Georges Feydeau vaudevilliste : un auteur inspirant

Georges Feydeau vaudevilliste est un auteur des plus inspirants. En effet, il renouvelle profondément le genre, y appose son originalité et y sert une critique aimable mais véritable de la bourgeoisie.

Biographie de Georges Feydeau

L’auteur (1862-1921) avait pour père Ernest-Aimé Feydeau, personnage curieux, auteur lui-même de deux pièces de théâtre. Ami intime de Théophile Gautier et de Flaubert, c’était un romancier prolixe. Ayant grandi dans une atmosphère artistique, littéraire et bohème, Georges manifeste une vocation théâtrale précoce. Petit, il écrit déjà beaucoup. Au lycée Saint-Louis, il fonde à 14 ans le Cercle des Castagnettes. Lors des spectacles organisés par le Cercle, il joue Molière, Labiche ainsi que des monologues de sa composition. En 1882, à l’âge de 19 ans, il fait jouer sa première pièce, Amour et Piano. Jusqu’en 1890, il donne 11 pièces, qui, tout en appartenant au genre du vaudeville, sont toutes des échecs, à l’exception de Tailleur pour Dames en 1886. Devant cet insuccès, Feydeau songe à se faire acteur, mais triomphe enfin en 1892 avec Monsieur Chasse. La même année, le succès est confirmé par Champignol malgré lui et Le Système Ribadier. Les œuvres de Feydeau sont désormais jouées et traduites à travers le monde entier : Le Fil à la patte en 1894, Le Dindon en 1896, La Dame de chez Maxim en 1899 ou encore La Puce à l’Oreille en 1907. L’auteur serait le plus riche de tous les écrivains de théâtre, s’il n’avait l’habitude de jouer à la Bourse et dans les cercles. Il devient rapidement une figure du Paris des noctambules. Après 1910, il délaisse le vaudeville et se tourne vers la forme brève avec On purge bébé ou encore Léonie est en avance en 1911. Très intéressantes, ces pièces n’entrent pourtant pas dans le sujet de notre article et c’est pourquoi on les exclura ici de notre analyse. 

Portrait de Feydeau par Carolus-Duran, Musée des Beaux-Arts de Lille.

L’origine du vaudeville

Lorsque Feydeau se lance dans l’écriture, le vaudeville est un genre bien établi. À l’origine, le terme désignait une forme de chanson populaire. D’après la tradition, il aurait été créé par Olivier Basselin (1400-1450). Le nom de ces compositions serait lié à leur origine géographique : vau-de-vire ou vaudevire, autrement dit « vallée de la Vire ». Ces chansons étaient gaies, satiriques et la plupart du temps composées sur des airs déjà connus. Or cette forme de chanson vint peu à peu au théâtre et voici comment. Dès le 17e siècle, la chanson avait fait son apparition dans les pièces de théâtre. Molière lui-même introduisit des chants dans les intermèdes du Mariage Forcé ou du Sicilien. Grâce à Catherine de Médicis, les troupes italiennes faisaient en France des séjours de plus en plus longs. Elles occupèrent la salle de l’Hôtel de Bourgogne entre 1680 et 1697. Or dans leur répertoire, on trouvait de nombreuses pièces incluant des vaudevilles. Pour ces chansons, qui s’inséraient dans le texte, les auteurs ne composaient pas ou ne faisaient pas composer d’airs originaux : cela était pour eux un gain de temps et d’argent. Mais le genre va se développer après l’expulsion des comédiens italiens de l’Hôtel de Bourgogne. 

Le théâtre de Foire

À cette époque il existait à Paris deux foires importantes : la Foire Saint-Germain et la Foire Saint-Laurent. Très populaires, ces foires possédaient des baraquements et certains abritaient des théâtres. Cependant, la Comédie-Française et l’Opéra avaient le monopole de la comédie et du chant et les entravaient de tous les moyens possibles. Un des entrepreneurs qui avait monté un théâtre dans une de ces « loges » éphémères de la Foire, Allard, eut vers 1710 une idée pour contourner la loi qui interdisait à ses comédiens de parler. Les acteurs, tout en restant muets, tiraient de leur poche droite une feuille sur laquelle était inscrit en gros caractères leur texte, puis la glissaient dans leur poche gauche après l’avoir montré au public. Ces textes devinrent rapidement des vaudevilles chantés par le public, qui pouvait entonner la mélodie, aidé de comparses disséminés dans la salle, puisqu’il s’agissait d’airs connus. Le système fut ensuite perfectionné avec des écriteaux. Une des pièces les plus significatives de ce temps est Arlequin, roi de Serendib de Lesage en 1713. 

