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Quand la conversation prend son temps… pour aller on ne sait où
Accordez-nous moins d’1 heure de lecture et découvrez comment plonger votre public dans un univers absurde et féroce (même si vous avez zéro moyens).
On a 3 questions rapides à vous poser :
🆘 Est-ce que vous avez marre de ces textes écrits avec des « ! » à chaque réplique ?
🆘 Est-ce que vous en avez assez de ces sketchs qui essaient de faire rire tout le monde et finissent par ne faire rire personne ?
🆘 Est-ce que vous faites partie de ces personnes qui détestent les scènes courtes dans lesquelles on n’a le temps de rien ?
Si vous avez répondu oui à au moins deux questions, alors lisez vite ce qui suit !
Un auteur, des chaussettes, une consultation, un changement de carrière, un nouveau livre ; sujets futiles ou profonds, ils sont la matière de nos cinq Dialogues vagabonds.
En accédant au texte intégral de Dialogues vagabonds, vous obtiendrez un fichier pdf de 61 pages pour un poids plume de 400 Ko. Le fichier est donc très facilement téléchargeable sur votre téléphone, votre ordinateur, votre tablette et imprimable à volonté.
Avec Dialogues vagabonds vous découvrirez :
✅ des dialogues qui jouent sur la longueur et donnent donc aux interprètes de la matière pour installer et faire vivre une situation dans toutes ses nuances
✅ un recueil de 5 sketchs à 2, 3 ou 4 personnes s’adaptant à diverses distributions
✅ des textes infusant des atmosphères très particulières qui restent inscrites dans la mémoire du public
✅ un recueil sketchs pouvant employer jusqu’à 12 interprètes
✅ des conversations aux routes sinueuses, qui mèneront votre public de surprise en surprise
Le recueil a été joué par :
🎭 la Compagnie Tableau Blanc, à Anderlecht, Belgique en juin 2021
🎭 l’Atelier Théâtre de l’Institut Notre-Dame, à Beaurain, Belgique, en mars 2024.
Intéressé-e ? Attention, cependant : ce recueil est fortement déconseillé aux personnes qui n’aiment pas l’humour décalé !
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Des questions ? Des remarques ?
Écrivez-nous : contact@rivoireetcartier.com
Texte intégral de Dialogues vagabonds à lire ou à télécharger
Ces auteurs
Un, Deux et Trois parlent à voix basse. Ils sont assis à une table jonchée de nombreux manuscrits. Quatre entre, gêné. Un, Deux et Trois arrêtent de parler.
QUATRE, avec gêne. — Bonjour… Merci de me recevoir… je sais que vous avez beaucoup de propositions…
UN, sec. — Arrête tes boniments.
QUATRE, soumis. — Oui, oui… excusez-moi…
DEUX, aux autres. — Ces auteurs…
QUATRE. — Je… je peux m’asseoir ?
TROIS, peu aimable. — Ouais, si tu veux…
QUATRE. — Alors vous avez eu le temps de ?…
UN. — De quoi ?
QUATRE. — Eh bien, de lire…
DEUX. — Ouais, ouais, on a lu.
QUATRE. — Ah ! Tant mieux… Je vais pouvoir vous demander… J’avais un petit doute sur l’acte IV, scène 3, alors j’aimerais bien que vous me disiez si…
UN, aux autres. — Non mais il est fou, lui.
TROIS, à Un. — T’imagines quoi ? Qu’on regarde le numéro des scènes, quand on lit ?
UN, confus. — Euh… non, bien sûr…
DEUX, à Un. — Tu crois peut-être que ça nous intéresse, les numéros de scènes ?
QUATRE, pataugeant. — Euh… oui, oui… enfin, je veux dire : non, non, évidemment… pourquoi vous intéresser aux numéros de…
UN, aux autres. — Il pense qu’on prend des notes, ce con.
TROIS, à Quatre. — Bon, écoute euh… (Il paraît chercher quelque chose, puis, aux autres 🙂 Comment il s’appelle, déjà ?
QUATRE, à Trois. — Antoine. Antoine Rivoire.
TROIS. — Ah oui, ça me revient, un nom à la noix encore, genre marque de pâtes…
QUATRE, à Trois. — J’ai écrit la pièce avec un ami, Jérôme, Jérôme Cartier. On se voit pour écrire presque tous les jours. Moi, j’ai mon carnet à spirales Rhodia, lui, il a son MacBook Pro, et tous les deux ont…
TROIS. — On s’en branle, de tout ça… Tu crois vraiment que ça nous concerne ?
QUATRE, battant immédiatement en retraite. — Non, non… évidemment…
DEUX. — Ces auteurs, ces auteurs…
UN. — T’imagines, si j’arrivais à la fin du spectacle : « Mesdames et messieurs, j’ai l’honneur, l’avantage et le plaisir de vous annoncer que ces panneaux ont été assemblés avec des clous inox à pointe annelée de deux millimètres cinquante par cinquante ». Je me ferais jeter tes canettes, oui !
QUATRE. — Et pour la scène du dentifrice ?
TROIS. — La scène du quoi ?
QUATRE. — La scène dans laquelle Lorelei partage son dentifrice avec Friedrich. J’y ai mis beaucoup de moi-même, euh… enfin, je veux dire, nous y avons mis beaucoup de nous-mêmes, alors j’aimerais que…
DEUX, à Un et Trois. — Ça vous dit quelque chose, cette histoire de dentifrice ?
UN. — Non, rien.
TROIS. — J’ai pas vu ça, moi.
QUATRE. — Vous n’avez pas vu… ? Ah ? … Mais pourtant, quand l’acte trois commence… vous savez, l’acte qui se déroule dans la salle de bains…
UN. — Ah oui… ça aussi, les décors… quand j’ai vu la description des décors, j’ai failli m’étouffer avec mon bretzel…
QUATRE, saisissant un des manuscrits sur la table. — Si je peux me permettre…
DEUX, ironique. — Vas-y, fais comme chez toi…
QUATRE, feuillant rapidement et s’arrêtant sur une page. — Vous voyez, là, acte trois scène deux…
TROIS. — Il recommence, avec ses numéros…
QUATRE, lisant. — « LORELEI. — Friedrich, je partage mon dentifrice avec toi. Ce dentifrice sera le symbole de notre… »
UN, aux autres. — Ça vous dit quelque chose ?
TROIS. — Non.
DEUX. — Moi non plus.
QUATRE, lisant. — Pourtant, je l’ai bien écrite… enfin, on l’a bien écrite, cette scène…
UN. — Tu sais, on lit pas tout…
QUATRE. — Ah… vous ne lisez pas tout ?
TROIS. — On n’a pas le temps ! La pièce doit être choisie dans 15 jours !
DEUX. — On lit une scène sur deux.
QUATRE. — Une scène sur deux ?
DEUX. — Comme ça, ça va plus vite…
UN. — On se rend compte rapidement si ça convient ou pas.
TROIS. — Et pour toi, on a tout de suite vu : ça convient pas.
QUATRE. — Ah bon ?
DEUX. — Déjà, le titre : Dialogues vagabonds.
QUATRE. — Vous n’aimez pas ?
DEUX. — Avec un titre comme ça, on entrave que dalle !
TROIS. — On fait pas une soirée poésie. Ah… ces auteurs…
UN. — Et puis ici, les vagabonds, on n’aime pas trop…
DEUX. — On est venus ici pour être tranquilles.
TROIS. — Et ils viennent malgré tout, les vagabonds ! Avec leurs enfants, leurs chiens et même leurs femmes !
DEUX. — C’est vrai ! Je me suis fait agresser plusieurs fois à Paris et je me suis justement installé ici pour ne plus en voir, des vagabonds. Mais j’en vois, j’en vois quand même ! J’en vois tous les jours. J’en vois la nuit, aussi…
UN. — Cet été, fallait voir ce qui se baignait dans la rivière.
DEUX. — Des espèces de babouchkas toutes de noir vêtues, des pieds à la tête, le visage voilé, qui entraient dans l’eau comme des baleines, y nageaient comme des hippopotames.
TROIS. — Je suis passé près de l’une d’elles. Ses voiles ne laissaient apparaître que ses yeux. Des yeux noirs, dépourvus de toute humanité. Elle m’a fixé. Si ses yeux avaient été des armes, je ne serais pas là aujourd’hui pour en parler.
UN. — Je ne suis pas raciste : ma femme de ménage est Arabe. Et je peux vous dire qu’elle porte pas le voile. Elle le porterait, je la flanquerais dehors en deux temps trois mouvements !
DEUX. — Le mardi matin, quand je vais au marché… et que je les vois, elles, avec leurs barbes, eux avec leurs voiles…
TROIS. — C’est l’inverse.
DEUX. — Quoi ?
TROIS. — Tu dis, « elles, avec leurs barbes, eux, avec leurs voiles », mais c’est l’inverse.
DEUX. — Pas forcément.
TROIS. — Si, forcément.
