Archiver les spectacles, autrement dit garder la mémoire des spectacles produits devrait être une préoccupation de toute compagnie de théâtre. En effet, passée la dernière seconde du spectacle, il n’en reste rien de tangible, si l’on n’y a pas pris garde. En effet, la nature même du spectacle théâtral le rend éphémère. Si je lis un livre, une fois la lecture achevée, le livre existe encore. Le spectacle vivant, lui, disparaît à mesure qu’il se crée. Un spectacle est un château bâti sur du sable. Le moindre coup de vent le fait se désintégrer. Certes, lorsqu’une série de représentations est programmée, le spectacle existe encore le lendemain soir, mais entre les deux séances, il s’est désintégré, ses différentes composantes s’étant éparpillées, désolidarisées les unes des autres. On pourrait le laisser ainsi. Il se dissoudrait dans le noir du temps. Ce serait alors fonder l’historiographie du théâtre sur les seuls témoins du spectacle, et laisser la mémoire du spectacle s’enfuir à la disparition de ses derniers.
Pourquoi l’archivage ?
Réfléchir à l’archivage du spectacle, c’est se donner les moyens de l’inscrire dans le temps, d’écrire son histoire. Mais pourquoi le faire ? Tout simplement pour le transmettre aux générations futures, pour le restituer a posteriori dans toute sa complexité et sa richesse. En effet, l’Histoire du Théâtre, ça existe. Plus : heureusement qu’elle existe, cette histoire du théâtre. Sans elle, comment connaitrions-nous la fameuse bataille d’Hernani, qui tourna au pugilat à la Comédie-Française en 1830 ? Comment connaitrions-nous la révolution théâtrale que Jean Vilar impulsa dans le théâtre parisien et français, grâce au Théâtre National Populaire, à partir de 1951 ? Comment connaitrions-nous cette autre révolution qui s’appelait le Théâtre du Soleil, investissant la Cartoucherie de Vincennes jusque-là abandonnée, à partir de 1970 ? Ces expériences passées, lorsque nous en prenons connaissance aujourd’hui, enrichissent notre culture et notre pratique théâtrale. Vous avez déjà vu des orgues d’église ? Les plus massifs présentent différents claviers, deux à cinq : cela permet d’avoir différents registres. Étudier l’Histoire du théâtre, c’est s’autoriser à acquérir de nouveaux claviers, de nouveaux registres que l’on n’aurait pas imaginés. C’est aussi remettre en perspective nos « découvertes » et « trouvailles » théâtrales, qui souvent ne sont que des adaptations, des synthèses de pratiques anciennes. Archiver un spectacle, c’est apporter sa pierre à cette Histoire du théâtre. C’est se donner les moyens de transmettre aux générations futures une expérience qui pourra féconder leur réflexion et leur pratique théâtrale.
Nature composite du spectacle théâtral
Pour archiver un spectacle de manière adéquate, il est bon d’avoir conscience de sa nature composite, une fois qu’il est achevé, une fois qu’il est un tout offert au public. Un spectacle ce sont d’abord des actrices et des acteurs. Chacune, chacun a un physique particulier, une manière de bouger unique, un grain de voix inimitable. Leur jeu rassemble les caractéristiques de leur énergie, de leur diction, de leur élocution, du rythme de leur parole, de la manière avec laquelle ils expriment des émotions. Ces interprètes portent des costumes qui véhiculent des significations : ils peuvent être représentatifs d’un milieu, d’une époque, d’une psychologie. Des accessoires peuvent être manipulés par les interprètes. Ils permettent de construire un univers, de mettre en exergue des connections entre des personnages, des épisodes du récit. Les interprètes évoluent dans une scénographie déterminée. Cette dernière peut adopter différents styles : réaliste, symboliste, fantasmagorique, abstrait, etc. L’espace peut être découpé en plusieurs zones, auxquelles parfois sont affectées des fonctions déterminées. Il a la possibilité de se déployer dans l’horizontalité mais aussi dans la verticalité, jouant ainsi sur les niveaux. Il peut être encombré ou au contraire tendre au vide. Soit la scénographie demeure fixe durant tout le spectacle, soit elle évolue. Ces évolutions peuvent être commandées par une logique temporelle, thématique, etc. La lumière peut aussi avoir son rôle à jouer, pour ponctuer des séquences, construire des ambiances. Le son des voix peut être travaillé par des micros. La musique, jouée en direct ou enregistrée, ainsi que les bruitages, peuvent compléter l’ensemble, afin de contribuer à la narration ou aux différentes atmosphères souhaitées. Un spectacle ce peut aussi être du texte, un texte émis en scène par les interprètes, écrit préalablement ou spécifiquement pour le spectacle. Ce peut aussi être du texte vu en scène, sur des cartons, sur des écrans, pour les raisons de l’action, ou pour ajouter un commentaire comme le ferait une voix off.