Représentation de la Foire Saint-Germain.

La naissance de l’Opéra Comique

Moyennant des compensations financières, les comédiens et comédiennes eurent par la suite le droit de chanter eux-mêmes elles-mêmes les airs. Le spectacle prit alors le nom d’Opéra-Comique, parce qu’il mélangeait des éléments d’opéra et de comédie. On peut citer La Chercheuse d’Esprit de Favart, en 1741, comme un des emblèmes de cette évolution. Peu à peu, le public goûtant de plus en plus les spectacles mixtes avec théâtre et chant, les airs n’étaient plus de simples reprises de mélodies connues, mais devinrent originaux. Le vaudeville de cette époque traite de sujets très divers : parodies, mythologies, allégories, peinture des sentiments amoureux, satires des mœurs. L’action est simple, les personnages sont des types provenant de la tradition italienne : Arlequin, Colombine, Pierrot, etc. On y remarque aussi des ingénu-e-s de village, des personnages mythologiques et des « Grands Hommes ». 

Le vaudeville après 1800

Après 1800, le genre se partage en deux sous-genres : le vaudeville dit « anecdotique » et la « farce satirique ». Le premier part d’une anecdote du passé ou d’un fait-divers d’actualité pour dresser un tableau de mœurs. On peut citer, pour cette tendance, Fanchon la Vielleuse de Bouilly et Pain en 1803. Le « vaudeville farce » » est l’héritier de la farce moyenâgeuse. La fantaisie des auteurs y est alors débridée : on peut mentionner Le Chapeau de Paille d’Italie de Labiche en 1851 : l’accumulation des quiproquos, le comique de répétition et d’opposition en font un énorme succès. En 1858, naît l’Opérette avec Orphée aux Enfers, livret d’Halévy et Crémieux, musique d’Offenbach. Comme dans un mécanisme de vases communicants, le vaudeville va peu à peu perdre ses couplets. Le vaudeville se met alors à désigner une pièce gaie, sans prétention littéraire, psychologique ou morale, dont le comique de situation est la colonne vertébrale. 

Le vaudeville entre 1870 et 1918

Entre 1870 et 1918, le vaudeville se partage entre deux tendances : la pièce à tiroirs et une écriture solidement et subtilement structurée. Le premier, qu’Henri Gidel nomme « vaudeville à tiroirs », est en fait une construction à épisodes traités pour eux-mêmes et reliés entre eux par une trame légère. On trouve de nos jour cette structure dans le film à sketchs, par exemple. Ce qui fait le comique de ce vaudeville, ce sont les « mots » qui émaillent le dialogue. Il s’agit la plupart du temps de scènes brocardant telle ou telle mode, avec des moments à sensation qu’on appelle des « clous » : un décor spectaculaire, l’apparition d’une célébrité, etc. L’autre tendance est nommée par Henri Gidel, grand spécialiste du genre, « vaudeville structuré ». Il se caractérise par une construction rigoureuse, fondée sur le quiproquo, lequel donne à la pièce sa substance comique. L’un des représentants majeurs de cette tendance est alors Alfred Hennequin avec notamment Le Procès Vauradieux en 1875. La complexité de l’action est atteinte par le fait que quatre ou cinq intrigues s’entremêlent et rejaillissent les unes sur les autres. La structure de la pièce acquiert alors une solidité mathématique. Chaque rouage est nécessaire à l’ensemble : qu’on s’avise d’en enlever un, c’est la totalité qui en souffre. Les connaisseurs et connaisseuses de Feydeau auront fait le lien : il appartient bien entendu à la deuxième tendance. 

La notion de « pièce bien faite »

On donne à ce type de pièce le nom de « pièce bien faite ». Elle représente une école dramaturgique proposant une action se déroulant continûment, de manière progressive et serrée. L’intrigue, complexe, maintient sans faillir le suspense. La tension dramatique passe par des hauts et des bas. Jouant sur l’illusion réaliste, la pièce bien faite tente de maintenir en alerte l’attention du public. Le contenu est réparti selon des normes très identifiées : après une exposition rapide dans laquelle les jalons de la conclusion sont déjà posés, chaque acte développe une montée de la tension culminant en point d’orgue dans une grande scène. Tous les éléments narratifs convergent vers un centre, la « scène à faire » où tous les fils de l’action se regroupent. On voit bien en quoi cette dramaturgie est la continuation de l’esthétique classique. Elle s’est répandue aujourd’hui à travers le monde et s’est imposée comme le modèle dramaturgique dominant des industries culturelles que sont les séries et le cinéma.