DEUX. — Je te dis que non.
TROIS. — Tu ne vas pas me dire que ces femmes portent la barbe et que ces hommes portent des voiles ?
DEUX. — Si ça se trouve ! Elles, sous leurs voiles, elles peuvent très bien porter la barbe ! Quant à eux, dans leur barbe, ils peuvent très bien dissimuler un voile ! Toujours est-il que quand je vais faire le marché et que je regarde autour de moi, je me dis : on n’est plus chez nous !
UN. — Et ces Chinois ! Qui viennent se photographier devant nos églises en crachant dans les rues à gorge déployée !
DEUX. — Et que je te parle fort, et que je te pousse tout le monde…
TROIS. — D’un sans-gêne !
UN. — Mais les étrangers, y a pas que chez nous qu’ils sont désagréables. À l’étranger aussi, ils sont imbuvables, les étrangers ! Je me souviens d’un séjour à Alger… Les gens me regardaient d’un air… Après tout ce qu’on a fait pour eux : les écoles, les routes, le développement économique… J’ai pas compris…
DEUX. — Le seul pays où je me suis trouvé bien accueilli-e, ça a été l’Ouzbékistan. Que des gens souriants, avenants, pas de voiles, pas de barbes…
QUATRE. — Je ne suis pas sûr que ce soit un pays hyper démocratique…
TROIS. — Et ici, tu crois que c’est démocratique ? Hein ? Tu crois qu’on peut donner son avis ? De toute façon, quoi qu’on vote, c’est toujours la même chose !
UN. — Alors tu vois, Dialogues vagabonds, je suis désolé, mais non !
DEUX. — Le titre, c’est une chose… Mais les décors !
TROIS. — Cinq décors… Il nous met cinq décors ! Tu te crois où ? Au Chatelet ?
UN. — La scène de la salle des fêtes, elle fait six mètres par quatre. Où on va mettre cinq décors ? T’y as pensé, à ça ? Tu parles… Monsieur écrit… il s’amuse bien dans son délire… mais après… c’est aux compagnies de se démerder !
QUATRE. — J’ai mis… euh… enfin, on a mis cinq décors… mais, après… vous n’êtes pas obligés de rester hyper réalistes… vous pouvez un peu styliser…
DEUX, après un temps. — Qu’est-ce qu’il raconte ?
TROIS. — Je comprends rien à ce qu’il dit…
UN. — Un salon, c’est un salon ; une salle de bain, c’est une salle de bain.
QUATRE. — Il me paraît difficile de contredire cette affirmation…
DEUX. — Exprime-toi clairement, s’il te plaît !
TROIS. — Ces auteurs…
QUATRE. — Même si j’ai écrit… euh… si on a écrit salle de bain, vous n’êtes pas obligés de faire une reconstitution au millimètre ! Un tabouret… Une chaise, ça peut suffire…
UN, s’échauffant par degrés. — T’as pas bien saisi, coco. Nous, on est des gens sérieux. Si la pièce se passe dans une salle de bain, je veux la douche, je veux la baignoire, je veux le carrelage blanc, je veux le robinet avec de l’eau qui coule quand on l’ouvre, je veux les gants de toilette, je veux le savon, je veux le shampoing, je veux les serviettes, je veux le lavabo, le dentifrice, la patère où est accrochée la sortie de bain, les brosses à dents, le dentifrice, les tiroirs, les placards, remplis d’autres serviettes, un séchoir à cheveux, peignes, brosses, coupe ongles, bigoudis, déodorant, compresses, mercurochrome, pansements, suppositoires, poils de cul, enfin bref, une salle de bains, quoi, merde !
DEUX. — Calme-toi…
UN. — Non, je me calmerai pas ! Non, je me calmerai pas ! C’est ça qu’il veut, notre public ! Tu crois que le public il s’intéresse à tes mots ? À ton histoire ? À tes personnages ? Mais il en a rien à cirer, le public, de tout ça ! Le public, il paye pour voir alors, quand le rideau s’ouvre, il doit en avoir pour son fric, le public ! Et pas juste un tabouret ou une chaise pourrie !
TROIS. — C’est des veaux, notre public. Juste des veaux, pas moins, mais pas plus.
QUATRE. — Des veaux ?
UN. — Quoi, t’aimes pas les veaux ?
QUATRE. — Pardon ?
UN. — T’as quelque chose contre les veaux ?
QUATRE. — Mais non, mais non…
TROIS. — C’est beau, un veau.
QUATRE. — Oui, oui-oui…
UN. — Qu’est-ce qu’ils font, les veaux, pour passer le temps ?
QUATRE. — Euh… ils se promènent dans les champs ?
TROIS. — Ils regardent passer les trains.
DEUX. — Ben tu vois, c’est ça qu’elle doit être, ta pièce. Un train qui passe.
QUATRE. — Et… c’est pas un train qui passe, ma pièce ? Enfin, je veux dire notre…
TROIS. — Oh non, c’est pas un train qui passe, ta pièce !
QUATRE. — Alors, c’est quoi ?
TROIS. — Ce serait plutôt un vieux tacot…
DEUX. — Un vieux tacot poussif…
UN. — Un vieux tacot en train de crever…
TROIS. — Et ça, c’est pas marrant.
QUATRE. — Qu’est-ce qui n’est pas marrant ?
DEUX. — Ton texte.
QUATRE. — Il est pas marrant ?
UN. — Non.
QUATRE. — Oh… si… quand même…
UN. — Ah ouais ? Montre-nous.
QUATRE. — Quoi ?
TROIS. — Eh ben, ce qui est marrant dans ton texte.
QUATRE. — Euh… si vous voulez… (Il compulse nerveusement le manuscrit.) Tenez, quand Lorelei dit : « Dieu que tu as la forme enfoncée dans la matière »… c’est marrant.
DEUX. — Ça, c’est marrant ? « la forme enfoncée dans la matière » c’est marrant ?
UN. — Il se fout de notre gueule, ce con.
QUATRE. — Mais non… je vous assure…
DEUX. — Y a rien de marrant là-dedans…
TROIS. — Remarque… si Lorelei prenait l’accent belge, ou africain…
QUATRE. — Africain ? Il y a un accent africain ?
UN. — Évidemment qu’il y a un accent africain ! Quel abruti…
TROIS. — Et si on coiffait Lorelei avec un chapeau pointu ?
DEUX. — Oh oui, un chapeau pointu !
UN. — Un chapeau pointu avec un pompon rouge !
DEUX. — Et si on lui mettait des lunettes avec des verres cul de bouteille ?
TROIS. — Et si on l’habillait avec une robe aux couleurs bien flashy ?
UN. — Et si on la déguisait en lapin ?
QUATRE. — Laissez tomber…
UN. — On veut du marrant, nous ! Parce que c’est ça qu’ils veulent, les gens. Se marrer !
QUATRE. — Il y a dans la pièce de jolis moments de tendresse…
DEUX. — Rien à branler de ta tendresse, on veut se marrer !
QUATRE. — Mais le dénouement de la pièce peut pousser le spectateur à réfléchir à la protection de l’environnement et à…
TROIS. — Rien à branler, de la protection de l’environnement ! On veut se marrer !
QUATRE. — Dans l’acte III, les inégalités sociales sont particulièrement bien mises en lumière et…
UN. — Rien à branler, de tes inégalités sociales ! On veut se marrer !
DEUX. — Notre public, tu crois que ça l’intéresse, les inégalités sociales ? On joue pas pour la Fête de l’Huma !
TROIS. — Notre public, tu crois qu’il en a quelque chose à battre, de l’environnement ? Ici, c’est pas les Eaux et Forêts !
QUATRE. — Tout de même, ce n’est pas rien : l’environnement, les inégalités sociales, la tendresse…
TROIS. — Notre public, tu crois peut-être qu’il connaît, la tendresse ? Ici, c’est pas une boutique de câlins !
UN. — Notre public, il veut se marrer !
QUATRE. — Pourquoi ?
UN. — Quoi, pourquoi ?
QUATRE. — Pourquoi il veut se marrer, votre public ?
UN, aux autres. — Il me demande pourquoi il veut se marrer, notre public…
DEUX. — Il est débile, ou quoi ?
QUATRE. — J’ai posé une question bête ?
TROIS. — Notre public, il veut se marrer, parce que se marrer c’est… euh… c’est marrant et puis aussi… hum… ça fait rire et … quand on rit… eh ben… on rigole…
QUATRE. — Mais pourquoi il veut rire, votre public ?
TROIS, aux autres. — Il le fait exprès ?
QUATRE. — Il est déprimé ?
TROIS. — Hein ?
QUATRE. — Il broie du noir, votre public ?
TROIS. — Évidemment !
UN. — Avec tout ce qu’on voit…
DEUX. — Et ce qu’on entend… comment ne pas broyer du noir ?
QUATRE. — C’est curieux, tout de même… Tout un village qui veut absolument se marrer. Ce sont des névrosés ou quoi ?