Pourtant, on aurait tort de restreindre l’aventure du spectacle à cette simple vision d’un tout achevé. Avant d’en arriver là, il aura fallu écrire le texte, le distribuer, le répéter, élaborer le décor, les costumes, les lumières et le son, et tout cela pourra prendre bien des chemins, des impasses, connaître avancées et retours en arrière. D’ailleurs, la fin de la représentation ne signifie pas non plus la fin du spectacle : car ce spectacle est reçu d’une certaine façon par le public, durant la représentation, mais aussi après, par des réactions orales ou écrites.
Qu’est-ce que l’archivage ?
Quant à l’archivage en lui-même, on pourra le définir comme la constitution d’un ensemble de documents relatifs à la production, la diffusion et la réception du spectacle, le stockage de ces documents, leur indexation et leur valorisation. L’objectif est qu’une personne n’ayant aucun lien direct avec le spectacle puisse en retracer la genèse, l’exploitation et l’accueil.
Les archives peuvent prendre différentes formes. Tout d’abord, il peut s’agir des documents participant pleinement à la production et à la diffusion : texte, cahier de mise en scène, cahier de régie, plan de plantation du décor, plan de feu, montage électrique. Tous les documents de communication du spectacle sont également concernés : affiches, flyers, communication digitale, etc. Pour la réception du spectacle, on peut mentionner les réseaux sociaux mais aussi les articles de presse. Enfin, des archives peuvent être constituées en tant que telles : détachées de la production et de la réception, conçues spécifiquement pour garder la mémoire du spectacle. Les possibilités sont presque infinies : photos, vidéos, journaux de bord, carnets, enregistrements audio, dessins, schémas, maquettes, documents print ou fichiers digitaux, contenants de conservation destinés aux objets, etc. Il conviendra d’en organiser le stockage : où ces éléments sont-ils entreposés ? Un système d’indexation sera également intéressant dans la mesure où il permettra d’accéder aux informations voulues de manière efficace. La consultation des archives devra aussi faire l’objet d’une réflexion : qui pourra les consulter, à quelles conditions, etc. Enfin, la valorisation des archives ne sera pas oubliée : elle pourra prendre la forme d’une exposition, d’une conférence, d’un album, d’une section du site web, etc.
L’archive reine du théâtre : la notation de mise en scène
Ce qui permet de constituer ces archives du spectacle est avant tout un état d’esprit qu’on peut qualifier d’esprit « historien. » Il s’agit de se demander ce qui pourra servir plus tard à restituer le processus de création mais aussi l’événement. Un des outils privilégiés de cette mémoire de la création, parce que c’est aussi un outil de la production, est le cahier de mise en scène ou « cahier de régie ». Produits par les metteur·e·s en scène, assitant·e·s ou régisseu·r·euse·s, ils existent depuis qu’il est besoin de fixer le spectacle sur un document pour d’éventuelles reprises. Le texte de la pièce y est reproduit, et équipé d’indications scéniques, déplacements, jeux, photos, schémas. Il peut se rapprocher d’un storyboard. Lorsqu’il s’agit d’une mise en scène professionnelle, elle est légalement déclarée comme une œuvre et donne lieu à la perception de droits. On conçoit donc dans ce cas en particulier que ce type de cahier soit le plus détaillé possible. Il s’agit souvent de saisir l’attitude ou la psychologie du personnage alors qu’il dit telle ou telle réplique. Le commentaire peut préciser les motivations du personnage, l’implicite, les pauses ou le rythme auquel est émis le texte en scène.
