scène. Par conséquent, j’aurai le dernier mot !

Maria. C’est peut-être vous qui serez sur scène, mais c’est moi qui chanterai le rôle. Par conséquent, j’ai aussi mon mot à dire !

Chambord. Mesdames, mesdames, je vous en prie, ne vous disputez pas… La maison vous offre le champagne, ainsi qu’à tous ses clients !

Montserrat. Le champagne ? Voilà qui est festif.

Chambord. C’est une fête, en effet. Une fête que je viens d’instituer. La fête des employé-e-s de l’hôtel. Parfois je peste contre leurs erreurs… (À Monsigny ) Négligence sur le stock…  (À Engels ) perte de recette… mais qui n’en fait pas ? C’est une fête qui rend hommage à leur travail. Leur travail qui fait de cet endroit un lieu unique.

Monsigny distribue des coupes.

Maria. Ah… l’Hôtel Beaumanoir, un lieu unique, en effet, et rempli d’histoires. Vous devez en avoir beaucoup à raconter…

Chambord. Si vous saviez… je pourrais en faire un roman… ou une pièce de théâtre !… Notre hôtel, c’est un petit monde en miniature. Un monde dans lequel les gens ne peuvent pas tricher. Comme nos clients et nos clientes sont fortuné-e-s, ils et elles peuvent tout se permettre. Aussi, ils et elles suivent leur pente naturelle. Qu’ils soient parés de leurs plus beaux atours, ou bien négligés, ou dans leur vérité, ou avec artifices, c’est parce que telle est leur nature et qu’ici, vu le prix qu’ils déboursent, ils ont le droit de l’exprimer en  toute liberté. Qu’est-ce que notre Hôtel ? Un révélateur de la nature humaine ! Puisse-t-il poursuivre sa mission encore longtemps. (Levant son verre ) À l’Hôtel Beaumanoir ! 

Tout le monde. À l’Hôtel Beaumanoir !

***

FIN 

de 

Hôtel Beaumanoir


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