DEUX, aux autres. — Qu’est-ce qu’il raconte ?
QUATRE. — Une espèce de névrose collective, je pense…
UN. — Euh… attends… tu parles pas de notre village comme ça, toi…
QUATRE. — C’est pas une tare d’être névrosé, c’est une maladie.
UN. — Une maladie ? Tu nous traites de malades ?
QUATRE. — Non.
UN. — J’ai eu peur…
QUATRE. — C’est pas vous, là, spécifiquement, que je traite de malades. C’est tout le village qui est malade.
TROIS. — Tout… tout le village ?
QUATRE. — Oui !
DEUX, aux autres. — Putain, retenez-moi…
QUATRE. — Forcément : ils voient que la troupe de théâtre est tenue par trois connards… alors vous imaginez comme ils doivent déprimer ?
DEUX, rongeant son frein. — Oh putain…
UN, à Deux et Trois. — Je crois que j’ai mal entendu…
QUATRE. — Ils se disent : les seuls trucs qu’on peut voir dans l’année, c’est le quart-monde intellectuel qui s’en occupe ! Le cauchemar… Moi aussi, à leur place, je déprimerais…
DEUX, se mettant à hurler. — Retenez-moi, putain ! Retenez-moi !
UN, à Quatre. — Je crois qu’on t’a assez entendu.
QUATRE. — Ouais, ouais… je m’en vais avant d’être déprimé à mon tour…
UN, lui jetant son manuscrit à la tête. — Attends… n’oublie pas ça…
QUATRE, sans ramasser le manuscrit. — Je vous le laisse.
DEUX, agressif. — On n’en veut pas, de ta merde !
QUATRE, désignant le manuscrit. — Vous l’avez sali.
DEUX, déchaîné. — Ton texte, on va le mettre aux chiottes !
QUATRE, souriant. —Tant mieux ! Il a échappé au pire : vous auriez pu le mettre en scène.
***
Les chaussettes
UN. — Comment allez-vous ?
DEUX. — Ordinairement en train. Presque quatre-vingts minutes quotidiennes. Ensuite vient la marche à pied. Vingt minutes minimum. Enfin il y a la voiture. Dix minutes à peine.
UN. — Ma question ne portait pas sur vos moyens de locomotion mais plutôt sur la qualité de votre vie.
DEUX. — Ma qualité de vie ? Eh bien ma qualité se qualifie de plus en plus. Elle est même, en phase d’accéder, oserais-je dire, à un haut de niveau de qualification.
UN. — Bac plus cinq ?
DEUX. — Bac plus huit.
UN. — Alors quoi ? Un doctorat ?
DEUX. — Niveau doctoral sans doute possible.
UN. — Un doctorat en quoi ?
DEUX. — En vie.
UN. — En vie ?
DEUX. — Un doctorat en vie.
UN. — Carrément.
DEUX. — Hyperboliquement me semblerait plus approprié.
UN. — Vous êtes un romantique.
DEUX. — Au contraire, je goûte les mathématiques.
UN. — Un brin schématique ?
DEUX. — Totalement graphique.
UN. — Comment ça se présente ?
DEUX. — Comme une courbe ascendante. (Il trace un trait dans les airs.)
UN. — À ce que je vois, votre vie est en pleine croissance.
DEUX. — J’ai connu un léger recul mais j’ai récemment gagné plusieurs parts de marché.
UN. — Sur quels marchés ?
DEUX. — Sur tous les marchés.
UN. — Expliquez.
DEUX. — Marché du travail, marché de l’amour, marché des fruits et légumes.
UN. — Votre travail ?
DEUX. — Il m’emmerdait. Je considérais son utilité comme proche de zéro.
UN. — Zéro plus ?
DEUX. — Zéro moins.
UN. — Et la courbe s’est inversée ?
DEUX. — Vers l’infini.
UN. — Et au-delà ?
DEUX. — Restons sur la Terre.
UN. — Et vos amours ?
DEUX. — J’aime de plus en plus ma femme.
UN. — C’est émouvant.
DEUX. — Et son amant.
UN. — C’est très fair-play.
DEUX. — Et ma maîtresse.
UN. — C’est de bonne guerre. Et vos fruits et légumes ?
DEUX. — De plus en plus fruités et légumineux.
UN. — Vous êtes en pleine expansion.
DEUX. — Tout me semble de plus en plus total, ma plénitude de plus en plus pleine, et ma vie de plus en plus vivante.
UN. — Votre parole me parle. Elle est d’un intérêt… d’un intérêt… je ne trouve pas le mot.
DEUX. — D’un intérêt intéressant ?
UN. — D’un intérêt intéressant, c’est cela. Cet intérêt m’intéresse.
DEUX. — Auparavant, je me contentais de vivre.
UN. — Et comment ne pas s’en contenter, quand d’autres déclinent ou meurent ?
DEUX. — Je ne m’occupais de rien en particulier. J’accomplissais mes obligations en me conformant à mes devoirs et je disposais de mes heures de liberté comme bon me semblait.
UN. — Bref, vous viviez.
DEUX. — Je vivais, oui. Mais ce n’était pas assez.
UN. — Il vous fallait vivre plus ? Il vous fallait vivre mieux ?
DEUX. — Il me fallait vivre avec plus de vie.
UN. — N’est-ce pas, au fond, le tropisme de toute vie : vivre avec plus de vie ?
DEUX. — Voyez-vous, aujourd’hui, on ne peut plus vivre, tout simplement. Vivre ne suffit plus.
UN. — Que vous faut-il de plus qu’une vie ?
DEUX. — Un projet.
UN. — Un projet ?
DEUX. — Un projet.
UN. — Mais vivre, n’est-ce pas un projet ? Au sens où le mouvement vital nous entraîne, nous projette, justement, vers l’instant suivant, cet inconnu ?
DEUX. — Voilà justement pourquoi il lui faut un projet. Vous l’avez si bien dit. La vie nous entraîne on se sait où. Or avancer ainsi, c’est s’abandonner aux accidents du chemin, c’est se laisser dériver, c’est exister seulement, mais ce n’est pas vivre.
UN. — Et vivre, c’est se mettre en projet ?
DEUX. — Ainsi la conscience investit la biologie et de l’existence on passe à la vie.
UN. — Quel est votre projet ?
DEUX. — Dormir en chaussettes.
UN. — Je vous demande pardon ?
DEUX. — Je veux que toutes mes futures heures de sommeil voient mes pieds emmitouflés dans une paire de chaussettes.
UN. — Vous avez donc pris froid ?
DEUX. — J’ai plutôt donné chaud.
UN. — Donné chaud ?
DEUX. — À ma femme. Ou à ma maîtresse, selon. Mes chaussettes leur ont donné des suées.
UN. — Vous les portez épaisses ?
DEUX. — La composition du textile me laisse indifférent, mais j’entends que lesdites chaussettes soient moelleuses en hiver, fines en été et intermédiaires à l’entre-saison.
UN. — Et c’est votre projet de vie ?
DEUX. — C’est mon projet de vie : dormir en chaussettes.
UN. — C’est un projet raisonnable. Il ne me semble pas requérir des moyens démesurés, ni un changement d’habitude coûteux. Comment vous en est venue l’idée ?
DEUX. — Un soir, épuisé par je ne sais quelle occupation nocturne, promenade sur la toile, mots-croisés de force treize ou whisky single malt, je gagnais le lit sans parvenir à rester conscient assez longtemps pour m’y déshabiller intégralement. Au matin, lorsque je m’éveillais, je dis à ma femme, ou à son amant, ou à ma maîtresse, je ne sais plus très bien, mais enfin je dis à la personne qui se trouvait étendue là, à mes côtés : « J’ai dormi avec mes chaussettes ! » Cette personne, femme, amant ou maîtresse, n’y prêta pas plus d’attention que si j’avais tenu des propos encore nimbés de rêves. J’étais sérieux pourtant, presque grave. Mais je me sentais, surtout, reposé. Reposé comme jamais je ne l’avais été.
UN. — Vous en paraissez troublé.
DEUX. — Je l’étais. Moi, un gaillard qui ne crois ni à dieu ni à diable.
UN. — Qui a fait des études…
DEUX. — Ça ne compte pas.
UN, objectant. — Auprès des fats.
DEUX, concédant. — J’en fréquente.
UN. — Vous qui menez à terme les entreprises les plus difficiles…
DEUX. — Moi, le chef, le père, le mari et l’amant, j’étais troublé par mes chaussettes.
UN. — Vous y pensâtes toute la journée ?
DEUX. — Mon esprit ne se résolut pas à prendre un autre objet.
UN. — Et quand vint le soir ?
DEUX. — Ô quelles heures tourmentées je vécus !
UN. — Morphée ne vous appelait-il pas de son chant hypnotique ?
DEUX. — Au contraire. Plus l’instant du coucher approchait, plus la question revenait dans ma tête : allais-je les garder ?
UN. — Les garder ?