Le vaudeville aujourd’hui

Le vaudeville en tant que genre a continué à subsister dans le cinéma, où les scénaristes ont repris nombre de ses techniques pour donner des triomphes à Louis de Funès ou Pierre Richard. Il se prolonge aujourd’hui dans le « théâtre de Boulevard », que l’on peut définir comme un théâtre de pur divertissement au sein duquel toutes les traditions sont respectées, sous couvert d’une prudente remise en question.

Un exemple de vaudeville moderne du théâtre de Boulevard.

L’art des préparations et du paiement chez Feydeau

On a vu que Feydeau appartenait au sous-genre du « vaudeville structuré ». On a en effet souvent dit de lui que son théâtre produisait le fou-rire et donnait libre-cours à une fantaisie des plus débridées. Pourtant, ce qui permet à cette folie presque surréaliste d’advenir est une construction dramaturgique extrêmement stricte, suivant les principes de la pièce bien faite. 

Au théâtre, l’un des procédés les plus décriés dramaturgiquement parlant est le « Deus ex Machina. » Cette locution latine signifie littéralement « Dieu descendu de la machine ». Elle désigne un élément de l’action venant opportunément sauver un héros d’une grande difficulté, comme un Dieu qui descendrait du Ciel pour venir le sauver. Molière a usé et abusé de ce procédé, tant est si bien qu’on le soupçonne de le manier avec une certaine ironie, ou comme un signe que le spectacle s’achève. Ainsi, à la fin de son Tartuffe, le personnage de l’Exempt vient annoncer que Tartuffe a été jeté en prison. Tout est donc bien qui finit bien. On trouve rarement cela chez Feydeau et pour cause : chaque coup de théâtre a été en général préparé en amont. Le critique Francisque Sarcey peut ainsi écrire : « Sachez-le, dans une pièce de Feydeau, on ne pose pas, en entrant, son chapeau sur une chaise sans que je me dise : Bon ! ce chapeau n’est pas là pour des prunes ! » Ainsi, dans le troisième acte de La Dame de chez Maxime, la Môme finit par partir avec le Général Petypon, à la surprise générale. Auparavant, nous avons cependant vu le Général être charmé par la Môme. Cette dernière, qui avait eu peu de temps auparavant une aventure avec un militaire, était très avenante avec lui. On observe donc un mécanisme en deux phases : la préparation et le paiement. La préparation, lorsqu’elle apparaît, est généralement de peu d’importance dans le déroulement du récit. En revanche, le paiement est un événement dramatique majeur. 

La Dame de chez Maxim mise en scène par Zabou Breitman, 2019.

La notion de « Scène à faire »

L’une des expressions de ce mécanisme engendrant une cohérence dans la structure dramaturgique d’ensemble se nomme la « Scène à faire ». Cette expression viendrait du critique déjà cité Francisque Sarcey qui la définit comme une « scène qui résulte nécessairement des intérêts ou des passions qui animent les personnages mis en jeu ». Ainsi, toujours dans La Dame de chez Maxim, l’acte I présente le fonctionnement du « fauteuil extatique », permettant de mettre les sujets dans un état d’hypnose. Ce gadget scientifique permettra à l’acte III la vengeance de Gabrielle sur son mari indélicat. 