Avec le XXe siècle, le·a metteur·e en scène s’affirme comme un·e artiste à part entière. La première mention française de la mise en scène sur une affiche de théâtre date peut-être de 1936, lorsque les metteurs en scène de ce qu’on appelait alors le « Cartel » (Dullin, Jouvet, Baty, Pitoëff) avaient été invités par Édouard Bourdet, Administrateur Général de la Comédie-Française, à produire des spectacles dans la Salle Richelieu. À partir de ce repère on peut sans doute, en France, marquer l’institutionnalisation de la mise en scène comme une discipline consubstantielle et nécessaire au spectacle théâtral.
Cela va se retrouver dans la production éditoriale, puisque des livres vont progressivement présenter la « mise en scène » de telle ou telle œuvre. En témoigne la collection du même nom aux éditions du Seuil. On se souvient, entre autres, dans cette collection, d’avoir lu la « mise en scène » d’Othello par Stanislavski ou celle de L’Avare par Charles Dullin. Lire ses livres peut donner une idée de ce qu’un cahier de mise en scène apporte à celles et ceux qui n’ont pas vu un spectacle. Ils représentent une occasion unique d’approcher en différé et dans une complexité rare ce que fut la création scénique. Pourtant ce type de document a ses limites. La notation peut paraître trop autoritaire parce qu’elle oriente de manière forte le sens du spectacle, alors que la représentation telle qu’elle est accomplie par les interprètes peut laisser plus de marge de manœuvre interprétative, plus d’ambiguïté. Une observation extérieure au spectacle aurait sans doute d’ailleurs relevé d’autres aspects, aurait mis en lumière d’autres lignes de force. Parfois, ces cahiers peuvent être remplis de remarques morales, métaphysiques, artistiques qui en disent plus long sur la conception du théâtre du scripteur que sur la réalisation concrète.
Pourtant, s’il est une réussite à signaler en la matière, c’est celle du Modellbuch brechtien, composé pour chaque mise en scène, d’une étude du texte, de remarques sur les répétitions et de 1500 clichés photographiques. Bertolt Brecht fut un des auteurs de théâtre le plus importants du XXe siècle. Son approche du théâtre comme outil de critique et de transformation de la société demeure extrêmement riche, tant par les pièces qu’il a laissées que par son œuvre théorique. Pour chacune de ses pièces, qu’il mettait lui-même en scène avec sa troupe du Berliner Ensemble, il entreprit de réaliser un Modellbuch, un « livre-modèle » présentant le spectacle. Cette démarche est indissociable de la démarche « révolutionnaire » de Brecht, qui entendait réformer le théâtre et pour qui le Modellbuch était un moyen de diffuser sa vision théâtrale nouvelle. Cependant, l’objectif du Modellbuch reste aussi à questionner car pour Brecht, il s’agit bien de fournir un modèle, autrement dit une représentation que des mises en scènes ultérieures pourront imiter. Il ne saurait en être de même pour le cahier de régie ou de mise en scène : c’est un document utile pour la mémoire du spectacle, mais qui n’a aucune vocation à devenir une « mise en scène modèle » à appliquer par toutes les compagnies mettant en scène l’œuvre par la suite. Ces dernières conservent en effet toute leur liberté de création.