DEUX. — Mes chaussettes ! Allais-je les garder aux pieds tandis que j’entrerais dans le lit ?
UN. — Et vous les gardâtes, bien sûr.
DEUX. — Point. Mon esprit se figurant d’un coup que mon comportement de la veille n’avait été qu’ errements, effet du hasard, je fis comme à l’ordinaire : je dénudais mes pieds avant de passer sous la couette.
UN. — Et vous comprîtes ?
DEUX. — Plus. Je me mis debout, me dirigeai vers le tas informe de mes vêtements du jour et en extrayait les deux accessoires. Je les enfilais lentement, pénétrant dans le tissu encore chaud avec délicatesse, sentant avec bonheur le froid reculer depuis la pointe de mes pieds jusqu’à ma cheville, avant de disparaître. Soudain, je me senti Paul Claudel à Notre-Dame, Francis Poulenc à Saint-Pierre de Maguelone : j’eus la Révélation. La vérité était là, devant moi, non pas la vérité nue telle qu’on la voit sur les images d’Épinal, mais la vérité chaussée : jamais plus je ne serais un vanupied. Ma façon d’être au monde du sommeil passerait désormais par des pieds caparaçonnés de chaussettes moelleuses.
UN. — Qui dormait avec vous ?
DEUX. — C’était ma femme, ce soir-là, j’en suis sûr.
UN. — Elle ne remarquait rien ?
DEUX. — Non. Elle était plongée dans son livre, un roman épistolaire des plus fameux.
UN. — Les Liaisons dangereuses ?
DEUX. — Vous avez touché juste.
UN. — Elle vibrait aux décadents exploits d’un Valmont pervers et lascif, se déshabillant devant une Merteuil au bord de la pâmoison ?
DEUX. — Il me semblait en effet détecter chez elle un mouvement trahissant une besogne intime. Je décidais de la laisser goûter seule à ces satisfactions, nous offrant à chacun un plaisir solitaire : elle, la caresse littéraire ; moi, le repos du textile.
UN. — Et vous sentiez que votre coucher se trouvait transformé à la faveur de vos pieds nocturnement chaussés ?
DEUX. — Je sentais le sommeil différemment, en effet.
UN. — En quoi était-il différent ?
DEUX. — Il ne venait pas du même endroit.
UN. — Et d’où venait-il ?
DEUX. — D’ordinaire ? D’en haut.
UN. — Il vous tombait dessus ?
DEUX. — Souvent. Et brusquement. Ou bien il descendait doucement, et se posait sur moi. Mais toujours il cheminait, du haut jusques en bas.
UN. — Les pieds dans vos chaussettes, il en allait autrement ?
DEUX. — Il en allait tout autrement car il allait différemment.
UN. — Différemment, lui ?
DEUX. — Oui, mon sommeil. Il n’arrivait pas du même endroit.
UN. — Par où diable arrivait-il ?
DEUX. — Par mes pieds.
UN. — Par vos chaussettes ?
DEUX. — Non, par mes pieds.
UN. — Vous voulez dire que vous sentiez votre sommeil arriver par vos pieds en-dessous de vos chaussettes ?
DEUX. — C’est cela. Il me tenait au plus près de lui, faisant corps avec moi, là, dès le début de sa présence. Il n’était plus planant au-dessus de moi, comme une épée de Damoclès, puis fondant sur moi, comme un oiseau de proie, ah non. Il s’en venait tout simplement, comme un brave pèlerin à l’assaut de mes orteils, arrivant par mes pieds avant de posséder mon corps dans son entier.
UN. — Et votre femme supportait cela ?
DEUX. — Si c’était elle qui était là, à côté de moi, son livre dans une main, son autosatisfaction dans l’autre, elle ne s’en apercevait même pas. Mais à cette époque, ce temps où je me mis à porter nuitamment des chaussettes, elle était souvent absente et c’était surtout son amant que je voyais habituellement, avant de m’endormir.
UN. — Et lui ? Comment la prenait-il, cette intimité avec le sommeil retrouvée par la grâce de vos chaussettes aux pieds ?
DEUX. — Il me semblait qu’il m’enviait. Il attendait ma femme partie on ne savait où. Et pour passer le temps, il me regardait m’endormir, à la fois jaloux et fasciné par le spectacle mystérieux d’un corps se détendant progressivement sous l’effet d’un repos ni trop lourd, ni trop fragile.
UN. — Depuis vous dormez mieux ?
DEUX. — Je m’en désole presque.
UN. — Est-ce la peur du vide ?
DEUX. — Plutôt la frustration.
UN. — Je vous croyais heureux.
DEUX. — Hélas, je le suis ! Mais sans pouvoir m’en rendre compte à moi-même, puisque c’est un bonheur endormi. Je dors si bien que cela m’empêche de prendre conscience que je dors si bien.
UN. — Mais si vous dormiez moins bien, vous ne pourriez que vous rendre compte que vous dormez moins bien.
DEUX. — Je le sais.
UN. — Le fait que la conscience de votre sommeil pur vous soit refusée est la marque même de la pureté de ce sommeil.
DEUX. — Je le sais si bien que j’espère maintenant être réveillé la nuit. J’espère et j’aspire à une pluie sur le carreau, une rixe entre deux chats, j’espère un coup de tonnerre car je n’aime rien tant qu’être réveillé soudain vers minuit-une heure, dans ma maison bien noire, et sentir avec volupté mes deux chaussettes aux pieds, vaillantes gardiennes de ma sécurité. Ce n’est que justice.
UN. — Vous pensez que la vie vous doit bien cela ?
DEUX. — Ce serait bien présomptueux. Non, je parlais de mes pieds.
UN. — Ils ont bien mérité qu’on les traite ainsi ?
DEUX. — Oui. Je les ai longtemps dénigrés. Notamment quand je disais, à propos d’un de mes contemporains : « Celui-là, est-il bête comme ses pieds ! » Ah ! bête comme ses pieds que voilà une bête façon de parler de ses pieds. Comme si les pieds étaient bêtes, mais en vérité il n’y a rien de moins bête qu’un pied.
UN. — C’est pourtant vrai. C’est très intelligent, un pied. Et surtout plein de sollicitude et d’empathie.
DEUX. — D’aussi loin que je me souvienne, ils m’ont toujours soutenu.
UN. — Vos pieds ?
DEUX. — Oui.
UN. — Les miens aussi, c’est juste. Combien de fois, alors que je ne savais pas quoi faire ou quoi dire, les ai-je regardés ?
DEUX. — Et je suis sûr qu’ils étaient là. Ils ont toujours été là, nos pieds. Alors je leur dois bien cela. Leur offrir des amies, ces chaussettes, de jour comme de nuit. Comme quand j’étais petit. Et que dans ma chambre très froide, je voyais le givre briller sur la face intérieure de la fenêtre.
UN. — J’aimerais comme vous pouvoir donner un sens à ma vie. Hélas, je ne dors que pieds nus. Quand je garde mes chaussettes, j’ai l’impression d’étouffer.
DEUX. — Vous êtes un chaud du pied, voilà tout. Il vous arrive bien d’avoir froid ?
UN. — Aux mains, parfois.
DEUX. — Alors ne désespérez pas. L’hiver approche : pensez aux moufles.
***
La Consultation
UN. — Je vous écoute.
DEUX. — Ah… euh… vous ne me posez pas de questions ?
UN. — Non.
DEUX. — C’est à moi de parler ?
UN. — Oui.
DEUX. — Eh bien voilà… Je suis venue vous voir parce que… parce que j’ai le sentiment que quelque chose ne va pas dans ma vie. Du moins, c’est ce que je ressentais lorsque j’ai pris ce rendez-vous, il y a une semaine. Mais maintenant, ça va mieux.
UN. — Ah ?
DEUX. — Oh oui, bien mieux. (Elle éclate en sanglots.) Pardon… je ne sais pas ce qui me prend…
UN. — Laissez-vous aller.
DEUX. — Bien…
UN. — Vous me disiez que ça allait mieux ?
DEUX. — Bien mieux, oui, bien mieux que quand je vous ai téléphoné. (Elle pleure de plus belle.) Pardon.
UN. — Ne vous excusez pas.
DEUX. — Je dois vous paraître stupide.
UN. — Pourquoi dites-vous cela ?
DEUX. — Je vous annonce que tout va mieux et la seconde d’après je fonds en larmes.
UN. — Ce n’est pas forcément contradictoire.
DEUX. — Je pensais sincèrement que tout allait mieux… (Elle pleure encore.)
UN. — Mais peut-être. Peut-être en effet que pour vous tout va mieux.
DEUX. — Alors pourquoi pleurer ?
UN. — Le fait qu’aujourd’hui tout aille mieux ne neutralise pas pour autant toutes les douleurs d’hier.
DEUX. — Hier ?
UN. — Quand je dis hier, je veux dire : votre passé.
DEUX. — Mon passé ? D’après vous, mon passé me fait souffrir ?
UN. — Évidemment.