Préparations et langage dramaturgique

En dramaturgie, la préparation permet donc de justifier les apparents retournements de situation, lesquels s’appuient en fait sur des éléments qui ont été présentés plus tôt. Mais la préparation a d’autres vertus. Elle permet de faire participer le public. Ainsi dans Le Fil à la patte, le personnage de Fontanet est annoncé comme ayant une haleine repoussante. Aussi, lorsqu’il paraît, le public, ainsi informé, peut mieux participer aux désarrois des personnages confrontés à cet élément nauséabond… et le comique n’en est que décuplé. Mais la force de la préparation chez Feydeau va encore plus loin. Ainsi, dans La Puce à l’oreille, Raymonde est persuadée que son mari la trompe. Parmi les indices qui l’ont aidée à forger sa conviction, elle mentionne les bretelles de son mari, qui lui ont été envoyées par la poste depuis un hôtel borgne nommé à propos « Hôtel du Minet Galant ». Un peu plus tard, nous apprenons que le mari de Raymonde, Chandebise, a été poussé par son médecin à porter des « bretelles américaines » pour soigner son mal de dos. Il a donc donné toutes ses bretelles ordinaires à son cousin Camille. Nous comprenons donc que les soupçons de sa femme sont sur ce point infondés. Chandebise précise qu’il trouve ces bretelles médicales laides. Peu après, Raymonde, toujours soupçonneuse, demande à son mari de lui montrer ses bretelles, ce qu’il refuse. Cela provoque alors le fort agacement de la femme. Ici, le paiement a une signification qu’il n’aurait pas si on le sortait de son contexte. Cela est lié au langage dramaturgique qui consiste à ordonner des scènes les unes après l’autres. Un langage est en effet un système de signes dont l’agencement crée du sens. Ces signes peuvent être des mots, des notes de musique ou des scènes. Ainsi, dans cette même Puce à l’oreille, nous apprenons qu’à l’Hôtel du Minet Galant travaille un certain Poche, qui se trouve être le sosie de Chandebise. Aussi, lorsque Raymonde, ayant décidé de céder aux avances de Tournel, croit se trouver devant son mari et se confond en excuses devant un Poche ahuri, appuyée par un Tournel implorant, elle fait une erreur comique. Cette information ne se trouve ni dans cette scène ni dans la scène précédemment évoquée mais dans le fait que ces deux scènes se succèdent l’une à l’autre. 

La Puce a l’oreille de Georges Feydeau – Mise en scene Lilo Baur – Comedie-Francaise – Salle Richelieu – Septembre 2019.

L’originalité de Feydeau : quiproquos, ironie dramatique et rencontres intempestives

Avant Feydeau les vaudevilles étaient fondés sur des schémas périmés, les personnages n’étant que des fantoches. Feydeau, au contraire, va chercher ses personnages dans la réalité puis les jeter « dans des situations burlesques ». C’est ce qui constitue alors son originalité et le fera surpasser ses confrères. 

Chez Feydeau, le rire provient de l’intrigue et celle-ci repose deux procédés classiques mais utilisés avec maestria : le quiproquo et la rencontre intempestive. Ce sont en réalité deux formes d’obstacles rencontrées par les personnages sur le chemin de leur quête. On définir le quiproquo comme la méprise consistant à faire prendre un personnage pour un autre. Le procédé de « l’ironie dramatique » désignant la technique consistant à mettre le lectorat ou le public au courant d’une information qu’au moins l’un des personnages ignore, il est possible de voir le quiproquo comme l’une des manifestations de l’ironie dramatique. Ainsi, La Dame de chez Maxim est tout entière fondée sur un quiproquo et par conséquent une ironie dramatique : le Général Petypon prend une danseuse de chez Maxim pour la femme de son neveu. Ce dernier a tout intérêt à maintenir le quiproquo, sous peine de perdre l’héritage promis par son oncle. La rencontre intempestive est l’application d’un principe simple : lorsque deux personnages ne devraient pas se rencontrer, mettons-les en présence. Ainsi dans Tailleur pour Dames, Yvonne voit arriver Bassinet, alors que son mari vient de lui dire qu’il a passé la nuit chez ledit Bassinet, censé être à l’article de la mort. Feydeau imprime son style particulier dans la manière dont il exploite ces situations : les réactions des personnages et leurs justifications sont souvent irrésistibles. Enfin, le mouvement que les quiproquos et rencontres intempestives donnent aux pièces de l’auteur leur confèrent une rapidité inégalée, à laquelle participent les entrées et les sorties à répétition, apportant une véritable frénésie aux sections culminantes de l’action. Les personnages deviennent alors les jouets d’une sorte de Destin comique qui les ballote au gré de sa fantaisie. Ainsi, l’hypocrisie de la bourgeoisie est montrée dans toute sa mesquinerie. Au dénouement, chez Feydeau, la morale est toujours sauve. Mais n’est-ce pas une pure convention théâtrale, destinée à fournir une fin heureuse en réalité impossible, tant les chocs ont fait tomber les masques policés pour laisser apparaître la nature humaine dans toute son imperfection ?

Bibliographie : 

Henri GIDEL, Le Vaudeville, « Que sais-je ? » n°2301, PUF, 1986.

Yves LAVANDIER, La Dramaturgie, Le Clown et l’enfant, 2014.

Patrice PAVIS, Dictionnaire du théâtre, Dunod, 1996.


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