Noter les mouvements des interprètes
Dans les cahiers de mise en scène, la question de la notation des mouvements des interprètes est épineuse. En effet, elle est la plupart du temps consignée en « langage naturel », autrement dit en se servant de la langue parlée et écrite par le scripteur du cahier. Cela n’est pas sans poser de problème : il faut décoder, dans cette prose, des mouvements que nous-mêmes aurions peut-être formulés différemment. Il est intéressant à ce titre de se pencher sur les travaux de différents chercheurs qui, depuis longtemps déjà, ont cherché à codifier cette notation. Dès les années 1970, Schrank proposait un système d’actions limitées : attendre, se déplacer, parler, déplacer un objet, prendre un objet, bouger, ingérer, expulser. D’autres systèmes existent, plus complexes, dans des manuels destinés à l’assistanat de mise en scène, comme celui de Schneider, qui utilise des icônes. On relèvera que les dimensions colorimétriques et sonores sont laissées de côté. De plus, de tels systèmes peuvent paraître contraignants, les scripteurs des cahiers de mise en scène leur préférant des notations plus adaptées aux projets dont ils ont la charge.
Les archives audio-visuelles
Au-delà du cahier de mise en scène, on dispose aujourd’hui de techniques d’enregistrement audio-visuel. L’enregistrement sonore seul peut avoir des avantages. Certes il donne accès aux voix et aux intonations des interprètes, mais il fait également sentir le rythme de la représentation, facilite le minutage, restitue la « densité » de certains moments, notamment concernant la participation du public : réactions, rires, silences concentrés, silences dispersés, etc. La captation vidéo est elle aussi problématique. En effet, la réception d’un spectacle de théâtre, contrairement au film de cinéma, laisse une grande liberté au public. Au théâtre, c’est le spectateur ou la spectatrice qui fait son propre montage. Il ou elle choisit de faire ou non un gros plan, un plan d’ensemble, un zoom ou un panoramique. Même lorsque le tournage est effectué depuis un point fixe sans aucun montage, le cadrage propre à la vidéo impose toujours une vision limitée et partiale. Il faut également trouver le bon appareil. Bien souvent, les voix projetées des acteurs ou actrices paraissent criardes à l’audio, voire saturent les micros. Les marques proposent aujourd’hui divers camescopes qui sont dédiés à ce genre de captation. Certains modèles sont dotés d’un grand angle, qui permet d’embrasser toute la scène tout en postant le camescope juste devant celle-ci. La captation du son a été repensée pour tenir compte d’un volume sonore souvent conséquent dégagé par la représentation théâtrale. Par ailleurs, deux micros sont parfois intégrés au camescope, permettant une intéressante spatialisation stéréo du son.
Les photographies du spectacle permettent de se focaliser sur les moments clés, les moments de rupture, de transition, qui parcourent le spectacle.
L’archivage de la réception du public
Il serait dommage d’oublier le public, qui est partie prenante du spectacle. Les réseaux sociaux fournissent aujourd’hui une traçabilité inédite pour qui peut encapsuler la réception d’un spectacle. En conservant ou en synthétisant réactions et commentaires laissés sur les posts ou stories annonçant le spectacle, ainsi que ces posts ou stories, il est possible de conserver la manière dont un horizon d’attente a été peu à peu co-construit par l’instance émettrice (le compte du réseau) et les internautes ayant réagi ou commenté les posts. Voilà pour l’amont. Concernant l’aval, les commentaires, en particulier les adjectifs utilisés, renseignent sur la manière dont le spectacle a été reçu par une partie du public.
Pour conclure, il serait erroné de penser que la question de l’archivage ne s’envisage qu’après le spectacle. Au contraire, elle doit être posée dès le départ, car c’est durant la préparation, les répétitions puis les représentations que l’archivage doit se faire, en documentant chaque moment de la fabrique du théâtre. Bien entendu, il restera à ordonner l’ensemble et à le rendre accessible selon les principes qui auront été définis et dont nous avons parlé au début de l’article. C’est ainsi que votre théâtre s’inscrira dans le temps.
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