DEUX. — Vous dites évidemment parce que…
UN. — Parce que c’est évident.
DEUX. — Évident ?
UN. — D’évidence !
DEUX. — Le passé fait toujours souffrir ?
UN. — Toujours.
DEUX. — C’est bien ma chance. Parce que, voyez-vous, du passé, je commence à en avoir beaucoup.
UN. — C’est le lot des personnes mûres.
DEUX. — Mais pourquoi serait-on contraint de souffrir à cause de son passé ?
UN. — C’est très simple : en raison de son caractère passé.
DEUX. — Comment cela ?
UN. — Ce qui est passé est passé.
DEUX. — Ça me paraît en effet peu contestable.
UN. — Ce qui est passé est fini.
DEUX. — Jusque-là je vous suis.
UN. — Ce qui est fini est tragique.
DEUX. — Pas toujours.
UN. — Toujours, irrémédiablement.
DEUX. — Là, je ne vous suis plus.
UN. — Vous allez me retrouver. Lorsque vous vivez un événement heureux, il n’y a ni passé ni futur : vous êtes au cœur de l’événement, dans un présent intense qui semble ne jamais vouloir s’achever. Pourtant, cet événement, bien qu’heureux, possède toujours, par nature, une fin. Dès ce terme arrivé, le présent se transforme en passé. Et vous voilà coupée de ce qui fut votre bonheur. Vous ne le vivez plus : vous le contemplez. Ce n’est plus votre vie, c’est un simple reflet. Un reflet qui se brouille, un reflet qui rétrécit, qui se rabougrit, qui s’éloigne un peu plus à chaque seconde. Oh vous tentez d’en raviver les couleurs, mais elles passent, c’est le propre du passé, elles passent et vous ne pouvez plus les rattraper. La vie s’est enfuie, seule reste la souffrance.
DEUX. — Je l’admets, les choses s’enchaînent ainsi, pour ce qui est des moments heureux. Lorsqu’ils s’éloignent dans le noir du temps sans faire écho à quelque chose du présent, on en éprouve de la peine. Mais pas les blessures. Pour celles-là, on est heureux qu’elles n’existent plus au présent, qu’elles ne soient que des souvenirs, qu’elles demeurent dans le passé.
UN. — Heureux ? Qu’elles demeurent dans le passé ? Ces blessures ? Qu’elles demeurent dans nos souvenirs ? Pour hanter notre présent à tout jamais ? Vous n’allez pas affirmer, soyez honnête, que ces souvenirs vous font du bien ?
DEUX. — Non, bien sûr.
UN. — Chaque être est un musée de douleurs. Et ce musée est comme les autres musées. Vous pouvez y déambuler en visite libre. Je vous recommande, pour ma part, la visite guidée. Ainsi, vous pourrez profiter de toutes ses beautés.
DEUX. — La souffrance est jolie ?
UN. — Plus encore, la souffrance est belle.
DEUX. — Je la trouve laide, moi.
UN. — Question d’éducation, ou plutôt d’initiation. C’est comme l’art abstrait ou la musique sérielle. Je vous donnerai quelques codes et vous finirez par l’apprécier.
DEUX. — Apprécier la souffrance ?
UN. — Sinon, à quoi servirais-je ? C’est une œuvre d’art, quand on y pense.
DEUX. — La souffrance ?
UN. — Une authentique œuvre d’art. D’abord elle est universelle : elle parle à tout le monde. Mais elle est intime, aussi, et parle à chacun.
DEUX. — Je ne suis pas sûre de vouloir l’écouter.
UN. — Et pourtant vous ne pourrez vous en empêcher. Et cela, n’est-ce pas admirable ?
DEUX. — Que voulez-vous que j’admire ?
UN. — Un événement, parfois vieux de plusieurs dizaines d’années, continue aujourd’hui à vous faire souffrir avec une violence presque intacte. Comment ne pas admirer la force vive d’une telle négativité ?
DEUX. — Certes…
UN. — Vous en convenez !
DEUX. — Mais ne pouvez-vous pas ? … m’en guérir ?
UN. — Guérir ? De quoi voulez-vous guérir ?
DEUX. — Eh bien, mais… je ne sais pas…
UN. — Pour que je puisse vous guérir, encore faudrait-il que vous ayez contracté une maladie.
DEUX. — Et vous ne le croyez pas ?
UN. — Que vous soyez malade ?
DEUX. — Lorsque le passé vient au présent vous tourmenter…
UN. — Si l’on devait déclarer malades toutes celles et tous ceux dont les souvenirs tapent sur les glandes lacrymales, il faudrait mettre l’humanité entière sous traitement.
DEUX. — Vous n’exagérez pas un peu ?
UN. — Notez : je ne serais pas contre. Mon cabinet ne désemplirait pas. Chaque homme heureux est un dépressif qui s’ignore.
DEUX. — Vous voyez ! Vous parlez de dépression, c’est bien une maladie ? Du moins, c’est ce qu’on vous a appris à l’école de médecine ?
UN. — La dépression, une maladie ? Oui, je connais cette théorie. J’ai, pour ma part, une vision personnelle du problème.
DEUX. — Maladie ou problème, on reste dans le thème.
UN. — Disons plutôt : une vision personnelle de la question.
DEUX. — Vous y avez apporté une réponse ?
UN. — Vous souffrez et vous en avez assez ?
DEUX. — C’est bien résumé.
UN. — Faites-vous opérer de la conscience ou demandez une ablation de la vie.
DEUX. — Seriez-vous en train d’insinuer que le remède n’existe pas ?
UN. — Le remède existe. Il a pour nom : l’accommodation.
DEUX. — Ma souffrance ? Il me faut m’y accommoder ?
UN. — Il vous faut l’accommoder.
DEUX. — À quelle mode ?
UN. — Dites plutôt « à quelle sauce ? »
DEUX. — À quelle sauce ?
UN. — À votre sauce.
DEUX. — Arrêtez de me faire marcher : il n’y a pas de remède ?
UN. — C’est vous, le remède.
DEUX. — Je suis aussi la souffrance.
UN. — Qui ne souffre pas ?
DEUX. — La solution n’existe pas ?
UN. — La solution n’existe pas parce que le problème n’existe pas.
DEUX. — Souffrir n’est pas un problème ?
UN. — Souffrir est une preuve.
DEUX. — La preuve de ma souffrance !
UN. — La preuve que vous êtes en vie ! Un jour, vous vous réveillerez et vous ne souffrirez plus.
DEUX. — Vivement ce jour.
UN. — Vous serez morte.
DEUX. — Alors que faire ? Mourir ?
UN. — Je ne saurais vous le conseiller. On ne sait pas vraiment ce que c’est.
DEUX. — Mourir ?
UN. — Mourir on sait ce que c’est. Enfin, on sait… façon de parler. On sait que c’est l’arrêt des fonctions vitales. Autrement dit : on ne sait rien. On ne sait que par opposition, opposition à la vie. La mort, pour la définir, on dit que ce n’est pas la vie. Mais de là à en donner une définition positive… C’est compliqué. Compliqué de trouver une positivité dans une telle négativité. Et puis, si on peut arriver à définir le fait de mourir, même par antithèse, pour ce qui est de la mort, on ne sait rien. Que s’y passe-t-il ? Rien, justement, me direz-vous, c’est l’essence même de la mort. D’autres soutiendront qu’une autre vie commence. Les hypothèses les plus contradictoires circulent. Certains parlent d’un ciel immense saturé de nuages blancs, d’autres évoquent une fosse où nous rôtirons dans une marmite d’eau bouillante. Quant à penser qu’après la mort il n’y ait rien… Ce n’est pas facile. Penser qu’il n’y a rien, c’est déjà penser à quelque chose et alors, si c’est quelque chose ce n’est plus rien. Penser qu’il n’y a rien, est-ce vraiment possible ? Pour penser ce rien, ne suis-je pas contrainte d’en faire quelque chose ?
DEUX. — Il n’y a pas d’échappatoire ?
UN. — Devant vos larmes, vous avez deux possibilités. Soit vous vous en barbouillez et vous devenez votre propre bouffon. Soit vous les recueillez avec soin et vous venez me voir. Nous en ferons des œuvres d’art.
DEUX. — Comment allons-nous procéder ?
UN. — Je vous propose, durant les dix prochaines années, de revenir avec précision sur les événements les plus atroces de votre passé. Vous allez me les raconter, sans rien omettre. Chaque événement, au départ une simple boule noire, sera déplié dans toute l’envergure de ses racines douloureuses, dans tout le volume de la souffrance qu’il a secrétée. Loin de fuir cette souffrance, nous la goûterons à la petite cuiller et, avant de s’en rassasier à pleine louche, nous pratiquerons une dégustation à l’aveugle afin de déterminer quelle souffrance, en particulier, vous paraît avoir un goût particulièrement amer, quelle souffrance, en particulier, vous paraît représenter l’essence de l’amertume, l’essence de la douleur. Ceci étant établi, nous en extrairons tout le fiel, et vous boirez alors le calice jusqu’à la lie.
DEUX. — Et j’irai mieux ?
UN. — Ce qui compte n’est pas le résultat, mais le chemin.
DEUX. — J’aurai parcouru un beau chemin ?
UN. — Un chemin sur lequel vous vous crucifierez aux croix que vous aurez vous-même érigées.
DEUX. — J’expierai mes pêchers ?
UN. — Et ceux qui ne sont pas les vôtres.
DEUX. — Je connaîtrai la résurrection ?
UN. — Pourquoi voulez-vous ressusciter puisque vous ne serez pas morte ?
DEUX. — Malgré les souffrances que j’aurais traversées et revécues ?
UN. — Une souffrance qui tue n’est plus une souffrance. Une souffrance qui tue est une arme par destination, intentionnelle ou non. Une souffrance digne de ce nom s’arrête juste avant la mort. Elle vous arrache la peau petit bout par petit bout, elle vous donne à avaler des lames de rasoir une à une, mais elle s’assure que vous êtes bien en vie, pour goûter la souffrance, pour l’apprécier, pour la détester.
DEUX. — Où dois-je signer ?
UN. — Au bas de votre autorisation de prélèvement bancaire. (Elle tend un papier à Deux, qui signe.)
DEUX. — Aïe ! Je me suis blessée. Je saigne. Il y en a sur le papier…
UN. — Ce n’est pas ça qui va gêner mon banquier. Au contraire ! (Elle rit un peu trop longuement.)
DEUX. — Nous nous voyons la semaine prochaine ?
UN. — Cela me semble nécessaire. Cette fois, prenez rendez-vous par la plateforme téléphonique.
DEUX. — Quel est le numéro ?
UN. — Vous le retiendrez facilement : 666.
***
Stratégie
Un observe autour d’elle, Deux est au téléphone.
UN. — Elle me déprime, cette salle des profs. Et ces murs… Mais quelle couleur !
DEUX, au téléphone. — Allô, mon amour ?
UN. — À ton avis, quand est-ce que ce jaune est devenu pisseux ?
DEUX, au téléphone. — On se retrouve à la maison et puis on y va ?
UN. — Il y en a qui disent qu’il était comme ça dès l’origine. Moi je dis : c’est pas possible. Une teinte jaune pisse comme ça… ça ne s’invente pas ! Et surtout : ça ne se commercialise pas !
DEUX, au téléphone. — Très bien, à tout à l’heure, je t’aime. (Elle raccroche.)
UN. — Ils ont encore laissé toute leur vaisselle sale dans l’évier ! Ils sont vraiment dégueulasses…
DEUX. — Tu m’as parlé ? J’étais au téléphone avec Jean-Ba.
UN. — Où ils sont tous passés ?
DEUX. — Tu sais bien… Au conseil de dis. de Kévin.
UN. — Ce petit con… Faire l’hélicoptère avec sa bite en plein cours ! Tu te rends compte de la considération qu’on nous porte ?
DEUX. — Ne généralise pas…
UN. — Moi, je généralise ? Il y a un mois, c’était Steven qui menaçait Léa de la défoncer à la sortie, en décembre, ça a été pétards sur pétards dans les couloirs, en janvier…
DEUX. — Ces derniers temps, il y a eu une succession d’événements, c’est vrai…
UN. — Ces derniers temps ? Mais c’est tout le temps ! Ah il porte bien mal son nom, notre collège… « Collège Jacques Prévert »… tu parles… Moi je te le rebaptiserais illico « Collège de la téci de merde », oui !
DEUX, consultant son téléphone. — Excuse-moi : Jean-Ba… Je lui réponds…
UN, rêveuse. — Il doit être tranquille, lui, maintenant qu’il enseigne en prépa.
DEUX. — Ce n’est pas si simple. Il y a une grosse pression sur les résultats, de la part de la direction, de la part de certains collègues…
UN. — Tu ne vas pas me dire qu’il voit des hélico-bites dans tous les couloirs ?
DEUX. — Il est certain que c’est pas tellement dans la culture de Louis-le-Grand…
UN, avec envie. — Eh oui… D’un côté, les petites profs certifiées de français de collège, de l’autre, monsieur le professeur agrégé de Lettres en khâgne…
DEUX. — Pour rien au monde, je ne voudrais enseigner en khâgne ! Jean-Ba m’a proposé. Ils ont besoin de quelqu’un, paraît-il. Le proviseur est emmerdé. Trouver quelqu’un, à cette époque… Jean-Ba m’aurait recommandée sans problème. Mais je n’en ai aucune envie. J’aime ce que je fais. Je sais que je suis utile aux élèves.
UN. — Mais les élèves, est-ce qu’ils nous sont utiles, à nous ? On nous demande de les rendre meilleurs. Mais eux, est-ce qu’ils nous rendent meilleurs ? Et Jean-Ba, il peut pas me recommander, moi ?
DEUX. — Toi ?
UN. — S’il peut te recommander, toi, il peut me recommander, moi…
DEUX. — Il peut me recommander, parce qu’il connaît très bien mon dossier… Il aurait pu faire valoir au proviseur que…
UN. — Si ce n’est qu’une question de dossier… Quand est-ce que je peux le voir ?
DEUX, interloquée. — Euh… je ne sais pas…
UN. — Je peux peut-être passer chez vous ce soir ? Comme ça, Jean-Ba pourra étudier mon dossier ?
DEUX, confuse. — Ce soir ? Euh… non… ce soir on peut pas… Tu as pensé à une reconversion professionnelle ?
UN. — Je ne pense qu’à ça ! Question de santé mentale. Sinon, je vais droit au burnout.
DEUX. — Et qu’est-ce que tu voudrais faire ?
UN. — Formatrice.
DEUX. — Formatrice. Formatrice de profs ?
UN. — Ouais !
DEUX. — Je ne sais pas si j’aimerais. Les profs, c’est un public difficile.
UN. — C’est pas un public qui fait l’hélico-bite.
DEUX. — Tu veux partir ?
UN. — Oh… si tu savais… je veux partir ! Je veux tellement partir d’ici, putain ! Le problème, c’est que j’ai un pneu crevé. Tu pourras me jeter chez moi ?
DEUX. — Oui, si tu veux. Tu t’es renseignée ?
UN. — Sur le boulot de formatrice ? Ouais… Faut que je passe l’agreg…
DEUX. — C’est obligatoire ?
UN. — Non… pas officiellement… mais ce serait mieux.
DEUX. — Remarque : ça peut être intéressant de préparer l’agreg.
UN. — Hyper, hyper intéressant… Replonger dans des œuvres du Moyen-Âge, du XVIe… Mais par contre… ça va être chaud… L’année dernière, il y avait mille deux cents candidats pour seulement une centaine de postes…
DEUX. — C’est un concours exigeant.
UN. — Je sais. Ça demandera de nombreux sacrifices pendant un an. Je m’y suis préparée psychologiquement. Pendant un an, je ne sortirai plus en semaine, ni le weekend. Je passerai ma vie dans les livres. Le samedi soir, je ne verrai personne : je bosserai. (Elle se met à respirer plus vite, plus fort.) Toute la journée, sans sortir, enchaînée à ma table de travail, en train de lire et de relire les œuvres, en train de souligner, surligner, faire des disserts, des commentaires de textes, des analyses grammaticales, de traduire de l’Ancien français, le samedi entier, et le dimanche aussi, levée à cinq heures, tous les samedis, tous les dimanches, et en semaine aussi, pour bosser avant d’aller au collège, pour respirer les œuvres, vivre les œuvres, les bouffer, les bouffer et les chier le jour J avec éclat dans une sublime diarrhée littéraire, toutes les semaines, tous les weekends, tous les jours, c’est pas humain… comment peut-on imposer ça aux gens ? ils y réfléchissent, au ministère ? Ah ça, ils s’en foutent, de nous ! Nous, les soutiers de l’enseignement, on doit juste ramer et se la boucler ! Mais comment je vais faire, hein ? comment je vais faire pour absorber cette masse de travail ? Comment je vais faire pour gérer le concours et ma vie pro ? Et ma vie perso ? Déjà que j’en n’ai presque pas, qu’est-ce qu’il va en rester, hein ? Tu peux me le dire ? Mais comment ?… comment ? … comment ? … (Elle respire si fort qu’elle en étouffe.)
DEUX, allongeant Un. — Calme-toi. Respire… Tu n’es pas forcée de le passer, ce concours… Tu peux prendre le temps… demander un congé formation… Et puis, quoi que tu en dises, ici, c’est pas si pire… Déjà, on est débarrassées de ce connard de Melville.
UN. — Ah ! celui-là !… Heureusement qu’il s’est barré…
DEUX. — Depuis qu’il est parti, l’ambiance est bien meilleure.
UN. — Faut le reconnaître.
DEUX. — Je ne le supportais plus ! Rien que d’entendre son sifflement dans le hall, puis dans l’escalier, puis dans le couloir…brrr… J’ai pas compris ce que ma psy m’a dit à ce sujet…
UN. — Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
DEUX. — Elle m’a posé une question que je n’ai pas comprise.
UN. — Quelle question ?
DEUX. — Une question à propos de Melville.
UN. — Ah ?
DEUX. — C’était peu après le jour où je lui avais hurlé dessus à la photocopieuse. Tu t’en souviens ?
UN. — Tout le collège s’en souvient !
DEUX. — Jamais, jamais j’avais hurlé sur quelqu’un comme ça… mais il m’avait mise hors de moi… Je racontais ça à ma psy, quand elle m’a dit : « Il vous fait penser à quelqu’un ? »
UN. — Qui ?
DEUX. — Melville. Elle me demandait si Melville me rappelait quelqu’un.
UN. — Et alors ?
DEUX. — Et alors quoi ? Il ne me rappelle personne, ce con ! C’est d’ailleurs ce que j’ai dit à ma psy. Enfin, en y mettant les formes… Mais elle, elle insistait : « vous êtes sûre ? Sûre qu’il ne vous rappelle pas quelqu’un ? »
UN, qui arbore un petit sourire. — Et tu n’as pas vu ?
DEUX. — Vu quoi ?
UN. — Vu qui Melville pouvait te rappeler ?
DEUX. — Ben non !
UN. — Moi, j’ai une petite idée…
DEUX. — Ah oui ? Eh bien dis-moi. Qui devrait-il me rappeler ?
UN. — Jean-Ba.
DEUX, après un silence. — Pardon ?
UN. — Jean-Ba.
DEUX, après un temps. — N’importe quoi…
UN. — Tu devrais y penser…
DEUX. — Ils n’ont rien en commun !
UN. — C’est pas vrai.
DEUX. — Ah oui ? Eh bien je t’écoute : en quoi ils se ressemblent ?
UN. — Ce sont des hommes.
DEUX, ironique. — Tu as le sens de l’observation.
UN. — Et les cheveux.
DEUX. — Quoi, les cheveux ?
UN. — Le même châtain clair.
DEUX. — Oui, c’est vrai…
UN. — Ils ne sont pas très musclés.
DEUX, approuvant. — Non. Encore un point commun.
UN. — Et la voix.
DEUX. — Ils n’ont pas la même voix !
UN. — Ça non.
DEUX. — Melville avait la voix très grave. Alors que JB a plutôt une voix aigüe.
UN. — Mais tous les deux, ils ont une façon spéciale de dire oui.
DEUX. — Laquelle ?
UN. — Ils ne disent pas vraiment oui.
DEUX. — Ah non ?
UN. — Ils disent « ui ».
DEUX, frappée par ce point commun. — Mais ui ! Enfin je veux dire, mais oui ! Ils ne disent pas oui mais ui.
UN. — Ui ! Enfin, je veux dire, oui… D’ailleurs, j’ai aussi remarqué qu’ils avaient des expressions en commun.
DEUX, sceptique. — Non, j’ai pas remarqué.
UN. — Mais si ! Tous les deux, ils n’arrêtent pas de dire Autant que faire se peut.
DEUX. — Autant que faire se peut ?
UN. — Autant que faire se peut.
DEUX. — Autant que faire se peut, ui, enfin oui, je te le confirme, JB n’arrête pas de recaser ça à tous les coins de phrase.
UN. — Et puis cette façon d’arriver en sifflotant…
DEUX. — Voilà encore quelque chose qui les rassemble !
UN. — Je ne te le fais pas dire ! Et puis, cet égoïsme !
DEUX, s’échauffant. — Ça, c’est bien vrai !
UN. — Moi je, moi je, sans arrêt !
DEUX, plus animée. — Ça,c’est toujours tout pour sa gueule et les autres, on verra après !
UN. — C’est ce que je me tue à te dire depuis des années !
DEUX, exaltée. — Ma psy avait bien raison, j’ai gueulé sur cet enfoiré de Melville parce que je n’avais le courage de dire à ce connard de JB ses quatre vérités !
UN, exaltée à son tour. — Mais c’est évident !
DEUX, fébrile, prenant son téléphone. — Il perd rien pour attendre…
UN. — Qu’est-ce que tu ?
DEUX, fébrile, prenant son téléphone. — Je téléphone à JB pour lui dire que je ne rentre pas ce soir.
UN. — Tu es sûre ? Je ne voudrais pas que tu aies l’impression que je…
DEUX, au téléphone. — Allô ? C’est moi. Non, je n’ai pas fini. Quand je rentrerai ? Jamais. T’as bien entendu : jamais. Oh non, je vais très bien, au contraire. Je vais chez ma mère. Je repasserai prendre mes affaires quand tu seras pas là, sale con ! Et n’essaie pas de m’appeler, je ne répondrai pas. (Elle raccroche, ivre de rage.) Ça m’a fait un bien !
Deux sort.
UN, répondant au téléphone. — Allô Jean-Ba ? Oui, elle vient de partir. Écoute, je sais pas ce qui lui a pris. Elle s’est énervée toute seule et puis… et puis tu l’as entendue. Chez sa mère, apparemment. Hein ? Oh non, n’y va pas, ça sera pire. Tu as senti l’état dans lequel elle est ? Laisse passer du temps… Tu verras après… Au fait… je ne veux pas déranger mais… eh bien voilà, je vous avais prêté une grammaire, et j’en aurais besoin. En fait, j’en aurais besoin là, un cours à préparer pour demain… Ça ne t’ennuie pas si je… eh bien si je passe la récupérer ? Si je passe maintenant ? Génial ! Bisous ! (Soudain effrayée par ce qu’elle vient de dire.) Enfin, je veux dire… À tout de suite, Jean-Ba. (Elle sourit.)
***
Les Solutions
UN, faisant entrer Deux. — Je vous en prie, professeur-e, asseyez-vous.
DEUX, âgé-e. — Je vous remercie.
UN. — Puis-je vous proposer à boire ?
DEUX. — Un verre d’eau, s’il vous plaît.
UN. — Je vous en prie. (Le/La servant 🙂 Nous avons eu du mal à vous joindre.
DEUX. — La maison est grande. Et mes jambes ne vont plus, hélas, aussi vite que mon esprit.
UN. — Je ne pense pas avoir votre numéro de portable.
DEUX. — En effet, vous ne l’avez pas.
UN. — Auriez-vous l’obligeance de me le donner ?
DEUX. — Non.
UN, que cette réponse surprend. — Il n’y a pas d’obligation.
DEUX. — Je ne vous le donnerai pas, parce que je n’en ai pas.
UN, que cette réponse rassure quelque peu. — Ah ?
DEUX. — Je suis à contre-courant, je le sais.
UN. — Ne vous excusez pas.
DEUX. — Que voulez-vous ? Je suis du siècle dernier. Ma nature, ou tout du moins mon âge m’incline à refuser certaines technologies.
UN. — Et c’est tout à votre honneur : ces objets nous asservissent plus qu’ils ne nous libèrent.
DEUX. — Je ne peux qu’acquiescer. C’est justement la sous-conclusion à laquelle je parviens à l’issue de la dix-huitième partie de mon livre.
UN, que cette remarque prend au dépourvu. — Bien entendu ! Bien entendu… Et c’est à dessein que je faisais cette réflexion.(Petit rire.)
DEUX. — Je l’avais bien compris ainsi. (Petit rire.)
UN. — Cher/Chère professeur-e, vous n’avez pas changé !
DEUX. — Nous sommes nous déjà rencontré-e-s ?
UN, avec malice. — Vous allez me vexer.
DEUX. — Vous voudrez bien pardonner à mon grand âge.
UN. — Votre âge n’est pas en cause, mais la foule.
DEUX. — La foule ?
UN. — Celle qui se pressait pour vous écouter à Harvard.
DEUX. — Vous y étiez ?
UN. — Pour rien au monde je n’aurais manqué cette série de conférences.
DEUX, avec amusement. — Tiens ?
UN. — « Perspectives pour une économie durable ». Magnifique.
DEUX, avec fatuité. — Je dois dire que ces causeries avaient fait leur petit effet.
UN. — Pas autant que votre « Plaidoyer pour une démocratie sociale repensée ».
DEUX, dont le regard se trouble. — Ah oui… ce « Plaidoyer »… mais où diable l’ai-je prononcé ?
UN. — À Cambridge.
DEUX. — À Cambridge, oui… c’est cela, à Cambridge… mais pourquoi Cambridge ?
UN. — Pour la cérémonie. (Alors que Deux ne réagit pas.) La cérémonie de remise de votre doctorat honoris causa.
DEUX. — Enfer ! C’est pourtant vrai… je suis docteur-e, aussi, de Cambridge…
UN. — Combien de doctorats possédez-vous ?
DEUX. — Euh… attendez… (Il/Elle compte sur ses doigts.), Berkeley, Princeton, Georgetown, Boston, Shangaï, Moulay Ismail, Oslo, Vienne, Cambera, Sorbonne Paris, Sorbonne Abu Dhabi, Sorbonne Zagreb, Sorbonne Rignac, Sorbonne Capdenac, Perth en Australie, Perthes en Gâtinais, et, at last but not least, Pau et Pays de l’Adour. Une quinzaine.
UN, avec admiration. — Avez-vous assez de murs pour avoir tous pu les accrocher ?
DEUX. — J’ai une belle hauteur sous plafond.
UN. — Je ne sais si quelqu’un a fait mieux que vous.
DEUX. — Je pense bien que non, et c’est sans doute là la clef.
UN. — La clef ?
DEUX. — Tant de cérémonies, tant de conférences, tant de colloques… tout au long de ma carrière universitaire, je n’ai fait que disperser ma parole aux quatre coins du globe. J’ai distribué des morceaux de réflexion, des bouts de pensée, des miniatures théoriques, des origamis conceptuels… Il me semble que, parfois, je me suis perdu-e en chemin. C’est pourquoi il m’a paru nécessaire de rassembler ma recherche dans un livre.
UN. — Et quel livre ! Les solutions que tout le monde attend en matière d’environnement, de travail, de bonheur… Nous avons tous été très impressionnés par cette somme, 5098 pages, si je ne me trompe pas, 5098 pages qui vont mettre tous les programmes de partis politique hors-service, puisque tout le monde va vouloir appliquer vos recommandations. Depuis quand y travaillez-vous ?
DEUX. — Plus de vingt-cinq ans. C’est bien simple, dès que je suis parti-e en retraite, je m’y suis mis-e ! Je me suis littéralement enchaîné-e à ma table de travail, devant ma vieille Remington et j’ai tapé, tapé dix heures par jour pendant plus de vingt-cinq ans.
UN. — Impressionnant. Et puis, quelle science du titre : Les Solutions, tout simplement.
DEUX. — C’est précisément ce que je voulais offrir dans ce livre : les solutions. Cela fait des années qu’on se demande comment permettre à chacun et à chacune de vivre dignement de son travail, comment aboutir à une plus juste répartition des richesses, comment protéger notre planète tout en permettant l’innovation, comment protéger les plus faibles, comment juguler les pouvoirs autoritaires, comment développer la démocratie, comment permettre à tout-un-chacun de s’émanciper, comment anéantir le racisme, la xénophobie, la peur de l’Autre, comment accroître la solidarité, comment prendre parti pour l’amour, comment aller vers le bonheur… eh bien, désormais, il sera loisible à qui voudra de lire ce livre, et d’y trouver toutes les solutions, toutes, sans exception. Mais pas des solutions nues, non, des solutions assorties de mesures concrètes, de stratégies appuyées sur des jalons précis. Bref, un ouvrage encyclopédique mais aussi hyper-opérationnel, une somme théorique mais aussi un manuel pratique, l’œuvre d’un architecte mais aussi d’un maçon.
UN. — Qui, mieux que vous, pour parler de votre livre ? Vous venez de résumer ce que toute l’équipe pense depuis des mois !
DEUX, faussement modeste. — J’ai toujours eu l’esprit de synthèse.
UN. — C’est un ouvrage qui fera date dans l’Histoire mondiale : il y aura un avant et un après. Avant : l’obscurité d’un monde où chacun cherchait son chemin. Après : la claire lumière d’une étoile nous guidant vers le progrès.
DEUX, par politesse. — Vous exagérez sans doute un peu…
UN. — Oh que non !
DEUX. — Si vous le dites.
UN. — Nous nous sommes demandés comment vous travailliez. Carnets ? Cahier de brouillon ? Notes éparses ?
DEUX. — Rien de tout cela.
UN, avec une pointe d’angoisse. — Ah ?
DEUX. — Au risque de vous surprendre, je ne fais aucun brouillon. (Avec fatuité 🙂 Je m’installe devant ma Remington et ma pensée jaillit. Je ne rature presque jamais : mon discours a la netteté du diamant rayant le verre.
UN, mal à l’aise. — En effet, c’est… c’est impressionnant… Donc… mis à part les 5098 pages dactylographiées que vous nous avez envoyées… vous n’avez plus rien ?
DEUX. — Rien ! Absolument rien !…
UN, contrarié-e. — En ce cas, les choses risquent d’être compliquées…
DEUX. — Je ne saisis pas.
UN. — Professeur-e, je ne vous ai pas tiré-e de votre retraite ardéchoise pour préparer la sortie de votre livre, comme je vous l’ai annoncé. En fait, nous rencontrons un problème.
DEUX, faisant de l’humour. — Ne vous inquiétez pas : j’ai les solutions !
UN. — Hélas, je ne suis pas sûr-e que votre livre nous soit ici d’une grande utilité.
DEUX, avec une nuance d’inquiétude. — Vous allez me vexer.
UN. — N’en prenez pas ombrage. La chose est simple. Sachez que vous aviez dans la maison un plus grand fan que moi : un stagiaire nommé Charles. Dès que nous avons reçu votre manuscrit, il n’a pas caché son impatience. Il brûlait de le lire. Après que votre texte a suivi le circuit habituel, nous avons autorisé Charles à consulter votre texte. Malheureusement, ce jeune inconscient a franchi l’un des interdits de la maison : ne jamais emporter un manuscrit chez soi. C’est pourtant ce qu’il a fait avec le vôtre. Une fois arrivé chez ses parents, il a pris votre manuscrit et s’est confortablement installé devant la cheminée. Ce qui devait arriver arriva : une braise a sauté hors de l’âtre et arriva en plein sur vos pages. Charles était parti se préparer un thé. Lorsqu’il est revenu, il était trop tard : votre texte avait disparu dans un nuage de fumée. Il n’en reste que poussière, morceaux épars indéchiffrables, cendres inexploitables.
DEUX, après un long silence. — Je crains… je crains de ne pas saisir.
UN. — Votre livre. Il a été brûlé. Il n’en reste rien, mis à part des déchets carbonisés. (Tendant une boîte à deux.) Les voici.
DEUX, après. — C’est une plaisanterie ?
UN. — Je n’oserais pas, professeur-e.
DEUX, ouvrant la boîte et prenant des cendres dans sa main. — C’est bien imité, bravo. Cependant, j’ai une confession à vous faire : je déteste les blagues. Et je dois dire que je trouve celle-ci d’un goût douteux… Pouvons-nous passer à l’objet de ma visite ?
UN. — Nous y sommes, professeur-e. C’est justement l’objet de votre venue : la destruction de votre ouvrage.
DEUX, après un temps. — C’est donc vrai ?
UN. — Oui, professeur-e.
DEUX, s’animant. — Vous avez laissé brûler les 5098 pages que j’ai mis vingt-cinq ans à écrire ?
UN. — Toute la maison s’associe à moi pour vous présenter ses plus plates excuses et je…
DEUX. — Vos plus plates excuses ? Vous vous foutez de ma gueule ou quoi ? (Criant 🙂 Vous savez où vous pouvez vous les carrer, vos plus plates excuses ?
UN. — Professeur-e, je comprends votre réaction et je…
DEUX. — J’en n’ai rien à branler, de votre compréhension ! 5098 pages de réflexions, d’analyses et surtout de solutions ! Les solutions, enfin dévoilées, les solutions pour tout le monde, les solutions pour chaque domaine ! Tout ça, balayé, et à cause de vous, pauvre merde !
UN. — En effet, professeur-e, tout cela est regrettable et croyez que…
DEUX. — Arrêtez avec ce ton mielleux, où je vous envoie ma canne dans la tronche ! Je vais vous coller un procès au cul, ça va être votre fête. Je peux vous dire que vous allez cracher du pognon ! Et vingt-cinq ans de travail, à mon niveau de rémunération, ça en fait, du pognon ! Sans compter le manque à gagner sur les droits d’exploitation. Ça va être un massacre. Votre « maison », comme vous dites : terminé ! En faillite !
UN. — Nous sommes prêts, bien entendu, à trouver un arrangement.
DEUX, avec un rictus. — Un « arrangement »… Tous les arrangements du monde n’arrangeront rien… Enfin… bon sang, il doit bien y avoir un moyen de… de faire quelque chose ?
UN. — Que voulez-vous faire ?
DEUX. — Ce Charles, vous a-t-il restitué toutes les cendres ?
UN. — Nous l’avons exigé, avant de le renvoyer.
DEUX. — Eh bien… ces cendres, ne peut-on pas les faire parler ? Un laboratoire spécialisé ne peut-il pas reconstituer, patiemment…
UN. — Pas avec un matériau si corrompu. Hélas… pour votre livre, je crains qu’il n’y ait aucune issue, sauf peut-être…
DEUX. — Sauf peut-être ?
UN. — Mais non.
DEUX. — Dites !
UN. — Sauf peut-être le réécrire. Page après page.
Deux tombe soudain dans une profonde mélancolie.
***
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